Le médecin, le condamné et la tête tranchée : récit d'une expérience hors normes
Nous sommes le 28 juin 1905, à Orléans. Au beau milieu de la nuit, à trois heures du matin, une foule se presse sur la place Bel-Air, située non loin de la prison. Le tristement célèbre Henri Languille, 41 ans, condamné en avril par la cour d'assises du Loiret pour le meurtre d'un vieillard à Nibelle, s'apprête à être guillotiné. Les habitants du Loiret n'avaient pas vu d'exécution publique depuis 40 ans. En ce début de siècle, la liste des crimes valant une condamnation à mort a été considérablement réduite et le nombre d'exécutions a fortement diminué, oscillant entre 5 et 10 par an, retrace Gaëlle Saulé-Mercier dans son ouvrage consacré à l'"Affaire Henri Languille". Depuis les années 1880, de nombreux textes abolissant la peine de mort ont été soumis aux votes du Parlement, sans jamais emporter la majorité. Quant au président de la République Emile Loubet, il accorde bien souvent sa grâce, comme il l'a fait en 1899, en faveur d'Alfred Dreyfus.
Mais pas cette fois : le recours en grâce a été rejeté. C'est le procureur général de la Cour d'appel d'Orléans, Blaignan, qui est chargé d'annoncer la terrible nouvelle à Languille, le matin même de son exécution. Il trouve le condamné dans sa cellule, peu après 3 heures du matin, occupé à jouer aux cartes, relate Le Journal du 29 juin 1905. "Je n'ai peur rien, il ne sera pas besoin de me porter", aurait répondu l'homme.
Un "sang froid" qui impressionne le Dr Gabriel Beaurieux, médecin en chef de l'Hôtel-Dieu d'Orléans, posté cette nuit-là devant les bois de justice. Beaurieux a obtenu de Blaignan, dès son arrivée à la prison, l'autorisation de procéder à une expérimentation "dans un intérêt purement scientifique". Ce médecin "d'une incontestable autorité", comme le soulignera le procureur dans une lettre au Garde des sceaux, souhaite "examiner de très près la tête du condamné, immédiatement après la section du cou par la guillotine", afin d'"observer s'il y avait des phénomènes de survie".
La question de la survie des guillotinés divise en effet les médecins depuis l'exécution de Charlotte Corday pour l'assassinat de Marat, en juillet 1793. D'après le récit d'un contemporain, "quand la tête de Charlotte Corday fut tombée sous le fatal couteau, l’exécuteur, la montrant au peuple, osa lui appliquer deux soufflets. Les joues se couvrirent d’une rougeur qui frappa tous les regards". Vraie ou fausse, l'anecdote interpelle : et si la guillotine n'était pas "le plus doux des moyens mortifères"? Et si la tête demeurait consciente quelques instants après avoir été détachée du tronc, ressentant la souffrance ? En 1795, Le Moniteur publie une lettre du grand anatomiste allemand Samuel Thomas Sömmerring. Il y affirme que la guillotine est "un genre de mort horrible", étant donné que "le sentiment, la personnalité, le moi" reste vivant dans la tête séparée du corps quelques instants après l’exécution. La "querelle des têtes tranchées" commence. Tout au long du XIXème siècle, elle alimentera les...
combats abolitionnistes menés par Alphonse de Lamartine, Victor Hugo (qui publie en 1829 Le dernier jour d'un condamné*) ou plus récemment Georges Clémenceau et le Dr Robert Halmagrand, chef du service de chirurgie de l'Hôtel-Dieu d'Orléans, auteur d'une pétition en faveur de la grâce d'Henri Languille. Et surtout, cette controverse scientifique motivera de macabres expériences sur l'animal comme sur l'homme.
