"Vu ce que je rends aux impôts, ça ne vaut pas le coup": généraliste et élu, ils veulent exonérer les médecins qui exercent après 62 ans

29/02/2024 Par Aveline Marques
Face à la crise démographique à venir, maintenir les médecins séniors en activité est un enjeu au moins aussi important que de susciter des installations. Mais force est de constater que les mesures incitatives ciblant les praticiens libéraux en fin de carrière sont rares. Sénateur de l'Aisne, Pierre-Jean Verzelen a déposé une proposition de loi visant à exonérer d'impôts les médecins qui poursuivent leur activité au-delà de l'âge légal de la retraite. Une mesure inspirée de son propre médecin traitant, le Dr Luc Deloizy. 

 

"Je ne suis pas accroc à l'argent, mais je ne vais pas gâcher une année de vie pour rien." A 66 ans, le Dr Luc Deloizy est officiellement à la retraite depuis le 1er octobre 2023. Et s'il continue à exercer encore un peu, en cumulant activité libérale et retraite, ce n'est pas pour les "20 euros" de pension supplémentaire que cela va lui rapporter*, mais parce qu'il a "des scrupules" vis-à-vis de sa patientèle – plus de 1 300 adultes. "On sera 7 médecins en moins dans un rayon de 15 kilomètres cette année, il y en a peut-être que 300 qui retrouveront un médecin traitant", se désole le praticien. Pour ce généraliste, installé depuis 36 ans à La Ferté-Chevresis (Aisne), village d'environ 600 habitants situé entre Saint-Quentin et Laon, la date définitive de cessation d'activité est donc fixée au 31 mars prochain.  

 

"Mon épouse commence à s'impatienter" 

Le généraliste aurait volontiers joué les prolongations encore quelques mois, jusqu'à la fin de l'année 2024, "en espérant trouver un successeur", si financièrement, il n'était pas perdant. "Quand j'ai regardé ce que j'allais toucher et ce que j'allais rendre aux impôts, je me suis dit que ça ne valait pas le coup. J'ai une grosse activité, un chiffre d'affaires de l'ordre de 200 000 euros, avec un revenu imposable de 120 000 euros (j'ai un remplaçant un jour par semaine). S'ajoutent ma retraite et celle de mon épouse… on tape direct dans les tranches supérieures. Ce qu'il restera n'est pas assez significatif pour me motiver à continuer à exercer malgré mon grand âge", calcule-t-il. "Autant que je reste chez moi et que je profite de la retraite. Je ne vais pas travailler pour la gloire." Avec "10 à 12 heures" de travail par jour –"une qualité de vie assez médiocre", Luc Deloizy aspire désormais à "profiter de sa retraite". "Mon épouse commence à s'impatienter de ne jamais me voir", confie-t-il. "Déjà que je n'ai pas vu grandir mes enfants…" 

S'il avait pu bénéficier d'une exonération d'impôts sur les bénéfices, en revanche, comme tout jeune confrère installé sur son territoire classé zone de revitalisation rurale (ZRR), il aurait pu reconsidérer la question. "Un successeur qui reprendrait mon cabinet, il aurait tout mon matériel, le loyer pris en charge par la commune, au minimum 50 000 euros de prime [à l'installation, NDLR] et 5 ans d'exonération d'impôts", énumère-t-il. "Ce sont des avantages conséquents… on pourrait quand même faire une petite fleur à ces vieux médecins qui veulent rempiler pour sauver la situation", lâche Luc Deloizy, qui a dénoncé l'injustice de la situation dans la presse locale, en décembre dernier.  

 

 

