Peu informés, prudents ou réfractaires : les médecins boudent encore le numérique en santé
Une enquête, réalisée conjointement par « egora-Le Panorama du médecin » et Impact Healthcare, décortique le rapport des professionnels de santé aux innovations numériques. Elle révèle, chez ces derniers, une réelle envie de s’engager, malgré un défaut d’information qui les conduit parfois à reporter le saut dans le grand bain digital. Avec sa promesse d’un système de soins plus efficace, plus fluide et plus transparent, le numérique en santé fait l’objet, depuis de nombreuses années, d’annonces de la part des industriels et des pouvoirs publics. Mais comment a-t-il pénétré les usages des professionnels de santé sur le terrain ? Quelle est la part qu’il joue dans leur pratique quotidienne, et dans la manière dont ils se projettent pour les années à venir ? Telles sont les questions auxquelles ont voulu répondre egora-Le Panorama du médecin et l’agence Impact Healthcare dans une enquête réalisée en partenariat avec l’Agence du numérique en santé (ANS) et Bpifrance. Ainsi, 1 486 professionnels de santé (dont 76 % de médecins) ont été interrogés en ligne entre le 8 juin et le 8 juillet dernier. Et premier constat : à la fois une appétence pour les innovations numériques et une forme de retenue, notamment liée à la difficulté de s’informer sur le sujet. L’enquête révèle que 24 % des soignants interrogés se disent « enthousiastes » vis-à-vis des innovations numériques en santé et que 35 % se déclarent « curieux ». Les attitudes positives face au digital sont largement majoritaires (59 %), les « neutres », les « prudents » et les « réfractaires » ne représentant respectivement que 9 %, 26 % et 6 % du panel. « Les professionnels de santé ont compris qu’il y avait un intérêt et une évolution autour de ces questions, commente le Dr Jean-Marc Coursier, directeur associé d’Impact Healthcare. Nous sommes dans une période de basculement, un peu à l’image de ce qu’il s’est passé il y a des années lorsque certains médecins ont commencé à ne plus avoir de fiches papiers : il y a d’abord eu une forme de résistance au changement, puis un basculement et enfin une forte adhésion. » Une certaine tiédeur Cette interprétation, résolument optimiste si l’on se place du point de vue des promoteurs du numérique, peut toutefois être nuancée : car en étudiant les chiffres de l’enquête, on peut aussi considérer que les positionnements « tièdes » face au numérique sont la règle plutôt que l’exception. Car les « prudents », les « neutres » et les « curieux » rassemblent en effet 80 % des personnes interrogées. « On voit bien que les réfractaires absolus sont peu nombreux, mais l’enquête montre aussi, et peut-être surtout, une attitude plutôt attentiste, qui relève d’une forme de procrastination », analyse le Dr Jacques Lucas, président de l’ANS. Il faut bien le reconnaître : si on considère les usages des solutions numériques actuellement en vigueur sur le terrain, le tableau qui se dessine est loin d’être celui d’un monde de la santé qui serait entièrement numérisé. Seuls 29 % des répondants déclarent utiliser « souvent » l’une de ces solutions. Bien moins que ceux qui déclarent en avoir un usage ponctuel (27 % les utilisent « occasionnellement » et 17 % « rarement »), et presque autant que ceux qui assurent n’en utiliser « jamais » (25 %). On notera par ailleurs que certaines des solutions numériques dont on fait le plus écho, telles que le dossier médical partagé (DMP) ou les aides au diagnostic, ne figurent pas parmi le trio de tête des solutions les plus citées par les professionnels. En effet, ces derniers relèvent, en premier, les outils d’information ou formation médicale (18 %), puis, à égalité les logiciels d’aide à la prescription et les solutions de collaboration entre professionnels de santé (14 %). Comment expliquer cet usage relativement peu fréquent des solutions digitales ? La faute à un défaut d’information : 54 % des répondants s’estiment en effet « peu informés » et 7 % « pas du tout informés » sur l’offre existante, contre les 33 % qui pensent être « suffisamment informés » et les 6 % « très bien informés ». Une notion qui revient tout au long de l’enquête. Quand on leur demande, par exemple, pourquoi ils ne recommandent pas de solution digitale à leurs patients, les répondants répondent, à presque 40 %, que c’est parce qu’ils n’ont pas connaissance de telles solutions. Ou encore, ce qui freine plus généralement à l’utilisation des nouvelles solutions digitales, c’est une fois de plus le manque d’information qui arrive en tête, cité par 36 % des personnes interrogées. Ce qui étonne d’ailleurs Jacques Lucas. « Ils disent avoir besoin d’information. Or, ce n’est