Dans son rapport à la société de médecine du Loiret, le 19 juillet 1905, Dr Beaurieux revient sur quelques-unes des expériences menées par ses confrères au siècle précédent. Il évoque ainsi celle d'un certain Dr Petitgaud, "qui a assisté à la décapitation d'un condamné annamite" dont la tête tomba sur la surface de section, réduisant ainsi l'hémorragie. "Il vit alors les yeux du condamné se fixer sur les siens et le suivre dans son mouvement circulaire. Les regards du supplicié le poursuivirent même lorsque, voulant y échapper, il changea de direction", relate Beaurieux. Et ce Dr Petitgaud d'en conclure "à la persistance des fonctions intellectuelles en face de ces yeux vivants qui le fixaient et le suivaient dans tous ses mouvements".
En 1885, le neurologue et neurophysiologiste Jean-Vincent Laborde tente, lui, de perfuser la tête fraîchement coupée (7 minutes après) d'un homme en connectant la carotide gauche au système sanguin d’un "chien vigoureux" tandis que du sang de bœuf "convenablement chauffé" devait être injecté dans la carotide droite. Il constate que le visage, sous l’effet de la transfusion, s’empourpre de nouveau. Il place des électrodes sur son crâne : les impulsions électriques qu’elles véhiculent déclenchent encore des réactions faciales réflexes, de spectaculaires contractions de la paupière et du sourcil, ainsi que des claquements de mâchoire.
Beaurieux, lui, veut tenter une expérience inédite, toute droite sortie de l'imagination du romancier Villiers de l'Isle-Adam* : entrer en communication avec la tête tranchée. L'histoire ne dit pas si le médecin a sollicité et obtenu le consentement de son "patient".
"Dès que Languille fut jeté sur la bascule, je me plaçais en avant de l’exécuteur et des montants de la guillotine, exactement au-dessus de la tête du patient et de l’auge oblongue en métal qui est destinée à la recevoir et à laquelle l’exécuteur et ses aides donnent le nom de baignoire, raconte Beaurieux dans son rapport. Je ne quittai donc pas la tête des yeux, sans me laisser distraire par aucun des autres détails de l’exécution. Après quelques secondes d’attente et un léger temps après la perception d’un bruit sourd, je vis la tête comme projetée en avant tomber dans la baignoire."
"Voici donc ce qu’il me fut donné d’observer immédiatement après la décapitation"…
Le paravent qui empêche la tête de rouler sur le sol est enlevé. Les récits divergent alors, entre la version reprise à l'envi par la presse sensationnaliste de la Belle époque et la version du Dr Beaurieux. Pour rajouter à l'horreur, les grands quotidiens assurent en effet que le médecin a saisi la tête tranchée, tantôt "par les cheveux", tantôt "par les oreilles", tandis que le praticien se défend de ne pas avoir eu à le faire, la tête étant tombée sur la section. C'était d'ailleurs l'une des deux conditions...
posées par le procureur : examiner la tête sans la toucher.
"Voici donc ce qu’il me fut donné d’observer immédiatement après la décapitation : les paupières et les lèvres du guillotiné s’agitèrent pendant cinq à six secondes environ, dans des contractions particulièrement rythmées. Ce phénomène a été constaté par tous ceux qui se sont trouvés dans les mêmes conditions que moi pour observer ce qui se passe aussitôt après la section du cou", rapporte-t-il. Le bourreau Anatole Deibler avait d'ailleurs pris soin de le prévenir "de la constance et de la régularité de ces réflexes dus certainement à l’irritation produite par la section des centres nerveux, de telle sorte que j’ai pu éviter cette cause d’erreur". Ces mouvements spasmodiques ont duré cinq à six secondes. "Ni la face, ni les lèvres étaient congestionnées", précise le médecin.
"La face se détendit, les paupières se refermèrent à demi sur les globes oculaires, laissant voir seulement la blancheur des conjonctives, absolument comme chez les agonisants qu’il nous est donné de voir tous les jours dans l’exercice de notre profession ou comme chez ceux qui viennent de mourir", poursuit l'homme de science.
