1918 : les zones d'ombre de la grippe espagnole

11/11/2021 Par Aveline Marques
Histoire

En 1918, alors que les Allemands tentent une dernière offensive, une épidémie de grippe H1N1 s'abat sur l'Europe avec une virulence inédite. Dans un contexte de censure propice à toutes les rumeurs, les autorités sanitaires et les médecins se révèlent impuissants. Bilan : 50 à 100 millions de morts en six mois dans le monde. Retour sur la pire pandémie que le monde moderne ait connu.

    Cet article a été initialement publié le 3 mars 2018  

  • La grippe débarque avec les GI

Une chose est sûre : cette grippe n'a d'espagnol que le nom. Le virus étant mutant, il est difficile de déterminer son origine. L'Asie reste l'hypothèse la plus probable. Mais c'est aux Etats-Unis, dans un camp d'entrainement de soldats au Kansas, que les premiers cas sont signalés en mars 1918. L'épidémie de H1N1, qui se répand rapidement dans tout le pays, débarque au printemps dans les ports français : durant ces mois capitaux, les GI arrivent par centaines de milliers pour soutenir les Alliés face à l'offensive allemande. De France, la première vague de grippe, très contagieuse mais peu létale, gagne le Royaume-Uni et l'Espagne en mai, où elle fait les gros titres : 8 millions d'Espagnols sont grippés, dont le roi Alphonse XIII. Mais en France comme dans les autres pays belligérants, la censure règne. "L'information sanitaire est considérée comme sensible et l'information sur les épidémies est contrôlée, explique Anne Rasmussen, professeur en histoire des sciences à l'université de Strasbourg. Il ne faut pas révéler à l'ennemi un état de faiblesse qui pourrait servir la propagande, ni démoraliser la population." Une deuxième vague, bien plus meurtrière, s'abat sur l'Europe à la fin de l'été. En octobre et novembre, elle fait l'objet d'articles quotidiens. Pour les contemporains, elle semble venir tout droit d'Espagne. Pour les historiens, elle serait en fait partie de France en août : le virus, qui a muté, est beaucoup plus létal et s'accompagne plus fréquemment de pneumonies bactériennes. Une troisième et dernière vague survient pendant les premiers mois de 1919, sans faire autant de dégâts que la précédente. Des chercheurs anglais ont toutefois émis l'hypothèse que l'épidémie aurait eu pour origine le camp militaire britannique d'Etaples, dans le Nord de la France, et pourrait correspondre à l'une de ces "fièvres de tranchée" non identifiées qui se sont déclarées en 1916-1917.  

  • Rumeurs et controverses scientifiques

Comment la grippe, maladie familière, peut-elle être aussi meurtrière ? La censure de guerre favorise, paradoxalement, la circulation de rumeurs sur l'identité et l'origine de l'épidémie. Alors que l'Armée la désigne par "la maladie onze", au sein de la population civile, "on pense à la peste, au choléra. A une guerre bactériologique", évoque Anne Rasmussen. Les habitants de New York suspectent un gaz diffusé à partir de sous-marins allemands. Face à une telle virulence, notamment chez les jeunes adultes bien portants, académistes et scientifiques en sont réduits aux supputations sur l'identité de l'agent pathogène : est-ce le bacille de Pfeiffer, isolé dans les crachats de malades au cours de la grande épidémie de 1889-1890 et retrouvé chez quelques-uns des patients infectés ou décédés en 1918? Ou s'agit-il d'un "agent ultrafiltrable" ? "Le virus n'est pas encore connu", rappelle Anne Rasmussen. En octobre 1918, le médecin-chef français René Dujarric de la Rivière présente les résultats de ses travaux à l'Académie des sciences de Paris : il a pu récupérer l'ultrafiltrat de la grippe dans les crachats et le sang des malades et a réussi à répliquer la maladie en se l'injectant. "Le 8 octobre 1918, j'ai choisi, dans le pavillon des grippes graves de l'hôpital 45, à T…., quatre malades parmi les plus graves (l'un d'eux est mort), relate-t-il. A chacun nous avons prélevé 20 cm3 de sang : 5 cm3 ont servi à pratiquer des hémocultures qui, toutes les quatre, ont été négatives ; le reste a été défibriné et les quatre sangs mélangés ont été passés à la bougie Chamberlant. Le filtrat a été utilisé ainsi : une partie a servi à inoculer des lapins ; je me suis fait inoculer sous la peau 4 cm3 de ce filtrat." Au 3e jour, il est frappé par une forte attaque grippale. Mais l'identité du virus demeure incertaine. Il faut attendre 1933 pour que le virus de la grippe soit reconnu chez l'homme, grâce au microscope électronique.  

