C'était une copine, une véritable encyclopédie et surtout, l'épouse de son ami. Christine a fait un arrêt cardiaque, la médecine avait baissé les bras. Mais jamais son étoile n'a cessé de briller. La preuve. Le Dr Eric Faidherbe raconte cette anecdote dans "Médecin, mon quotidien", qui vient de paraître aux Editions de l'Opportun.
Lire aussi l'interview du Dr Faidherbe : "Mes patients m'ont construit" J’étais bien embêté. Déjà 16 heures ce samedi après midi, et je n’avais pas beaucoup avancé. La consultation s’était achevée tard, à 14 heures, j’étais fatigué, il fallait absolument que je finisse de préparer une intervention dans un groupe de formation professionnelle que je devais animer, et je séchais ! Afin d’accrocher mon auditoire, j’avais prévu une introduction atypique, non pas médicale, mais carrément philosophique. Histoire d’inscrire l’aride thème abordé dans un courant de pensée qui le dépasse largement. Histoire surtout de crâner un peu devant les confrères… Mais voilà, j’avais été présomptueux : je séchais, et je n’avais pas trop envie de me replonger dans tous mes bouquins… Tant pis ! J’allais la déranger, mais Christine était une véritable encyclopédie… Elle allait me sortir de là… Et puis, ça me faisait plaisir de lui parler un peu, de prendre des nouvelles de Clément, son mari – qui était un copain de fac –, et de sa petite famille… Clément était devenu le parrain d’un de mes enfants, du temps de nos études. Nous avions passé le concours en même temps, nous avions été externes des hôpitaux dans les mêmes services. Pendant que nous bûchions notre médecine, Christine étudiait les lettres classiques. S’étant tournée vers la philosophie tandis que Clément devenait médecin du travail, elle avait fini par décrocher un poste de professeur des universités. — Allô, salut Clément ! Je ne voudrais pas trop vous déranger. J’ai un petit souci. Peux-tu me passer Christine ? — Christine est morte ! Elle est morte ! Clément hurlait, sanglotait. On venait de l’appeler au téléphone. Christine avait été retrouvée inanimée, dans son bureau à la fac. Arrêt cardiaque. Le SAMU était sur place. Le combiné encore à la main, alors que Clément avait déjà raccroché, je demeurais abasourdi. Combien de soirées avions-nous passé ensemble, à refaire le monde… ? Ils avaient deux enfants. Les hurlements de mon ami continuaient à résonner à mes oreilles… Je repris des nouvelles plus tard, dans la soirée. Pendant les manoeuvres réanimatoires menées par l’équipe du SAMU, une activité électrique cardiaque avait repris ; Christine avait été transférée en service de réanimation médicale et, là, elle avait été plongée en coma artificiel et en hypothermie. On administre des sédatifs au patient, on le branche à un respirateur et on le refroidit aux alentours de 33 °C, le but étant de protéger le cerveau, très sensible aux modifications circulatoires. Davantage de chances de survie, moins de risques de séquelles neurologiques. Le médecin réanimateur avait dit à Clément : — Après vingt-quatre heures, on diminuera les psychotropes progressivement, puis on les arrêtera définitivement. Elle ne se réveillera pas. Et ce sera mieux comme ça. Vu le temps écoulé entre l’arrêt du coeur et le début des secours, si elle se réveillait, ce serait un légume ! Il lui avait dit ça, et l’avait planté là. Nous avons parlé, beaucoup. Des considérations techniques. Mais surtout, de sa douleur, immense. Des enfants, à qui il fallait expliquer. Le lendemain, Clément est allé à l’hôpital. Christine intubée, sous respirateur, nourrie par perfusion. Le surlendemain, le jour suivant, idem. Puis les médecins ont décidé de commencer à sortir Christine de son coma. Mauvais début : le sevrage du respirateur n’était pas possible. Christine ne revenait pas. Clément passait ses journées à l’hôpital. Il comprenait tout doucement que le réanimateur avait raison. Christine restait branchée à sa machine. La machine respirait pour elle. La machine la reliait à la vie. La machine, c’était son souffle. Tant qu’elle travaillait, le corps de Christine restait chaud, souple, vivant… Les yeux clos, elle dormait paisiblement, bercée par le bruit régulier de la respiration mécanique. Clément la veillait, mais, au téléphone, je comprenais qu’il commençait à imaginer sa vie sans son épouse. — Je ferai comme ça avec les enfants… J’espère que ça ira… Moi, je m’en sortirai… Ce qui m’inquiète, c’est Boris, le petit dernier… Il ne comprend pas pourquoi sa mère n’est pas avec nous à la maison… Mais, courageusement, il passait tout le temps possible à veiller femme et machine. Puis, un après-midi, alors qu’il lui parlait, qu’il lui donnait des nouvelles de la maisonnée, comme si elle pouvait l’entendre, l’écouter, lui répondre, Christine entrouvrit un oeil. Dans les jours suivants, l’extubation put être réalisée : Christine, toujours inconsciente, était capable de respirer seule. Clément ne quittait pratiquement plus l’hôpital, ne quittait pratiquement plus sa femme. Il lui parlait, lui posait des questions, l’encourageait. Elle, dormait toujours, ne répondait pas. Mais, de temps en temps, elle ouvrait un oeil, à peine, un oeil déshabité… Jusqu’au jour où cet oeil vide contînt un commencement de regard, de regard vivant : elle le voyait. Elle ne parlait pas, mais son regard était bien là, déjà intense… Elle ne parlait pas, mais remuait les doigts. Alors, Clément fit un aller-retour entre la maison et l’hôpital, et en revint muni de son ordinateur portable. Il l’ouvrit, l’alluma, prit la main droite de Christine et la posa sur le clavier. Elle bougeait les doigts lentement et caressait les touches. Son regard devint brillant. Les doigts s’affairaient… appuyaient sur les touches… A… Au… Au s… Au se… Au secours… Appelle la police… Ils me droguent… Christine revenait à elle. Ensuquée par les tranquillisants, elle sortait peu à peu de son monde onirique. Elle finit par quitter l’hôpital au bout de quatre semaines. Elle n’avait pas de séquelles. Seulement trois pilules quotidiennes à avaler. Elle n’a repris ses responsabilités pédagogiques que plus tard, progressivement. Elle dirige plusieurs thèses de doctorat et donne maintenant des conférences dans différentes universités. Clément, quant à lui, est définitivement heureux, du bonheur de celui qui aurait pu tout perdre… Christine est devenue détachée : revenue du royaume des morts, elle n’est pas encore vraiment sûre d’être de retour parmi nous. Elle se vit comme une fleur de cerisier au printemps. Alors, elle hume la vie et s’en emplit à pleins poumons.
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