"J'ai eu affaire à des yeux bien vivants"
"C’est alors que j’appelai une première fois, d’une voix forte et brève : « Languille ! » Je vis alors les paupières se soulever lentement sans aucune contraction spasmodique, - j’insiste à dessein sur cette particularité, - mais d’un mouvement régulier, net et normal, comme cela se passe pendant la vie chez les gens qu’on réveille ou qu’on arrache à leurs réflexions. Puis les yeux de Languille se fixèrent d’une façon précise sur les miens et les pupilles s’accommodèrent. Je n’ai donc pas eu affaire à un regard vague et terne, sans expression aucune, comme nous pouvons l’observer tous les jours chez les mourants que nous interpellons : j’ai eu affaire à des yeux bien vivants qui me regardaient. Au bout de quelques secondes, les paupières se refermèrent, lentement et sans secousse, et la tête s’offrit à moi dans les mêmes conditions qu’avant mon appel. C’est alors que je renouvelai cet appel, et de nouveau, sans spasme, avec lenteur, les paupières se soulevèrent et les yeux bien vivants se fixèrent sur les miens avec plus de pénétration peut-être encore que la première fois. Puis il y eut une nouvelle occlusion de paupières, moins complète cependant. Je tentai un troisième appel ; rien ne bougeait plus, - et les yeux prirent l’aspect vitreux qu’ils ont chez les morts."
L'expérience a duré en tout et pour tout "vingt-cinq à trente secondes". Quelles conclusions en tirer ? Le Dr Beaurieux est formel : "le sens de l’ouïe et le sens de la vision persistent manifestement vingt-cinq à trente secondes après la décapitation. Ceci est pour moi indéniable et ceci seulement. Ai-je eu affaire en l’espèce à un réflexe supérieur, réflexe qui date de la première enfance et qui fait que nous avons l’habitude de chercher à voir d’où vient le bruit qui frappe notre oreille et la cause qui le produit ?", interroge-t-il. "Pour que pareil réflexe puisse se produire, il est indispensable d’admettre que le cerveau conserve dans son ensemble une survie de tous ses éléments. Il est possible d’ailleurs que le fait que la tête était tombée sur la surface de section ait pu me mettre dans les conditions les plus favorables pour l’expérience que j’ai tentée, en ce sens que l’hémorragie a été réduite au minimum ou tout au moins les vaisseaux cérébraux se sont vidés plus lentement", note-t-il.
Il poursuit : "alors qu’on admet sans réserve la survie du cerveau inférieur, on nie catégoriquement la...
survie du cerveau supérieur, c’est-à-dire de la conscience. Je ne voudrai certes pas faire du roman imaginatif quand je traite sérieusement une question de physiologie. Cependant vous m’accorderez bien que l’écorce peut survivre du moment où les noyaux intra-bulbaires survivent et qu’il n’y a pas de raison de nier cette survivance possible. La perception consciente ne peut nous être révélée que par le sujet même. Voilà pourquoi le problème est insoluble scientifiquement parlant. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’hypothèse de la persistance de la perception consciente ne peut être rejetée a priori et qu’elle mérite d’être discutée."
Si la conscience survit "et avec elle la souffrance", "cette survie est assez courte pour qu’elle n’aggrave pas beaucoup la peine capitale ; et le supplice de la guillotine me semble réduire à son minimum la douleur du supplicié".
Le Dr Beaurieux rapporte enfin que Deibler, l'exécuteur, lui a confié "qu’il n’observait jamais les moindres contractions dans les membres ni dans le tronc". L'un de ses aides a néanmoins évoqué le cas d'un condamné qui a remué les mains et les doigts "pendant deux minutes au moins après que le corps était tombé dans le panier". "J’ai tenu à entrer dans tous ces détails parce que les phénomènes observés sont en désaccord avec ceux qu’on a pu voir se produire chez les animaux décapités et spécialement chez les oies et les canards qui continuent à marcher et à battre des ailes après la décapitation. (…) Faute d’explication satisfaisante, je me contente d’enregistrer le fait dans sa brutalité."