"La grippe espagnole est en train de faire plus de victimes que les berthas..."

 

  • Rhum, médecine héroïque et cocktails de vaccins

Ni vaccin, ni sérum, ni traitement. Avec la grippe, "ça passe ou ça casse", résume Anne Rasmussen. L'incubation est très brève : un à trois jours. La maladie se développe en quelques heures et peut entraîner une mort rapide. "Dans les formes cliniques létales, le malade, après avoir l'apparition brutale d'une grippe traditionnelle (température élevée, toux, mal de gorge, douleurs musculaires et articulaires), a ceux d'une trachéobronchite et d'une bronchiolite, décrit le Pr Didier Ingrand dans La Revue du Praticien. La cyanose qui a débuté autour de la bouche s'étend. Délirant, le malade meurt rapidement par suffocation alors que des vomissures de sang s'échappent de ses lèvres et souillent son environnement." Les moyens modernes offerts par la microbiologie sont inefficaces. Les médecins ne s'avouent pas vaincus pour autant et testent divers cocktails de vaccins et de sérums conçus à partir des streptocoques et pneumocoques retrouvés dans les cas de complications pulmonaires. Mais les malades doivent souvent se contenter des remèdes populaires (bain chaud, enveloppement, cataplasme, fumigation…) et de la pharmacopée traditionnelle : quinine et aspirine pour lutter contre cette "fièvre de trois jours", antiseptiques tel que le bleu de méthylène. Sans oublier la traditionnelle saignée, toujours pratiquée, que l'on pensait efficace contre les formes asphyxiques de la grippe. Des stimulants sont également utilisés, comme les toniques cardiaques, le camphre… ou le rhum. A l'automne 1918, la Ville de Paris a ainsi fait venir 500 hectolitres de rhum. Mis à disposition des pharmacies, l'alcool n'est délivré que sur prescription médicale. Plus rarement, on tente l'injection intraveineuse de caféine, d'adrénaline, d'urotropine ou de métaux colloïdaux (or, argent, étain, arsenic). "Le but est de provoquer une réaction forte du corps", explique l'historienne. Dans la lignée de cette "médecine héroïque", une ancienne technique est remise au goût du jour lors de la pandémie de grippe espagnole : l'abcès de fixation, créé par injection d'essence de térébenthine, qui doit permettre de localiser dans l'abcès les agents infectieux.  

