"La guerre est très violente, des deux côtés" : enquête sur la "folie" Raoult

02/07/2021 Par Pauline Machard
Dans le livre “Raoult, Une folie française”, les deux grands reporters Ariane Chemin (Le Monde) et Marie-France Etchegoin (Elle) auscultent la “Raoultmania”. Explorant le parcours personnel comme professionnel de Didier Raoult, elles livrent des clés pour comprendre pourquoi le scientifique marseillais nous a tant donné la fièvre, dès les premiers instants de l'épidémie de Covid-19. Allant jusqu’à déchirer les familles, les amitiés...mais aussi la communauté médicale. Interview.  

 

Egora.fr : Pourquoi avoir sous-titré votre livre “Une folie française” 

Ariane Chemin : La “folie française” désigne l’emballement hexagonal pour Didier Raoult. Il n’y a qu’en France qu’un médecin est devenu, en l’espace de seulement quelques mois et à la faveur de la crise sanitaire, une sorte d’icône. C’est encore plus frappant à Marseille, sa ville. Il y est devenu une star : des bouteilles de bière, des santons, sont à son effigie. Des personnes se sont fait tatouer son visage… La “folie française” est aussi médiatique : la couverture a été totalement disproportionnée. Enfin, c’est un clin d'œil à la personnalité de Didier Raoult : il n’est pas “fou” au sens premier, mais il se sait original. Il pense qu’en raison de son intelligence, qu’il dit extrême [à 14 ans, son QI a été évalué à 180 par un pédopsychiatre, NDLR], il a un destin, un rôle à jouer dans l’Histoire de France. Ce n’est pas banal.  

Il a opté pour les maladies infectieuses et la médecine tropicale, spécialité qui, à l’époque écrivez-vous, n’est pas la plus courue. En quoi ce sera finalement un atout ? 

Je ne voudrais pas lui faire de procès d’intention, mais pour moi, il a vu dans les bactéries et les virus une occasion de briller. C’est un domaine dans lequel il pouvait être un découvreur, car il y a énormément de virus, de bactéries. Il a jeté son dévolu sur les bactéries, les “rickettsies”. Mais il a aussi découvert des “virus géants”. C’est grâce à ses découvertes qu’il reçoit le Grand prix de l’Inserm, l’une des plus hautes distinctions scientifiques, en 2010.  

 

Ces découvertes lui suffisent-elles à se faire un nom, Didier Raoult souhaitant devenir “champion du monde depuis Marseille” ?  

Il a aussi tout de suite compris, après avoir passé quelques années aux Etats-Unis, que pour être visible, il fallait publier. Il a fait sienne la maxime “Publish or perish”, soit “publier ou mourir”. Au début de la crise sanitaire, lorsque les journalistes consultent internet, ils tombent donc sur un Didier Raoult auréolé de son prix, de ses publications. Il est présenté comme un grand savant, comme l’un des plus grands médecins français. La presse se dit qu’elle a affaire à l’un des meilleurs infectiologues.  

 

À la fin de la première décennie du second millénaire, il s’est construit une certaine notoriété, il a obtenu la promesse de son IHU… Fait-il pour autant l’unanimité ?  

Non, il est déjà clivant. Un exemple parmi d’autres : pour le prix de l’Inserm en 2010, il y a eu bagarre ! Didier Raoult n’a obtenu cette distinction que grâce à Jean-François Delfraissy… Delfraissy qui, le 9 avril 2020 à l’occasion de la visite du président Emmanuel Macron à l’IHU de Marseille, se fera pourtant humilier par Didier Raoult. Ce dernier a toujours été clivant, et il adore ça ! De toute façon, il pense qu’il a toujours raison, et que forcément, quand on a raison, on se fait plein d’ennemis.  

 

Tous les éléments semblaient réunis pour qu’il occupe une place de premier plan au moment où la crise éclate, et ce d’autant plus qu’il avait déjà tout prévu… en 2003 !  

