Qui étaient ces officiers de santé qui ont traumatisé les médecins français ?
"Nul ne peut exercer la médecine en France s'il n'est muni d'un diplôme de docteur en médecine." Promulguée le 30 novembre 1892, la loi Chevandier pose les bases de la médecine française, en mettant un terme à un siècle de lutte de la profession face à la concurrence, jugée déloyale, des officiers de santé. Tout commence à la Révolution. En 1791, les corporations, symboles de l'Ancien régime, sont interdites et l'exercice de la médecine devient libre d'accès. L'année suivante, les facultés de médecine de Paris, Strasbourg et Montpellier, congrégations enseignantes, doivent fermer leurs portes. Puis en 1793, les révolutionnaires créent des "agences de secours" dans chaque arrondissement afin de s'occuper des "enfants, vieillards et indigents", sur le plan financier comme sur le plan sanitaire. "Etabli près de chaque agence", un "officier de santé" est "chargé du soin de visiter à domicile et gratuitement tous les individus secourus par la nation, d'après la liste qui lui sera remise annuellement". Mais cet idéal de "médecine sociale et de proximité", "jalons d'un service de santé d'Etat", comme le décrit Didier Tabuteau, titulaire de la chaire santé de Sciences po qui a longuement travaillé sur le sujet, est très vite contrarié par la guerre. Les officiers de santé sont engagés par l'Armée pour soigner les blessés et les effectifs grandissent au fil des campagnes révolutionnaires. La nécessité de mieux les former s'impose dès 1794, et se traduit par la création d'écoles de santé à Paris, Strasbourg et Montpellier. En 1803, ces trois écoles sont converties en écoles de médecine. La même année, face à la prolifération de charlatans, le Consulat rétablit le monopole d'exercice de la médecine par les médecins, qu'ils soient docteurs (en médecine ou en chirurgie)… ou officiers de santé. Le double cursus médical est installé. Médecins des riches, médecins des pauvres Tandis que les docteurs en médecine, formés à la faculté (rétablies en 1808), exercent dans les villes auprès d'une patientèle plutôt fortunée, les seconds, titulaires d'un brevet et formés en écoles de santé, maillent les campagnes et les faubourgs. "Pour devenir officier de santé, il fallait réussir un examen départemental à l'issue de trois ans d'études ou de cinq ans de pratique dans un hôpital, ou encore après six ans d'apprentissage auprès d'un docteur", détaille Didier Tabuteau, dans un article de la revue Droit social. Alors que les docteurs, du fait de leur haut niveau de formation, peuvent exercer sans limite, les officiers de santé sont cantonnés – à l'instar des instituteurs- au département où ils ont passé leur examen et ne peuvent "pratiquer les grandes opérations chirurgicales que sous la surveillance et l'inspection d'un docteur" : la distinction entre petite et grande chirurgie s'appréciera en fonction de la réussite, ou non, des interventions.
Les officiers de santé sont réduits "aux soins des plus ordinaires, aux procédés les plus simples de l'art", expose Michel-Augustin Thouret, directeur de la faculté de médecine de Paris au début du XIXe siècle. Mieux vaut des médecins moins formés que des faiseurs de miracle, des empiriques et des charlatans, juge-t-on. "Ils porteront les premiers secours aux malades, aux blessés, traiteront les affections les moins graves, s'occuperont des pansements communs et journaliers ; et, leur science principale devant consister à reconnaître les cas où ils ne doivent pas agir, ils formeront, sans doute, une classe moins relevée dans la hiérarchie médicale", déclare Thouret. Dans une société où les inégalités sont admises, voire institutionnalisées, cette médecine à deux vitesses ne choque pas. Les officiers de santé comblent un besoin que les docteurs, formés en nombre insuffisant et trop onéreux pour le commun des Français, ne peuvent, voire ne veulent, satisfaire. Et dans l'idée générale, les pauvres ont des maladies simples, qui ne requièrent pas le haut niveau de compétence du Docteur. "Les maladies des paysans sont en général simples comme leur mode de vie ; elles se rapportent à un petit nombre de causes qu'on peut expliquer sans peine. Les médicaments chers et précieux n'ont point cours dans les villages", fait valoir le marquis de Rougé, en 1826. "A des malades simples et pauvres, il faut un médecin pauvre et simple comme eux, qui, né dans une condition peu élevée, ayant conquis son grade à peu de frais, puisse se contenter d'une modeste rétribution", souligne le député Bonjean, à la fin du Second empire. Charles Bovary et le pied-bot d'Hippolyte La classe des officiers de santé est de fait un bon moyen de s'élever dans la hiérarchie sociale et d'acquérir un statut de notable dans le village. Certains officiers de santé réussiront même à devenir docteurs, tels Pierre-Fidèle Bretonneau (1778-1862), médecin chef de l'hôpital de Tours, fondateur de la faculté de la ville, célèbre pour avoir identifié la typhoïde et la diphtérie. Mais le plus connu des officiers de santé est un personnage fictif : Charles Bovary, le Monsieur de la Madame de Flaubert, lui-même fils de Docteur. Pour épater son épouse, le petit médecin de Yonville-L'Abbaye, poussé par l'apothicaire, tente de soigner un pied-bot en se lançant dans une ténotomie, procédé récemment mis au point par Delpech. [EXTRAIT]
— Mais non, pas du tout !… comment donc ?… « a opéré d'un pied-bot. » Je n'ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez, dans un journal… tout le monde peut-être ne comprendrait pas ; il faut que les masses…
— En effet, dit Bovary. Continuez.