  • La faillite des autorités

Isolement des malades à l'hôpital, désinfection des locaux, du linge et des patients, décontamination des lieux publics, affrètement de taxis à Paris pour permettre aux médecins de se rendre la nuit au domicile des malades… Les mesures prises par les autorités pour lutter contre l'épidémie semblent bien dérisoires. L'inaction des pouvoirs publics est d'ailleurs critiquée dans un article du Journal, le 19 octobre 1918. Le gouvernement se contente de donner des conseils (éviter les rassemblements, prendre des grogs au rhum, de l’aspirine et de la quinine, appeler le médecin au premier malaise), accuse le quotidien. "C’est facile à dire. Le rhum est hors de prix : vous n’en trouverez pas à moins de 16 F le litre et si vous voulez une “marque”, ce sera 20 ou 25 F. De plus, vous ne pouvez acheter moins de 2 l à la fois – excellente mesure n’est-ce pas contre l’alcoolisme. Les médicaments sont quasi introuvables. Quant au médecin, difficile d’en trouver un." En l'absence de vaccin, la seule option prophylactique valable consistait à imposer des quarantaines et former des cordons sanitaires autour des foyers épidémiques en contrôlant, voire en interdisant, la circulation comme au temps du choléra. Mais les autorités ont renoncé à toute politique autoritaire. "Il n'était pas question d'empêcher la circulation des troupes, notamment américaines, développe Anne Rasmussen. Pour garder le moral des populations et des troupes, les états-majors ont préféré maintenir les permissions." Pour la spécialiste, ce choix révèle un tournant dans l'histoire de la contagion. Les hygiénistes et bactériologistes l'ont bien compris : "La grippe se joue de toutes les barrières. On voit apparaître des foyers quasiment ex nihilo, alors qu'on sait qu'en bactériologie ce n'est pas possible. Restreindre la circulation n'aurait fait que rendre la situation encore plus difficile." La pandémie révèle tout de même les failles de la politique sanitaire française. La France est en retard par rapport aux Etats-Unis : la première grande loi de santé publique ne date que de 1902. "La Première Guerre mondiale souligne le conflit de compétences entre le ministère de la Guerre, de l'intérieur et les autorités locales. Il y a un gros problème de coordination, que l'épidémie de grippe rend encore plus manifeste", relève Anne Rasmussen. Deux ans plus tard, nait le ministère de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociale, ancêtre du ministère de la Santé.  

  • Un bilan dramatique

C'est la grande inconnue. On estime que 50% de la population mondiale aurait été infectée. Seules quelques régions et îles, comme Samoa et Sainte-Hélène, ont été épargnées. La pandémie aurait fait entre 50 et 100 millions de victimes dans le monde, mais le nombre exact ne sera jamais connu. Les complications pneumoniques ont brouillé les pistes. Et "la grippe n'était pas une maladie à déclaration obligatoire", rappelle Anne Rasmussen. En Europe, un grand nombre de médecins étaient accaparés par le conflit et peu disponibles pour une population qui, de manière générale, n'avait pas pour habitude de consulter pour une grippe. En Asie, en Afrique et en Amérique latine, les données démographiques font défaut. Si quatre ans de guerre en Europe ont sans doute affaibli les organismes, force est de constater que les pays belligérants ne sont pas les plus touchés par la pandémie. L'Afrique et l'Asie ont payé le plus lourd tribut, avec des taux de létalité allant de 14 à 35 pour 1000, contre 5 en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis, et 3.9 en France. La seconde vague aurait fait à elle seule a minima 2.3 millions de victimes en Europe, dont 240.000 en France, et 19 à 33 millions en Asie. "C'est la pandémie la plus grave que le monde moderne ait jamais connu", résume Anne Rasmussen.   Références : Bouron F., "La grippe espagnole (1918-1919) dans les journaux français", Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 233, no. 1, 2009, pp. 83-91. Ingrand D., "La grippe espagnole de 1918. Une pandémie virale vite oubliée", La Revue du praticien, N°15, pages 1734-7, 2006. Patterson K. David and Pyle Gerald F., "The geography and mortality of the 1918 Influenza Pandemic", Bulletin of the History of Medicine, 65, 1, 1991, p. 4–21. Rasmussen A., "Un nouvel ennemi invisible" et "D’où vient ce mal qui nous ronge ?", Les Journaux de guerre, Paris, Bibliothèque nationale de France, 47, 2015, n.p. Rasmussen A. "Dans l'urgence et le secret. Conflits et consensus autour de la grippe espagnole, 1918-1919", Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2007/1 (n°25), p. 171-190.

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