Oui, avec 17 ans d’avance, il a parfaitement anticipé ce qui s’est passé en 2020. En 2003, Jean-François Mattei, ministre de la Santé à l’époque, lui avait commandé un rapport sur les risques bioterroristes. Didier Raoult avait alors un brin détourné...

la commande et s’était intéressé au risque pandémique. Dans ce rapport, il mesure les risques, évoque les réactions que vont susciter les confinements, les vaccins... Il montre qu’en prenant les mesures adaptées, on peut stopper une épidémie. Il anticipe vraiment tout !  

 

Comment expliquer alors que début 2020, il se place sur une ligne “rassuriste” ?  

En fait jusqu’alors, il avait toujours été sur cette ligne. Lorsque, dans les années 2000, des épidémies comme la vache folle, le SRAS, ont surgi, des médecins se sont emballés, ont écrit des best-sellers sur la fin du monde. Mais pas lui. Lui, au contraire, fustigeait les “marchands de mauvaises nouvelles”, disait de rester calme… et avec recul, on peut dire qu’il avait raison. Seulement cette fois, il n’a pas compris que ce nouveau virus ne ressemblait pas aux autres… Il va marquer par des formules choc et approximatives, comme “le Covid, moins de morts que par accidents de trottinette", sauf que c’était faux.  

 

En revanche, il a été visionnaire sur les tests…  

Son antienne, c’est “tester, dépister, tracer”, comme le dira l’Organisation mondiale de la Santé. C’est ce qu’il a voulu faire fin janvier 2020, lorsque des Français de Wuhan ont été rapatriés à Carry-le-Rouet, à 35 km de Marseille et de son infectiopôle. Il envoie ses troupes sur le tarmac de l’aéroport en vue de dépister les passagers avant leur descente d’avion. Mais il se heurte à ce qu’il appelle la “bureaucratie”, mais que d’autres vont considérer être des précautions de santé publique. On l’a empêché de tester, ce qui l’a rendu fou, mais il a eu l’intuition. Alors que la France rencontre des problèmes d’approvisionnement, notamment de réactifs, lui et son équipe y sont allés à la débrouille dès janvier et ont constitué des stocks. On retrouve ici l’idée qu’il a héritée de son père, médecin militaire à Dakar, qu’il faut se débrouiller loin de la métropole - aujourd’hui, Paris ! - avec les moyens du bord. Il va mettre en place ce dépistage massif à l’IHU alors qu’à Paris, les gens sont enfermés chez eux. Les chaînes en continu diffuseront en boucle les images des longues files d’attente. Au départ, l’image donnée est celle d’un gourou qui conduit les gens à faire la queue, pour rien, croit-on. Sauf que Didier Raoult avait raison.  

 

Selon vous, c’est l’humiliation infligée à Carry-le-Rouet qui a conduit le microbiologiste marseillais à annoncer dans une vidéo titrée “Fin de partie” et publiée le 25 février 2020, que le Covid était, grâce à l’hydroxychloroquine, “probablement l’infection respiratoire la plus facile à traiter de toutes”...  

C’est ce que nous suggérons. Nous cherchions des clés psychologiques qui nous permettraient de comprendre pourquoi cet homme, qui semblait avoir toutes les cartes en main pour devenir le microbiologiste de référence, va tout d’un coup les brûler. Or il s’avère que le fait qu’on ait choisi Marseille mais qu’on n’ait pas pensé à son infectiopôle - qui a coûté très cher à la France ! -, que ses troupes aient été refoulées… ça l’a considérablement agacé. Mais il n’en a rien dit. Il a au contraire déclaré au détour d’un entretien au Journal du dimanche que Marseille avait été choisie en raison de l’infectiopôle. Il a retourné cette humiliation et...

s’est mis en avant. Personne n’est allé vérifier. Les journalistes, quand ils ont googlé son nom, se sont dit : “Super, c’est le meilleur.”

 

Que nous dit cette vidéo, sur le fond et la forme ?  

