Débarquement en Normandie

Débarquement à Omaha Beach, crédit : Chief Photographer's Mate (CPHoM) Robert F. Sargent

"Névrose de guerre" et "fatigue de combat" : la face cachée du Débarquement en Normandie

Après un débarquement "sanglant" à Omaha Beach, le 6 juin 1944, les "pertes psychiques" atteignent des "sommets”" dans l’armée américaine. La difficile et dangereuse progression dans le bocage normand met les nerfs à rude épreuve. A l’occasion du 80e anniversaire du Débarquement, Egora revient sur la lente reconnaissance du trouble du stress post-traumatique.

05/06/2024 Par Aveline Marques
Histoire
Débarquement en Normandie

Débarquement à Omaha Beach, crédit : Chief Photographer's Mate (CPHoM) Robert F. Sargent

10 août 1943. Le général Patton, commandant de la 7e armée américaine qui a débarqué un mois plus tôt en Sicile, inspecte un hôpital d'évacuation lorsque son regard est attiré par un soldat, assis, "frissonnant", qui semble indemne. Le général lui demande alors "ce qui ne va pas avec lui". Le soldat Bennet fond en larmes : "Ce sont mes nerfs, je ne supporte plus les bombardements", sanglote-t-il. Le sang de Patton ne fait qu'un tour : il gifle le soldat. "Tes nerfs, bon sang! Tu n'es qu'un p***** de lâche", hurle le commandant. Après avoir asséné une deuxième gifle à Bennet, envoyant valser son casque, Patton se tourne vers l'officier réceptionnaire, pour lui ordonner de ne pas admettre ce soldat à l'hôpital. "Je ne veux pas que les hôpitaux soient encombrés avec ces fils de p*** qui n’ont pas le courage de se battre", lance-t-il, avant de se tourner vers l'objet de son courroux : "Retourne au front, tu risques de te faire tirer dessus ou tuer, mais tu vas te battre ! Si tu ne le fais pas, je te mettrai face à un peloton d'exécution."

Extrait du film Patton, réalisé en 1970 par Franklin J. Schaffner , récompensé de 7 oscars

Révélé par la presse, "l'incident des gifles"*, qui a valu à Patton d'être réprimandé par Eisenhower et écarté du commandement pendant près d'un an, en dit long sur la méconnaissance, durant la Seconde Guerre mondiale, du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Et pour cause : il faut attendre 1980 pour que ce trouble soit formalisé dans le DSM-3.

Reviviscence, évitement, altération des cognitions et des émotions, hyperéveil... Le TPST est “une réponse de peur qui a du mal à s’éteindre”, résume Eric Bui, professeur de psychiatrie à l’Université de Caen Normandie, ancien président de la Société internationale d’étude du stress post-traumatique et co-organisateur des Journées scientifiques du Centre régional de pyschotraumatisme Normandie du 22 au 24 mai dernier (voir encadré). “Ces symptômes existent depuis toujours, ils ont été décrits dès l'Antiquité.”

La “nostalgie” de la Guerre de sept ans, le “cœur de soldat” de la Guerre de sécession, le “choc des bombes” de la Première Guerre mondiale sont autant d’évocations différentes d’une même réalité que les médecins et psychiatres contemporains expliquent tantôt par des causes physiques – on pense que les bombes ont altéré le cerveau des Poilus - tantôt par une faiblesse d’esprit, mise en exergue par les horreurs de la guerre.

Si l’on sait aujourd’hui que n’importe quel événement traumatique menaçant la vie (agression, catastrophe naturelle, accident, fusillade...) peut en être à l’origine et que les soldats peuvent souffrir de bien d'autres troubles, “le TPST original est un diagnostic très spécifique à la guerre”, souligne Judith Bass, professeure de santé mentale à l’Université Johns Hopkins de Baltimore (Etats-Unis). “Il a été pensé pour aider à créer un modèle visant à traiter et valider les besoins des soldats en matière de santé mentale”, en particulier ceux des vétérans du Vietnam.

