Faut-il distribuer du vin aux combattants ? En quelles quantités ? Les réponses qui furent apportées par l’Académie de médecine à ces questions qui ont fait l’objet de débats passionnés pendant la Grande Guerre peuvent aujourd’hui surprendre. À l’époque, soutenir l’introduction d’une quantité modérée de vin dans la ration des soldats, jugée sans risque si elle ne dépassait pas un litre quotidien, lui semblait en effet se justifier.
L es règlements militaires en vigueur en 1914 sont clairs : si le quart de vin est prévu dans les rations fortes de manœuvre et de campagne, l’eau est la boisson habituelle du soldat. Seulement, ravitailler les zones de combats n’est pas chose facile, y compris lorsque la guerre de position succède à la guerre de mouvement à l’automne 1914. Sur le front, l’eau potable fait cruellement défaut. Quant au vin dont la médiocre qualité est dénoncée par les combattants, les distributions en sont souvent irrégulières. Le vin, l’aliment qui manque… C’est dans ce contexte que l’Académie de médecine est saisie par Émile Vidal, l’un de ses correspondants auteur de travaux sur l’héliothérapie et la tuberculose, d’une proposition en vue de "faire attribuer réglementairement une ration quotidienne de vin à tous les soldats présents sous les drapeaux". À la séance suivante, l’exposé du chimiste Armand Gautier étaye scientifiquement la demande. La ration moyenne d’un combattant, explique celui-ci, – comparaisons internationales et enquêtes personnelles à l’appui – "un peu trop riche en viande et par conséquent trop pauvre en légumes" devrait être de 3 900 calories par jour, voire de 4200 en hiver, quand elle n’est que de 3 200. Il faut donc mieux en équilibrer les différents éléments et "demander à d’autres sources… les 500 à 600 calories" qui manqueront encore. En portant la quantité de vin de 25 à 75 cL, on obtiendrait ainsi 270 calories supplémentaires, un avantage qui ne s’arrête pas là, puisque "donner du vin à nos soldats à la dose modérée de 50 à 75 centilitres par jour dans les conditions où ils combattent (…), c’est conserver nos hommes, c’est entretenir leurs forces et leur entrain ; c’est les détourner de l’abus de l’alcool".1 Louis Landouzy, ancien doyen de la faculté de médecine de Paris, partage cet avis. Pour lui, "c’est à l’Académie qu’il appartient d’apporter scientifiquement la question du vin devant l’opinion publique, comme l’une des meilleurs armes que la France puisse opposer à l’alcoolisme". Et il n’hésite pas à "réclame(r) pour le soldat comme pour l’ouvrier (...) la bouteille de vin naturel, à boire en mangeant", une bouteille dont l’apport est "en valeur énergétique, l’équivalent de 500 grammes de viande de bœuf".2 Face à de tels plaidoyers, les arguments de ceux qui, tel Anatole Chauffard, réfutent la théorie du vin-aliment, sont vite balayés. Même le récent lauréat du prix Nobel de médecine, Charles Richet, ne semble pouvoir s’opposer à la vulgate dominante. Au final, le vœu "que le vin naturel soit introduit en quantité modérée (…) dans la ration réglementaire du soldat"3 sera adopté le 24 août 1915. L’alcool, voilà l’ennemi ! On ne manquera pas de voir dans cette défense du vin-aliment le fruit du lobbying des associations viticoles. Celles-ci se sont montrées très actives pour répondre aux besoins de l’intendance dès les premiers mois du conflit et elles ont à l’Académie comme à l’Assemblée d’ardents défenseurs. Ce n’est pas, tant s’en faut, la seule explication. L’idée, alors largement partagée dans le monde médical, que le vin protège de l’alcoolisme trouve son origine dans les premiers travaux sur la pré- valence de l’alcoolisme réalisés dans les années 1870 et 1880, ceux de l’aliéniste Ludger Lunier par exemple, qui soulignaient l’opposition entre une France méridionale sobre et une France septentrionale alcoolisée. L’arsenal antialcoolique de la Première Guerre mondiale répond à cette logique. On interdit l’absinthe, on renforce la police des débits et la lutte contre l’ivresse publique, on sanctionne les femmes qui dépensent en alcool les allocations militaires perçues quand leurs époux sont au front. Plus emblématique encore, on interdit l’usage des boissons alcooliques autres que fermentées au sein des entreprises (loi du 6 mars 1917 modifiant le code du travail). Les dangers d’une consommation excessive de vin ne sont pas négligés pour autant. Mais l’idée que l’on s’en fait