Un cri du cœur qui n'a pas résonné dans le vide. Il a trouvé un écho auprès de l'un de ses propres patients, Pierre-Jean Verzelen, qui n'est autre que le sénateur de sa circonscription. L'élu de 40 ans, membre du groupe Les Indépendants, a déposé il y a peu une proposition de loi visant à offrir aux médecins des ZRR et des futures FRR (voir encadré) "qui poursuivent leur activité au-delà de l’âge légal de départ en retraite" le même avantage fiscal qu'à un jeune installé. Pour le sénateur en effet, maintenir en activité des médecins séniors est aussi vital que susciter des installations ; les exonérations de cotisation retraite qui ont été mises en place** ne sont pas suffisantes. "Il y a en France près d'un médecin sur deux qui a 60 ans ou plus, rappelle-t-il. On sait tous que la pyramide des âges devant nous est un défi énorme, martèle-t-il. Et aujourd'hui les médecins de famille quand ils partent en retraite, vu le temps qu'ils consacraient à leur travail, il faut quasiment deux jeunes médecins qui s'installent pour absorber la patientèle car les conditions de travail ont changé." S'il ne prétend pas résoudre la problématique des déserts médicaux avec cette seule mesure, l'élu considère qu'il s'agit "d'un élément de réponse". "La désertification médicale est un sujet complexe, c'est un clavier à plusieurs touches." 

 

Une contrepartie qui fait débat 

Cependant, le texte pose une condition : "Le bénéfice de cette exonération est subordonné à l’engagement du médecin libéral de poursuivre son activité pendant une période d’au moins quatre années à compter du jour où il a atteint l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite", stipule la PPL. S'il ne remplit pas cette part du contrat, le médecin devra verser l'impôt dû, "majoré de l'intérêt de retard". Seules exceptions admises : un placement en invalidité ou un décès. 

"L'histoire de l'engagement des quatre ans fait bondir un certain nombre de médecins, reconnaît Pierre-Jean Verzelen. Mais je précise que c'est quatre ans après l'âge légal du taux plein. Or, relève-t-il, de nombreux médecins exercent déjà bien au-delà de l'âge légal de 62 ans. D'après la Carmf, les médecins libéraux prennent leur retraite en moyenne à l'âge de 66,19 ans. La moitié partent après 67 ans. 

D'autre part, explique le parlementaire, "en France, tout avantage fiscal conséquent doit avoir une contrepartie, soit un investissement (ça peut être dans l'immobilier), soit un engagement". "Ça coûte un peu d'argent quand même", signale-t-il. "Il y aura un débat sur cette proposition de loi. Moi j'aimerais beaucoup par exemple qu'on puisse aboutir à une solution qui ferait que dès que vous trouvez un successeur par exemple, vous pouvez partir et vous conservez l'avantage fiscal même si vous n'êtes pas au bout des quatre ans." Pour Pierre-Jean Verzelen, cette PPL est aussi "le moyen de mettre le pied dans la porte, d'ouvrir le débat" sur le sujet. La mesure pourrait être "reprise dans un projet de loi de finances ou un projet de loi de financement de la Sécurité sociale"

Mais pourquoi ne pas avoir étendu cette exonération fiscale à l'ensemble du territoire ? lui demande-t-on. "C'est vrai que ça concerne plutôt les territoires ruraux mais les ZRR c'est assez étendu : dans l'Aisne par exemple, il ne doit y avoir que 80 communes sur 800 qui ne sont pas dedans. Je me suis placé dans le cadre existant, répond-t-il. J'aurais très bien pu dire 'on exonère partout', mais du haut de ma courte expérience de sénateur, je vois bien que pour aller au bout du processus législatif, il faut tirer au milieu de la cible…" 

 

Pour une "forme de pilotage des installations" 

 Le sénateur souligne en outre que même s'il existe des déserts médicaux urbains et qu'il sait "qu'il n'y a pas quatre médecins par rue à Nice", d'importantes disparités territoriales existent en termes de nombre de médecins par habitant. D'ailleurs, il admet être en faveur d'une "forme de pilotage" des installations. "Je ne suis pas pour la contrainte ou pour que le premier à l'internat aille à Nice et le dernier à Crécy-sur-Serre mais le système fonctionne pour les notaires ou les pharmaciens, deux professions libérales avec de hautes études et qui sont bien présentes dans les zones rurales." Pour les médecins, "ça pourrait être de revaloriser l'acte dans les déserts les plus importants ou ne pas conventionner un médecin qui s'installe dans les zones où ils sont les plus nombreux." 