pas l’information qui manque, remarque le président de l’ANS. Cela montre probablement que les canaux par lesquels passe actuellement cette information ne sont pas bien choisis. Les communiqués d’état-major disant que le numérique est merveilleux et qu’il va résoudre tous les problèmes du secteur de la santé, cela ne passe pas. C’est vécu comme de la publicité. » Un diagnostic assez similaire à celui posé par Jean-Marc Coursier : « Ce que les soignants nous disent, ce n’est pas qu’ils ne connaissent pas les solutions digitales, c’est qu’ils ne les connaissent pas suffisamment. Ce n’est pas parce qu’on a entendu parler d’une appli pour aider à l’arrêt du tabac qu’on va la conseiller à ses patients : il y a donc un problème de structuration de l’information autour des solutions possibles. » Envie d’avoir envie Il ne faudrait cependant pas croire que le manque d’information rapporté par les professionnels traduit un manque d’appétence pour les innovations digitales...
Interrogés sur leur intérêt à s’impliquer davantage dans le développement d’innovations numériques en santé, les soignants répondent à 50 % par l’affirmative. Mieux : on observe un fort gradient en fonction de l’âge des professionnels. Si 38% des de 65 ans se disent intéressés, la génération des 51-65 ans est plus enthousiaste (50 %), celle des 30-50 ans l’est encore plus (57 %), et la proportion des moins de 30 ans qui affichent un tropisme numérique s’élève à 67 %. « Ce que disent les professionnels de santé, c’est qu’ils sont prêts à s’impliquer, à franchir cette marche, veut croire Jean-Marc Coursier. Et à la question de savoir comment ils souhaiteraient s’impliquer, il y en a tout de même 43 % qui répondent qu’ils aimeraient prendre à des projets via des conseils ou des comités scientifiques, 41 % qu’ils aimeraient participer à des études, et il y en a même 22 % qui se disent prêts à investir financièrement dans des start-ups en santé digitale… ce qui n’est pas rien. » Ne pas tout miser sur la technique Reste à savoir comment, à partir de ces chiffres, progresser vers une meilleure appropriation des outils numériques par les professionnels de santé. Et là, au moins deux pistes s’ouvrent aux promoteurs du digital : la technique d’une part, et la communication d’autre part. Pour ce qui est du premier volet, on ne peut que noter qu’étant donné la charge de travail des professionnels de santé, il leur faut des solutions aussi intuitives que possible. « Changer de modèle, cela prend du temps, il faut prendre de nouvelles habitudes, s’adapter », souligne Jacques Lucas. Et même si les soignants savent qu’une fois les nouveaux outils adoptés, on gagne du temps, ils n’ont pas toujours la disponibilité nécessaire pour effectuer la transition. « Ils ont l’esprit ailleurs. C’est pourquoi ils veulent voir concrètement ce qu’une nouvelle solution leur apporte dans leur exercice professionnel avant de s’engager, analyse Jacques Lucas. Le problème n’est pas de nature technologique, il est dans l’appropriation des solutions par les utilisateurs finaux que sont les professionnels de santé et les citoyens. » Certes, des efforts sont faits depuis plusieurs années, notamment dans le cadre du Ségur numérique, pour faciliter les investissements, favoriser l’interopérabilité entre les logiciels, améliorer leur sécurité, etc. « Mais ce serait une erreur de croire qu’avec ces aspects techniques, on a tout réglé et que la suite ne sera qu’un long fleuve tranquille, avertit l’ex-vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins. Nous sommes au milieu du gué, et l’étape la plus importante est devant nous : il faut que les médecins s’approprient le sujet. » D’où l’importance de la diffusion de l’information et des connaissances sur les solutions existantes. « Aujourd'hui, si on se rend sur Google pour avoir des informations sur telle ou telle solution, on se noie, constate Jean-Marc Coursier. Il faut s’adresser aux soignants dans le langage qu’ils ont l’habitude de parler : un langage scientifique, qui leur propose une information structurée, de qualité, indiquant clairement les points forts et les points faibles des solutions, et sur laquelle ils pourront s’appuyer pour pouvoir décider. » Et cet effort d’information doit porter dans plusieurs directions. « La formation des professionnels doit, elle aussi, inclure le numérique », souligne par exemple Jacques Lucas. Un point d’autant plus important, selon lui, que la transformation du quotidien des soignants par le numérique est loin d’être terminée. « Avec l’irruption de l’intelligence artificielle, médecins et patients vont devoir s’approprier de nouvelles applications », avertit le président de l’ANS. Le numérique est un éternel recommencement.