Sur la forme, c’est inédit : il s’adresse directement aux Français, sur YouTube. Jamais auparavant, cette forme de communication médicale n’avait été utilisée. Cela lui a permis d'asseoir sa notoriété, de trouver son public… Plus tard, il innovera à nouveau en remettant sa deuxième étude en mains propres à Emmanuel Macron, en priorité et en exclusivité. Sur le fond, il annonce “restez calmes, tout va bien, on a un remède”, il conseille juste de se dépêcher d’aller dans les pharmacies car celles-ci seront bientôt à cours d’hydroxychloroquine. La vidéo, titrée “fin de partie” laisse entendre que c’est plié. Et très vite, il y aura un sous-texte populiste, complotiste : si on ne le suit pas avec ce traitement, c’est parce que ce médicament n’est pas cher et que “le système”, “Paris”, “les labos” veulent s’enrichir. La vidéo n’a pas été retirée : il a même retranscrit les propos et les a publiés dans ses Carnets de guerre. Sans en changer un mot, comme s’il s’agissait d’une parole sacrée. Il pense qu’un jour l’histoire jugera et se retournera en sa faveur. Qu’on dira : “Raoult avait raison.” La seule chose qui a été changée, c'est le titre de la vidéo.  

 

Le microbiologiste aurait pu conseiller la politique sanitaire en étant membre du Conseil sanitaire. Or à peine l’a-t-il intégré, qu’il en a claqué la porte. Pourquoi ?  

Je me fais peut-être l’interprète de sa pensée, mais je crois que, lors de la toute première réunion [le 5 mars 2020, NDLR] - à noter que c’est Jean-François Delfraissy qui l’a fait venir -, il y avait trop de monde pour lui autour de la table. Selon moi, Didier Raoult voulait tutoyer le pouvoir, - il a une fascination pour le pouvoir, c’est son côté Gaulliste -, mais il entendait ne parler qu’à Emmanuel Macron. Or là, il n’était pas mis en avant, il était noyé au milieu d’autres spécialistes comme lui, mais aussi d’historiens, de sociologues, de patrons de laboratoires… Pour son ego, c’est très embêtant. En plus de cela, on l’oblige à venir à Paris. J’ai eu le malheur de dire “monter” à Paris devant lui… ça l’énerve.  

 

Avec son protocole de soins, proposé “à tous les patients infectés, au plus tôt de la maladie”, Didier Raoult va susciter une “Raoultmania” dans tout l’Hexagone. Qui touche-t-elle ?  

Ce qui est intéressant, c’est qu’on n’est pas dans un phénomène restreint aux classes populaires. L’adhésion à la Raoultmania n’est pas liée à la crédulité de personnes qui seraient CSP- ou qui auraient un niveau d’études inférieur. Il séduit des “élites” - politiques, économiques, intellectuelles - mais aussi des Gilets jaunes. Il séduit notamment des médecins. Au départ, les premiers “fans” sont des chefs d’entreprise comme Bernard Arnault en France, ou Elon Musk, le patron de Tesla, aux Etats-Unis. C’est ce dernier qui a convaincu en quelques tweets Donal Trump de s’intéresser à la chloroquine. Toute solution immédiate qui pourrait très vite permettre de sortir du confinement et de remettre l’économie en marche, ils veulent y croire. Le protocole Raoult était devenu une sorte de mot de passe magique.  

 

Sur quel terreau la Raoultmania a-t-elle prospéré ?  

En France, il y a depuis quelques années un terreau de défiance, de scepticisme, un populisme ambiant. Le pays de Pasteur est par exemple l’un des plus réfractaires aux vaccins. Dans ce climat, toute personnalité émergente qui...

donne le sentiment d’être contre le système a des chances d’être populaire. Souvent, ce sont des comètes, je pense notamment à Jean-Marie Bigard. Pour ce qui est de Didier Raoult, le paradoxe est qu’il n’est pas anti-système - il dit au contraire appartenir à l’élite -, mais il fait comme si. C’est pour cette raison que la figure du microbiologiste marseillais a tout de suite inquiété Emmanuel Macron, traumatisé par les Gilets jaunes.  