Il est “probable” que les vétérans de la Seconde Guerre mondiale ont eux aussi souffert de tels troubles, avance Eric Bui, qui juge néanmoins “anachronique” d’employer le terme de TSPT.

On parle à l'époque “d’effondrement” ou de “choc nerveux”, de “névrose de guerre”, de ”psychonévrose” et encore, parfois, de “choc des bombes”. Les rapports américains finissent par employer le terme, jugé moins dépréciatif, de “fatigue de combat” (“battle exhaustions”).

Du fait d’une sous-déclaration, en particulier dans les armées allemandes et russes – loin de traiter ce trouble avec bienveillance, la prévalence globale est difficile à évaluer. La détresse psychique des soldats est toutefois une “préoccupation majeure pour l'armée américaine, notamment à partir de 1943, lorsqu'ils rencontrent des difficultés en Italie”, relève Guillaume Yverneau, doctorant en histoire contemporaine à l’Université de Caen Normandie. “Ils tirent les leçons de cette expérience en Normandie.”

L’examen des rapports militaires américains montre en effet que les “pertes psychiques” ont “atteint de sommets” durant la campagne de Normandie, touchant “des milliers” de soldats, relève l’historien Olivier Wieviorka, spécialiste de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dans l’ouvrage Le Débarquement. De l’événement à l’épopée dirigé par l’historien Jean-Luc Leleu. Une “inflation” qui s’explique à la fois par la dureté des conditions de vie, l’apprêté des combats et l’”impasse opérationnelle” dans laquelle s’enferment les Alliés. Après un débarquement "sanglant” à Omaha Beach (1000 tués, 2000 blessés ou disparus le 6 juin 1944), les soldats américains affrontent en effet ce qu’ils ont nommé “l’enfer des haies” dans le bocage normand. “Sur 2400 mètres, une compagnie devait franchir 34 haies ; derrière chacune d’entre elles pouvaient se dissimuler un sniper, ce qui mettait les nerfs à rude épreuve, relate Olivier Wieviorka. Les Américains durent alors adopter ‘une forme de combat de jungle ou d’Indien où l’individu jouait un rôle essentiel” pour reprendre les termes du général Omar Bradley.”

 

“Détresse psychique et stagnation militaire étaient en étroite corrélation”

Alors que 590 cas de pertes psychiques sont déclarés entre le 9 et le 16 juin 1944 parmi les soldats américains, 1399 surviennent entre le 7 et le 14 juillet, au plus fort des offensives, et 755 entre le 28 juillet et le 14 août, lors de la percée des Avranches, “quand le front longtemps immobile, bougea à nouveau”, relate l’historien. “Détresse psychique et stagnation militaire étaient en étroite corrélation”, constate-t-il. La prévalence reste haute : les pertes psychiques représentent 21.3% des malades et blessés de la 1ère armée (elle est montée jusqu’à 36%), 27% de ceux de la 3e armée. Du côté des Britanniques, elle est estimée à 10% et côté allemand... à seulement à 0.6%, d’après une étude des listes d’évacuation menée par l’historien Jean-Luc Leleu.

Les nerfs des soldats du Reich ont pourtant été éprouvés, aussi bien durant les bombardements alliés intenses qui ont précédé le Débarquement que durant la bataille de Normandie. Mais la psychiatrie militaire nazie des années 1930 "récusait” les névroses, “voyant dans les patients atteints des lâches, des tire-au-flanc ou des asociaux qui ne voulaient pas se plier à la discipline du Führer”, explique Jean-Luc Leleu. L’échec de l’opération Barbarossa et la “crise morale” traversée par les armées allemandes à l’Est au cours de l’hiver 1941-1942 ébranlent toutefois les certitudes de certains médecins. “L’idée émergeait que la ‘tolérance mentale de l’individu sain a des limites’”, souligne l’historien.