Alexandre Mathieu-Fritz, sociologue, professeur à l’université Gustave-Eiffel et chercheur au laboratoire « Techniques, territoires et société », scrute depuis des années les évolutions du numérique en santé*. Pour aboutir à une véritable appropriation, il faut, selon lui, se glisser dans la peau des utilisateurs.
Comment le sociologue que vous êtes analyse-t-il le rapport des professionnels de santé au numérique ?
L’un des points importants me semble être de partir des usages. Si on demande aux professionnels de se prononcer de manière globale par rapport au digital, on n’aura droit qu’à des généralités : il faut prendre soin de décliner les choses. On peut participer à un usage du numérique (téléconsultation, DMP…) sans pour autant s’engager dans tout un ensemble de dispositifs numériques.
Quels sont les freins à cet engagement ?
L’un des éléments-clés me semble être la confiance. Quand un praticien passe à un nouvel outil numérique, il doit reconstruire à nouveaux frais la confiance qu’il a dans le dispositif. C’est un peu comme lui demander de « changer une équipe qui gagne ». Si l’on prend le cas de la téléconsultation, par exemple, il faut que le praticien parvienne à un diagnostic alors qu’il lui manque tout un ensemble d’éléments cliniques. Le dispositif ne peut pas s’imposer comme par magie : il faut du temps, de l’information, de la formation, parfois des incitations… C’est pour cela qu’il ne faut pas parler d’adoption des dispositifs mais bien d’appropriation.
C’est-à-dire ?
Les dispositifs ne sont pas forcément utilisés exactement pour les usages tels qu’ils ont été pensés. On peut prendre l’exemple au DMP : lors de la phase expérimentale, j’ai pu observer des usages très divers, et pas forcément identiques à ce qu’avaient imaginé les concepteurs. Certains praticiens faisaient un DMP pour tous les patients, d’autre uniquement pour les cas jugés complexes. Certains en créaient non pas pour l’alimenter, mais parce que cela leur facilitait l’accès à certaines informations. Et tous le faisaient le soir ou les weekends, car pendant la consultation, ce n’était pas possible. Cela prenait beaucoup trop de temps : l’arborescence était trop compliquée, le logiciel plantait… Il y a donc une seule chose qu’on peut prédire, c’est l’imprédictibilité des usages.
Quelles dispositions faut-il, selon vous, prendre pour faciliter l’appropriation du numérique ?
On observe que quand il y a appropriation, c’est souvent après une phase de sensibilisation, d’incitation, menée à l’instigation d’un coordinateur de projet convaincant ou suivant une forme de mimétisme vis-à-vis d’autres praticiens… D’autre part, plus on intègre les utilisateurs finaux dans la conception, plus on a de chances de les intéresser et de les enrôler. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les praticiens ont besoin de tester les dispositifs pour voir dans quelle mesure ils leur permettent de faire ce qu’ils estiment être du bon travail. Et s’ils considèrent que ce n’est pas le cas, ce n’est pas par « résistance au changement », qui est un concept contre lequel on lutte beaucoup en sociologie des organisations. Il n’y a pas de résistance au changement, mais des logiques plus subtiles, qui font qu’on a souvent de bonnes raisons de résister : l’incertitude face à l’avenir, les doutes face à l’usage du dispositif, le manque d’information… On est donc loin d’un soi-disant esprit gaulois réfractaire !
*Lire également Le praticien, le patient et les artefacts – Genèse des mondes de la télémédecine, Presses des Mines, 2021
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