"Scandaleux"
Le médecin en chef de l'Hôtel-Dieu conclut son rapport en fustigeant "le bruit fait par la presse autour de cette expérience", et le "romanesque horrible avec lequel elle a été présentée au public". Dès le lendemain de l'exécution en effet, les grands quotidiens, tels Le Matin (dont l'édition du 29 juin 1905 n'a malheureusement pas été numérisée), font les choux gras de cette expérience. Au grand dam de la presse locale, à qui le procureur avait demandé de la "passer sous silence". C'était d'ailleurs l'autre condition posée par le magistrat à Beaurieux : "réserver la primeur de ses observations à un auditoire scientifique". Raté : ce "phénomène effrayant" aussitôt relaté par les quelques reporters parisiens présents à l'exécution fait le tour de la presse française et trouvera même des échos dans plusieurs journaux américains (tels The New York Tribune ou The Los Angeles Herald) et même néo-zélandais.
Le Garde des sceaux Joseph Chaumié s'en émeut et demande des comptes au procureur Blaignan. Dans une lettre datée du 30 juin 1905, ce dernier fustige Le Matin, qui a dramatisé la scène, "en déformant les paroles et les attitudes" – en aucune manière les reporters n'ont été admis à proximité de la cellule, dit-il. Blaignan dit avoir été convaincu par Beaurieux qui déplorait que les "condamnés à mort soient presque toujours livrés aux amphithéatres de médecine, qu'Orléans ne possédait il est vrai ni faculté, ni école, mais que ces expériences gagneraient à être faites à une époque très rapprochée de la décapitation".
Chaumié lui répond en rappelant avec fermeté que "si les magistrats du Parquet ont le devoir d'assurer...
la stricte exécution des arrêts criminels dans les formes et conditions prévues par la loi, ils doivent s'abstenir rigoureusement, alors qu'aucun texte ne le permet, d'autoriser des expériences publiques sur le corps des suppliciés, expériences qui sont d'ailleurs contraires à la dignité de la justice et qui pourraient, dans certains cas, revêtir un caractère scandaleux".
A notre connaissance, l'expérience du Dr Beaurieux est la dernière menée sur l'homme. Des expériences ont continué à être menées chez les animaux, telle celle sur les rats décapités conduite par l'équipe de Clémentine M. van. Rijn du département de physiologie biologique du Donders Institute for Brain, Cognition and Behaviour de l'université de Nijmegen aux Pays-Bas. Elle montre que la décapitation entraîne une perte de conscience rapide, au bout de 3 à 4 secondes. Les ondes produites par le cerveau des rats décapités s'arrêtent 17 secondes après la décapitation. A 50 secondes, survient une onde tardive, très lente, une "onde de mort".
Chez l'homme, la science reste dubitative. Familier de l'expérience de Beaurieux, évoquée dans l'un de ses cours, le twitto et neurologue QffwFFq, explique à Egora que les neurophysiologistes la jugent impossible pour deux raisons : "la baisse de la tension artérielle fait tomber instantanément dans les pommes, et en cas d'anoxie les dégâts irréversibles commencent vers les 6 secondes environ".
*Dans sa nouvelle Le Secret de l'Echafaud, publiée en 1883, l'illustre chirurgien Velpeau rend visite à son confrère La Pommerais, condamné à mort pour avoir empoisonné une femme, afin de solliciter son concours pour une expérience : quand la Veuve aura fait son œuvre, Velpeau s'adressera à la tête de La Pommerais. "Je vous crierai très distinctement à l'oreille : "Monsieur Couty de la Pommerais, en souvenir de nos conventions pendant la vie, pouvez-vous, en ce moment, abaisser, trois fois de suite, la paupière de votre œil droit en maintenant l'autre œil gauche grand gauche?". La paupière ne s'abaissa qu'une seule fois.
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