a peu à voir avec nos normes actuelles. Camille Lian définit par exemple comme sobres ceux qui boivent moins d’un litre de vin par jour et ne consomment aucun autre alcool, et comme buveurs modérés ceux qui boivent un litre à un litre et demi de vin par jour exclusivement.4 Ces questions de la "distinction importante à faire entre les boissons “distillées” et les boissons “fermentées”" et du seuil de consommation rebondissent quelques mois plus tard lors de la discussion relative au contenu d’une notice sur les dangers de l’alcoolisme destinée aux soldats. Entre ceux qui, à l’instar d’Armand Gautier, Adolphe Pinard ou Gabriel Pouchet, sont favorables à voir l’utilité du vin reconnue, et ceux qui, tels Valentin Magnan et Georges Hayem, s’y opposent, les échanges sont vifs. Mais les premiers l’emportent. La notice, qui s’attaque aux préjugés largement répandus sur les bienfaits de l’alcool, avalise le fait que seul "l’alcool est entièrement nuisible" et qu’il est possible de consommer sans danger des boissons fermentées en quantité modérée (un litre quotidien pour le vin) et seulement au repas.5 Vive le dieu Pinard ! Recommander "l’usage du vin qui est un aliment réparateur, une boisson hygiénique et tonique, un excitant nerveux" était-il le meilleur moyen de combattre l’alcoolisme comme on peut le lire dans Le Guide médical du soldat ?6 On peut évidemment en douter. En 1918, les quantités mises à disposition des troupes par l’intendance atteindront un litre par homme et par jour, dont une moitié à titre gratuit (le demi-litre réglementaire depuis 1916) et l’autre à titre remboursable. De fait, le "pinard" occupe une place centrale dans la vie du "poilu". Pour le simple soldat, tout semble bon pour se procurer du "rab". Et d’évidence, dans les tranchées ou au repos, on en boit beaucoup. Mais, autant que les combattants, ce sont les écrivains et les journaux de l’intérieur qui feront du pinard un dieu "qui dispense le rêve et l’oubli", "chante dans les bidons" et "tombe dans les gosiers (…) après les heures affreuses passées dans la fumée des gaz maudits, la poussière des éclatements, les flammes de la mort déchaînée". 7 De là à faire de tous les combattants des "soiffards", il faut raison garder. De retour dans leurs services, des médecins, comme Gaëtan Gatian de Clérambault, constatent une "diminution du nombre annuel des alcooliques". 8 Quant aux résultats de la grande enquête nationale lancée en 1923 par le ministère du Travail, ils "permettent de conclure à un progrès sensible de la tempérance ouvrière par rapport à la période d’avant-guerre". 9 Seulement, dès 1925, quelques médecins tirent le signal d’alarme à l’Académie. L’alcoolisme est en recrudescence. Mais, comme auparavant, des voix s’élèvent pour incriminer "l’abus des apéritifs et en particulier des simili-absinthes"10 et non celui du vin dont les vertus alimentaires sont rappelées. En août 1931, Marius Roustan, alors ministre de l’Instruction publique, s’en réfère même à Pasteur et à Landouzy pour demander aux enseignants de prôner l’usage de vin afin de lutter contre l’alcoolisme et – déjà – la toxicomanie. Les bons points à l’effigie de Pasteur, que diffusera ultérieurement le Comité national de propagande dans les écoles primaires, martèlent le message de la valeur alimentaire du vin dont un litre "correspond comme nourriture à 900 g de lait, 370 g de pain, 585 g de viande [ou à] 5 œufs". 12 Si un tournant s’opère à la fin des années 1930 avec les prises de position successives des sociétés médicales de Rouen, de Lyon et de Nantes, c’est la naissance de l’antialcoolisme d’État au milieu des années 1950 qui entérine le changement de paradigme. Désormais, dans les écoles comme dans les entreprises, par la parole, le texte et l’image, on rappelle à tous, enfants et parents, que vin, cidre et bière contiennent de l’alcool et qu’il y a autant d’alcool dans quatre litres de vin que dans un litre d’eau-de-vie. Les affiches de prévention sont explicites : la bouteille dans laquelle se noie l’alcoolique est désormais une bouteille de "rouge". À la fin des années 1950, des placards du Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme énonçaient néanmoins encore : "Les prescriptions de l’Académie de médecine : jamais plus d’un litre de vin par jour !".
Article initialement paru dans La Revue du praticien, Mai 2016
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