 

Didier Raoult a finalement été désavoué sur l’hydroxychloroquine, sur l’absence de seconde vague, sur l’impossibilité de produire si vite un vaccin… Comment le vit-il ?  

Il fait semblant de s’en ficher. Comme si, un jour, on allait lui donner raison. La seule fois où il s’est énervé, lors des 4 heures d’entretien qu’il nous a accordé, c’est lorsqu’on lui a demandé s’il avait des regrets. Là, il s’est redressé : “Des regrets ?” Il ne peut l’entendre. Lorsque Margaux de Frouville, journaliste santé à BFMTV ou le médecin et député Philippe Berta l’ont interrogé sur ses méthodes [Pour rappel, la question du député était : “Pourquoi n’avez-vous pas fait des essais cliniques dignes de ce nom ?”, NDLR], il est à chaque fois sorti de ses gonds. Il n’aime pas être interrogé par des spécialistes. Sa chance, c’est que la pandémie a tellement occupé l’espace public, médiatique pendant un an, qu’il n’a pas toujours eu des spécialistes en face de lui. C’est ce qui l’a sauvé.  

 

Que reste-t-il de la folie Raoult ?  

Raoult est toujours le grand homme de beaucoup de Marseillais, leur icône, et il continue de jouir d’un capital sympathie dans le sud de la France. Mais plus parce qu’il est vu comme “l’un des nôtres", comme celui qui a fait parler de Marseille pendant un an et demi. De manière générale néanmoins, il ne reste de la Raoultmania que des personnes que Didier Raoult renierait lui-même : des anti-vaccins, des anti-pass, des anti-masques, des complotistes. Mais il ne leur dit rien. Il entretient le flou sur sa position sur le vaccin par exemple. Quand on lui demande “Êtes-vous vacciné ?”, il répond “secret médical”, chose qu’il ne disait pas pour ceux qui prenaient de la chloroquine ! Ayant une telle aura, il a une responsabilité, il aurait pu dire : “Je vous conseille de vous faire vacciner”, or il ne l’a jamais fait publiquement.  

 

Didier Raoult a surgi dans l’espace public il y a un an et demi. Mais aujourd’hui encore, “pro” et “anti” continuent de s’écharper sur son nom…  

Le climat se durcit chaque jour. Le camp des “pro” est désormais un univers beaucoup resserré. Et comme dans tout phénomène de gouroutisation, lorsque le cercle se restreint, les gens deviennent plus hargneux. Sur les réseaux sociaux, Didier Raoult mène la guerre mais tout le monde ne s’en aperçoit pas. Déjà parce que tout le monde n’utilise pas les réseaux sociaux. Mais aussi parce qu’il est prudent : il ne prend jamais la tête de la bataille. Ce n’est jamais lui qui s’exprime, mais son équipe. Qui le fait avec une violence rare. Le camp des “anti” n’est toutefois pas en reste : ils sortent parfois des limites du bon goût. La guerre est très violente, des deux côtés.  

De plus en plus de voix s’élèvent pour demander des comptes à Didier Raoult. Mais concrètement, à part la plainte de l’Ordre, il ne se passe pas grand chose. Silence de l’AP-HM, l’enquête de l’Université d’Aix-Marseille n’a pas encore donné ses résultats…  

C’est vrai, il y a une forme de passivité. Un nouveau directeur général vient d’être nommé à l’AP-HM, François Crémieux. Il était notamment le bras droit de Martin Hirsch, la bête noire de Didier Raoult. On verra si cela change la donne…  

 

Didier Raoult serait-il devenu intouchable ?  

Je ne sais pas s’il est intouchable, mais il a été intouché ! L’infectiopôle ayant bénéficié de beaucoup d’argent public, on aurait pu s’attendre à ce que l’AP-HM réagisse mais jusque-là, elle est restée très silencieuse. Didier Raoult a sûrement bénéficié de protections. Cet épisode Raoult a, de l’avis de certains, beaucoup terni l’étoile de la médecine française à l’étranger… 

 

Retrouvez quelques extraits de “Raoult, Une folie française” ici.

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