Le traitement allemand est néanmoins brutal : début 1943, le feu vert est donné pour traiter les névrosés de guerre résistant aux thérapies en utilisant des décharges électriques, même sans consentement. Des injections de cardiazol ou de “doses massives d’insuline” sont parfois pratiquées, ces dernières visant à “obtenir un choc hypoglycémique pour faire sortir les soldats de leur mutisme”, assimilé à de “l’égocentrisme”, décrit l’historien.

Le traitement est moins rude chez les Alliés. Le manuel américain de thérapie du théâtre européen des opérations, daté du 5 mai 1944, prescrit de ne pas dire au patient atteint que “c’est dans la tête” ou qu’il “doit oublier”, mais au contraire d’insister sur le fait que courage et peur ne sont pas opposés.

Les Américains mettent au point un protocole pour les cas les plus graves: “Le soldat était alors soigné 24 heures, au plus près des lignes, dans l’infirmerie du bataillon ou du régiment où il pouvait se reposer, se laver et obtenir de la nourriture chaude, détaille Olivier Wieviorka. S’il était rétabli, il était dirigé vers le dépôt des renforts ou vers un bataillon médical qui assumait son retour dans son unité d’origine. Dans le cas contraire, il était envoyé à une clearing station, établie à l’échelon divisionnaire, où le psychiatre ordonnait une cure de 72 heures, prolongée, le cas échéant, de 24 à 48 heures. Les médecins prescrivaient alors des sédatifs et laissaient le patient s’exprimer, pour qu’il verbalise sa détresse. Les pathologies les plus lourdes, enfin, étaient aiguillées vers les hôpitaux ou les camps de repos divisionnaires afin de bénéficier d’une psychothérapie et d’un traitement chimique.”

En écartant le rapatriement au profit d’un traitement au plus près du front, les Américains semblent avoir obtenu de bons résultats : 58% de retours au service enregistrés entre le 6 juin et 24 octobre 1944 dans les rangs de la 1ère armée. “On sera cependant tenté de nuancer ce bilan flatteur en se demandant si les soldats reversés dans les unités combattantes y demeuraient – et pour combien de temps”, remarque l’historien. “Serment d’Hippocrate oblige”, les psychiatres militaires américains soulageaient la détresse de leurs patients, mais il n’était pas pour autant question de “les soustraire du champ de bataille”.

A leur retour au pays, les soldats américains souffrant de détresse psychique n’ont pas été livrés à eux-mêmes. Pour faciliter leur réintégration, notamment dans le marché de l’emploi, et éviter leur stigmatisation, le Corps des transmissions de l’armée américaine confie en juin 1945 à John Huston la réalisation d’un documentaire sur le retour au pays de soldats souffrant de “psychonévrose”. Tourné au Mason General Hospital de Long Island, il suit la prise en charge de 75 soldats, traités par “narcosynthèse” (sodium thiopental et amobarbital), par hypnose, musicothérapie, par une psychothérapie de groupe ou la thérapie par le travail. Le documentaire mentionne alors que 20% des soldats blessés souffraient de détresse psychique. Non scénarisé et jugé démoralisant en vue des futurs recrutements militaires, le documentaire est finalement interdit par l’Armée... jusqu’en 1980.

Si dans la plupart des cas, les symptômes disparaissent dans les trois mois, le TPST peut persister des mois, voire des années chez certaines personnes, souligne Sonya Norman, professeure de psychiatrie à la faculté de médecine de l’Université de Californie à San Diego. “Certains patients ne ressentent pas tant cette peur qu’un sentiment de culpabilité, de honte, décrit-elle. Ils ont l'impression d'avoir fait quelque chose durant cet événement traumatique qui était contraire à leurs valeurs, ou ils ont été témoins de quelque chose qu'ils n'ont pas pu arrêter.”

