Cent ans après, les "mutilés du cerveau" de la Grande guerre sortent de l'ombre

10/11/2018 Par Alexandra Lesieur
Histoire
On l'appelle le "cimetière des oubliés". Traumatisés par la guerre, 201 poilus sont morts à l'hôpital psychiatrique de Cadillac (Gironde). Cent après la fin du conflit, ces "mutilés du cerveau" vont enfin sortir de l'oubli. Un hommage que l'on doit notamment aux recherches du Pr Michel Bénézech, psychiatre et professeur de médecine légale.

Ils s'appelaient Étienne, Victor, Henri...  Mais souvent, les croix rouillées des tombes des poilus ne portent plus de noms. Au "cimetière des fous" de Cadillac, seule une vieille plaque en pierre des anciens combattants de la Gironde rappelle "la mémoire de leurs camarades mutilés du cerveau, victimes de la guerre 14-18".

Coincé entre l'hôpital psychiatrique et le cimetière communal de ce bourg viticole des bords de la Garonne, ce lieu appelé plus couramment "Le cimetière des oubliés" est à l'honneur dimanche 11 novembre pour sortir de l'oubli, cent ans après, ces hommes qui ont fini leur vie dans cet asile d'aliénés. "Ils ont pété les plombs du fait de la guerre. Certains présentaient déjà des troubles avant et la peur n'a fait qu'aggraver leurs symptômes", souligne le professeur de médecine légale Michel Bénézech, qui a fait de nombreuses recherches sur ce cimetière.  

"Ils voulaient mourir"

Les cas les plus graves, "chroniques ou incurables" sont envoyés à Cadillac, surtout durant les années 14-19 mais d'autres soldats furent internés plus tard, victimes de stress post-traumatique. Sur les 565 soldats recensés de 1914 à 1925 par le Pr Bénézech, 31% souffrent de "mélancolie", une dépression grave due à ce qu'ils ont vécu au front. "Ils refusaient de s'alimenter, ils voulaient mourir. Beaucoup étaient nourris à la sonde Les antidépresseurs n'existaient pas à cette époque.C'était un autre monde", relate Michel Bénézech, qui fut jeune médecin de l'hôpital psychiatrique dans les années 70. D'autres soldats souffraient de manie, de schizophrénie ou encore de syphilis dont les symptômes ont été accélérés par la guerre. Venus de toute la France mais aussi pour près de la moitié de l'étranger, beaucoup sont abandonnés par leur famille, qui habite souvent loin. "Il y a le monde entier, en dehors peut-être de l'Amérique", note le Pr Bénézech, citant, après les Français, une majorité d'Africains, dont 88 tirailleurs sénégalais, mais aussi des Allemands, Austro-hongrois, Indochinois, Russes... En tout, 201 poilus sont décédés dans l'établissement, pour moitié de la tuberculose. De décembre 1914 à 2.000, 3.000 corps ont été enterrés dans ce "cimetière des fous" mais seules 895 tombes, dont quelques 125 tombes de soldats de la Grande guerre, sont encore visibles aujourd'hui. La commune se charge un peu de l'entretien, laissant le lieu à l'abandon, ce qui lui donne un charme particulier, hors du temps: des pierres tombales s'enfoncent, des feuilles s'enroulent autour des croix.  

"C'est le symbole historique du traitement de la folie à une certaine époque: le dénuement, l'abandon, l'oubli"

Plusieurs dizaines de milliers de poilus ont séjourné dans les asiles d'aliénés en France et "mais à ma connaissance, c'est le seul où il y a un carré militaire", note l'"historien" de l'hôpital et de son cimetière. Ce patrimoine a pourtant bien failli être englouti par un parking Une poignée de passionnés se mobilisent alors et fondent en 2008 l'Association du cimetière des oubliés pour empêcher ce projet de construction. Deux ans plus tard, le carré des combattants et le mur de clôture sont classés monument historique. La région Nouvelle-Aquitaine et la commune entendent maintenant valoriser ce lieu du souvenir, situé face à la caserne des pompiers. Il pourrait y avoir "un espace d'interprétation, même modeste. Car aujourd'hui, on ne comprend pas ce qui se passe", selon Éric Cron, chef du service régional du patrimoine et de l'inventaire. Dimanche, une plaque sera dévoilée afin d'expliquer l'importance du cimetière des oubliés. Des travaux ont commencé. "On espère qu'il sera réhabilité dans son jus mais ça n'a pas bien commencé avec le mur mal rénové. Qu'on garde son côté dépouillé! lance Michel Bénézech, un des premiers défenseurs du cimetière. C'est le symbole historique du traitement de la folie à une certaine époque: le dénuement, l'abandon, l'oubli."

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