 

 

S'il n'approuve pas cette "contrepartie" des quatre ans qui pèse "un peu lourd", Luc Deloizy estime qu'une exonération fiscale des médecins ayant atteint l'âge de la retraite est la seule mesure incitative qui peut être mise en place à court terme pour répondre à l'effondrement démographique de la profession. Même si lui n'en bénéficiera probablement pas. Sollicitées par le généraliste, la CPAM et l'ARS "m'ont dit de contacter la direction départementale des finances publiques. Si je vais voir l'inspecteur pour lui dire que je veux bien travailler mais qu'on m'exonère d'impôts, le gars il va appeler le 15 en se disant 'il est fou celui-là'", plaisante-t-il. 

Alors que l'échéance approche, Luc Deloizy n'est pas encore résolu à raccrocher son stéthoscope. "Je ne sais pas si je vais lâcher prise et continuer un peu ou si le 1er avril, je ferme mes portes. C'est uniquement l'attachement à ma patientèle qui me retient." Lueur d'espoir : le généraliste est en contact avec un jeune médecin. "Il m'a remplacé, le cabinet et la patientèle lui ont plu mais il doit encore passer sa thèse donc ce ne sera pas avant la fin 2024, voire plus tard." Mais le généraliste s'inquiète : "Est-ce que ça ne va pas terroriser un jeune d'aller s'installer dans un territoire où il enchainera 40 à 50 consultations par jour, tout ça pour un tarif de l'acte qui n'est vraiment pas assez élevé ?" 

 

*Depuis le 1er janvier 2024, le cumul activité-retraite permet aux médecins d'acquérir des points supplémentaires, mais uniquement dans le régime de base.

**Les médecins pratiquant dans une zone de montagne caractérisée par une offre de soins insuffisante ou par des difficultés d'accès aux soins peuvent être exonérés de la moitié des cotisations au régime de base. Une dispense des cotisations ASV est également possible pour les médecins en zone sous-dense si leur revenu salarié net a été inférieur à 80 000 euros. 

 

Des ZRR aux FRR 
Créées par la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995, les zones de revitalisation rurale (ZRR) regroupent à l'échelle nationale un ensemble de communes reconnues comme fragiles sur le plan socio-économique. Afin de favoriser le développement de ces territoires ruraux, des aides fiscales et sociales soutiennent la création ou la reprise d'entreprise. Le dispositif a été prolongé jusqu'au 30 juillet 2024 et laissera place, à partir du 1er juillet, à un nouveau dispositif : France ruralités revitalisation. Le nouveau zonage identifiera ainsi un certain nombre de territoires, en déprise démographique et économique depuis 1999, dans lesquels l’appui de l’État sera renforcé (zones FRR+). 
42 commentaires
6 débatteurs en ligne6 en ligne
Photo de profil de Jérôme  Minni
90 points
Médecins (CNOM)
il y a 9 mois
Pas encore concerné par la retraite, mais mon idée est toute faite depuis longtemps. Dès que je peux partir sans une décote trop importante, je m'en vais. Le cimetière est rempli de gens indispensable
Photo de profil de Thierry Lemoine
2,2 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 9 mois
Et bien même avec une exonération totale d'impôts, une prime ou que sais-je, je ne reprendrai pas ce travail que j'aimais mais dont l'exercice était devenu impossible. A 62 ans et demi, j'en ai eu ass
Photo de profil de Fabien Bray
5,8 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 9 mois
Pardon mais, encore une demande de mesure pour favoriser des retraités... L'exercice va s'annoncer beaucoup compliqué pour les jeunes qui vont faire toute leur carrière avec des patients chroniquemen
 
Vignette
Vignette

La sélection de la rédaction

Enquête
Soirées d'intégration en médecine : le bizutage a-t-il vraiment disparu ?
02/10/2024
2
Concours pluripro
Maisons de santé
Objectif 4000 maisons de santé : les enjeux des prochaines négociations conventionnelles
07/11/2024
2
Podcast Histoire
"Elle aurait fait marcher un régiment" : écoutez l’histoire de Nicole Girard-Mangin, seule médecin française...
11/11/2024
0
Histoire
Un médecin dans les entrailles de Paris : l'étude inédite de Philippe Charlier dans les Catacombes
12/07/2024
1
Portrait
"On a parfois l’impression d’être moins écoutés que les étudiants en médecine" : les confidences du Doyen des...
23/10/2024
5
La Revue du Praticien
Addictologie
Effets de l’alcool sur la santé : le vrai du faux !
20/06/2024
2