Combien de vétérans de la Seconde Guerre mondiale ont dû vivre avec un TSPT tout au long de leur vie sans recevoir de traitement adéquat ? Impossible à dire, les recherches étant quasi inexistantes et les témoignages des anciens combattants sur leurs troubles, rares. Le mythe de la Greatest Generation, qui a combattu héroïquement la barbarie pour défendre la démocratie, a passé sous silence leur souffrance psychique. Une étude réalisée en 2009 par l’American Geriatrics Society auprès de 157 anciens combattants révèlent pourtant que 16.6% répondent aux critères d’un diagnostic de TSPT (34% des vétérans du théâtre du Pacifique et 12% du théâtre européen).

Il faut attendre les années 1970 et la mobilisation des vétérans du Vietnam (on parle alors de “syndrome post Vietnam”), mais aussi des survivants de l’Holocauste et des victimes d’agressions sexuelles pour que le TSPT soit enfin considéré comme une pathologie. “A l’époque, la maladie mentale était encore plus stigmatisée qu’aujourd’hui, souligne Eric Bui. Il fallait d’abord que ce trouble soit reconnu comme une pathologie pour qu’on envisage de le traiter. Il a fallu un changement sociétal”, analyse le psychiatre. Le TSPT est aujourd’hui reconnu comme un enjeu de santé publique. “C’est l’un des plus gros pourvoyeurs de troubles addictifs et de suicides, alerte le psychiatre. Sur les guerres plus récentes, en Afghanistan et en Irak, pour les Etats-Unis il y a eu plus de morts par suicides que de morts provoquées par les armes ennemies.” Et pourtant, c’est l’une des rares pathologies psychiatriques qui se traite bien, souligne-t-il.

*Patton avait giflé un autre soldat une semaine plus tôt.

Documentaire Let there be light, 1946

 

 

Des recommandations françaises déconnectées ?

A quelques jours des célébrations du 80e anniversaire du Débarquement, une trentaine d’experts mondiaux du TSPT se sont réunis à l’université de Caen Normandie pour les premières Journées scientifiques du Centre régional de psychotraumatisme Normandie, en collaboration avec l'International Society for Traumatic Stress Studies (ISTSS), l'European Society for Traumatic Stress Studies (ESTSS), l’ABC des Psychotrauma, et le Centre national de ressources et de résilience (Cn2r). Un événement visant à favoriser “l’ouverture” et l’intégration de la recherche française sur le TSPT aux travaux internationaux, explique le Pr Eric Bui. “A l'international, il y a trois types de psychothérapie qui sont recommandées en première intention. Ce qui est très fréquent en France, c’est l’EMDR. Les deux autres sont des thérapies centrées sur le trauma, de la famille des thérapies cognitives et comportementales : l’exposition prolongée et la thérapie des processus cognitifs.” Ces deux thérapies, non disponibles en France, ont pourtant de très bons résultats : “Entre 7 et 8 personnes sur 10 répondent au traitement et vont significativement mieux”, souligne le psychiatre, qui a ouvert en 2022 le Centre régional de psychotraumatisme Normandie pour former les soignants français à ces techniques.

Références :

-“Le Débarquement, de l’événement à l’épopée”, sous la direction de Jean-Luc Leleu, Presses universitaires de Rennes, 2018.

-Alexander G. Lovelace, ""Slap Heard around the World": George Patton and Shell Shock", Parameters 49, no. 3 (2019), doi:10.55540/0031-1723.2776.

-Matthew J. Friedman, History of PTSD in Veterans: Civil War to DSM-5.

-Crocq MA, Crocq L. “From shell shock and war neurosis to posttraumatic stress disorder: a history of psychotraumatology”. Dialogues Clin Neurosci. 2000 Mar;2(1):47-55. doi: 10.31887/DCNS.2000.2.1/macrocq. PMID: 22033462; PMCID: PMC3181586.

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