Jeanne Calment : comment des chercheurs français démontent la "théorie du complot" russe
Décédée le 4 août 1997 à l'âge de 122 ans (et 165 jours), l'Arlésienne Jeanne Calment détient encore et toujours le record de longévité de l'espèce humaine. Un record sujet à controverse depuis la publication, en décembre 2018, d'une étude russe sur le site ResearchGate.net (depuis publiée dans la revue Rejuvenation Research). Partant du principe qu'il est mathématiquement impossible pour un humain d'atteindre l'âge de 122 ans, deux chercheurs russes (le gérontologue Valeri Novosselov et le mathématicien Nikolay Zak) sont arrivés à la conclusion que la fille de Jeanne Calment, Yvonne Billot, avait usurpé l'identité de sa mère à la mort de celle-ci, en 1934. La fausse Jeanne Calment serait décédée en 1997, à l'âge de 99 ans. Dans une étude à paraître dans les Journals of Gerontology d'octobre, des chercheurs français et suisses, parmi lesquels le démographe Jean-Marc Robine (Inserm) et le Dr Michel Allard, qui avaient validé le record de Jeanne Calment, démontent point par point la thèse russe, qu'ils vont jusqu'à qualifier de "théorie du complot". Alors que la plupart des cas de centenaires prétendument âgés de 115 ans et plus se révèlent "faux, intentionnellement ou non", Jeanne Calment "figurait et figure encore parmi les cas de supercentenaire les mieux documentés", soulignent-ils. La santé de fer des supercentenaires Les chercheurs, qui ont suivi Jeanne Calment de 1993 à 1995, ont replongé dans les nombreux documents d'archives rassemblés à l'époque : documents administratifs (14 recensements notamment), notariaux, médicaux et articles de presse. Ils commencent par rappeler que la date de naissance de Jeanne Calment (21 février 1875) est rapportée à la fois dans le registre des baptêmes et dans le registre d'état civil de la ville d'Arles. Ses parents ont eu quatre enfants, dont deux sont morts en bas âge. Pour les Russes, le "pédigrée familial" de Jeanne Calment ne plaide pas en faveur de son exceptionnelle longévité. "Environ 50 % des centenaires actuels ont un ancêtre ayant atteint les 90 ans ou plus, reconnaissent les auteurs francophones, mais ce n'est pas le cas de l'autre moitié, et dans le cas des supercentenaires (110 ans ou plus), la fréquence apparaît encore plus faible". De plus, nombre d'ancêtres de Jeanne Calment ont eu une longue vie : la somme de l'âge du décès de ses deux parents et de ses quatre grands-parents ("total immediate ancestral longevity", TIAL) atteint 477, contre 289 pour d'autres membres de la famille ayant servi de référence. Face aux Russes soulignant l'étonnement du maire d'Arles en 1975 de se trouver face à une Jeanne Calment particulièrement "alerte" pour ses 100 ans, les Français dégainent l'étude NECS (New England Centenarian Study) sur les supercentenaires Elle révèle en effet que ces derniers "ne requièrent en général que peu voire pas d'assistance dans la vie de tous les jours" et que "la plupart des maladies liées à l'âge (maladie cardiaque, AVC, diabète, hypertension, cancer, BPCO) ne se manifestent cliniquement chez eux qu'à l'âge moyen de 106 ans". Les photos de l'Américaine Sarah Knauss, décédée à l'âge de 119 ans, confirment cette capacité des supercentenaires à "vieillir remarquablement lentement". Ce n'est que "peu de temps avant leur mort que leur fragilité se manifeste", soulignent les auteurs de l'étude franco-suisse. Ils en viennent ensuite à la fameuse "théorie du complot" selon laquelle la fille, Yvonne, aurait usurpé l'identité de sa mère Jeanne à la mort de cette dernière, afin d'échapper au paiement de droits de succession (ceux de son grand-père mort en 1931, puis de sa mère, donc). Les auteurs produisent un acte notorié de 1926, établissant la donation effectuée de son vivant par le père de Jeanne Calment à ses enfants : le mobile du "crime" ne tient plus. Ils exhument par ailleurs un article de presse daté de 1934 attestant qu'une "foule particulièrement nombreuse" avait assisté aux obsèques de sa fille Yvonne, décédée à l'âge de 36 ans : la famille, propriétaire du "Grand magasin" d'Arles, faisait partie des notables de la ville. "Dans ces circonstances, à moins d'accepter la complicité de plusieurs douzaines de personnes, une substitution des corps de Jeanne et Yvonne est pratiquement impossible." Sans compter qu'elle impliquerait qu'Yvonne aurait ensuite vécu maritalement avec son père Fernand… Quant à l'absence d'Yvonne dans le recensement de 1931, elle s'explique par son séjour à Leysin, en Suisse, ville connue pour ses nombreux sanatoriums. Car Yvonne souffrait vraisemblablement de tuberculose. En attestent notamment les permissions demandés par son mari militaire en 1928 et 1933, justifiées par l'état de santé de son épouse. Sa mort en 1934 est donc plausible. Une chance sur 10 millions Les chercheurs français et suisses balaient ensuite les arguments russes fondés sur le physique : les différences de taille, de forme des oreilles ou de couleur des yeux entre la jeune et la vieille Jeanne Calment s'expliquent toutes par le processus naturel de vieillissement. Enfin, ils s'attaquent à "l'impossibilité statistique de survivre jusqu'à l'âge de 122 ans", à l'origine de la thèse russe. Il est en effet difficile de nier qu'il s'agit là d'une "aberration statistique", reconnaissent les auteurs francophones. En étudiant la longévité de toutes les personnes nées en France en 1875 et en 1903, les chercheurs ont calculé qu'un centenaire avait - dans le meilleur des scenarios - une chance sur 10 millions d'atteindre l'âge de 122 ans "Une probabilité certes mince, mais qui est loin de faire de Mme Calment une impossibilité statistique", selon le Dr François Herrmann, gériatre aux hôpitaux universitaires de Genève et spécialiste de l'épidémiologie des personnes âgées, cité par l'AFP. "Considérant que l'Humanité a accumulé au moins de 8 à 10 millions de centenaires depuis les années 1700, l'existence d'une personne de 122 ans autour de la fin des années 1900 est quelque chose de plausible", ajoute-t-il. D'ailleurs, étant donné que la planète pourrait abriter 25 millions de centenaires en 2100, "la découverte d'une autre personne âgée de 122 ans (et même probablement un peu plus âgée) apparaît aussi comme quelque chose de raisonnable dans les années à venir", selon les auteurs. Et de conclure en exigeant le retrait de l'article de Nikolay Zak, jugeant "inacceptable de publier un article avec de telles accusations infondées, prétendant que les membres de la famille Calment et Billot ont collectivement commis une fraude". Pas touche à Jeanne Calment. Source : Jean-Marie Robine et al., The real facts supporting Jeanne Calment as the oldest ever human, The Journals of Gerontology, octobre 2019 (version pré-print). Avec AFP.
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