— Je reprends, dit le pharmacien…
Cinq jours plus tard, le malheureux Hippolyte se tord de douleurs. La gangrène gagne sa jambe et un célèbre Docteur en médecine de Neufchatel est appelé à son chevet.
— Ce sont là des inventions de Paris ! Voilà les idées de ces messieurs de la capitale ! c'est comme le strabisme, le chloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait défendre ! Mais on veut faire le malin, et l'on vous fourre des remèdes sans s'inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres, nous ne sommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs ; nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n'imaginerions jamais d'opérer quelqu'un qui se porte à merveille ! Redresser des pieds-bots ! Est-ce qu'on peut redresser des pieds-bots ? c'est comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu !"
L'acharnement du Dr Antoine Chevandier Le législateur choisit finalement, à plusieurs reprises, de durcir les conditions d'accès à la profession. A partir de 1847, où l'on recense 7456 officiers de santé pour 10643 docteurs, leur nombre décroît : ils ne sont plus que 3203 en 1881, exerçant aux côtés de 11 643 docteurs. Mais ça ne satisfait pas le député de la Drôme Antoine Chevandier, lui-même Docteur en médecine. "Dans une époque de progrès comme la nôtre, fait valoir le Dr Chevandier, cité par le journal Le XIXe siècle en février 1890, il ne peut être question de prendre l'officiat pour type de l'unité médicale. C'est lui qui doit disparaître", tranche-t-il. Le député soumet alors pour la troisième fois depuis 1872 sa proposition de loi visant à instituer le monopole d'exercice de la médecine par les docteurs. Dans le camp des opposants, se trouve le doyen de la faculté de médecine de Paris, le Pr Paul Brouardel, qui "croit que cette suppression n'aurait d'autre résultat que d'encourager le développement de l'industrie des rebouteurs et empiriques de tout genre, le nombre des docteurs en médecine étant inférieur aux besoins de la population", rapporte le même journal. "Ce n'est pas autant la science des livres que la pratique intelligente et dévouée qui fait un bon médecin", plaide un confrère, le Dr Coltemps, dans La Médecine nouvelle en avril 1891. Au terme d'un périple législatif long de deux ans, la loi est enfin adoptée et promulguée le 30 novembre 1892. Le monopole des docteurs est institué et l'exercice illégal de la médecine, accompagné ou non d'une usurpation du titre de docteur, devient passible de 100 à 3000 francs d'amende et de six mois à un an d'emprisonnement. La loi ne réglemente pas seulement la profession de médecin, mais aussi celles de chirurgiens-dentistes (le grade de docteur en chirurgie est aboli) et de sages-femmes. Elle encadre la pratique des praticiens étrangers, autorise les internes à remplacer, oblige les professionnels à déclarer leur installation et à faire enregistrer leur diplôme à la préfecture, ainsi qu'à déclarer les cas de maladies épidémiques et prévoit une suspension ou interdiction d'exercer pour le professionnel condamné par la justice.
Quant aux quelques 3000 officiers de santé encore en exercice, ils conservent le droit d'exercer la médecine et pourront s'ils le souhaitent, tenter d'obtenir le grade de docteur en médecine. Parmi ceux qui venaient d'obtenir leur diplôme en 1892, quelques-uns exerçaient encore dans les années 1950. Le syndrome du "tout médecin" Ce "bras de fer séculaire entre les élites médicales et les pouvoirs publics sur l'organisation de la médecine en France" a laissé des traces, juge Didier Tabuteau. Véritable "traumatisme", l'invention de l'officiat de santé par la puissance publique a été l'origine d'un "isolationnisme idenditaire" de la profession, "tant à l'égard des pouvoirs publics et des organismes de Sécurité sociale que des autres acteurs de système de santé", qui n'ont eu de cesse de rejeter l'ingérence étatique et de "sacraliser leur monopole d'exercice". "Le syndrome du 'tout médecin' s'est alors développé. Cela pourrait expliquer que de nombreux actes soient aujourd'hui réservés en France aux médecins alors qu'ils sont pratiqués dans d'autres pays par des professionnels ayant une formation moins complète", écrit Didier Tabuteau dans Droit social, soulignant que cela a contribué au retard de développement des professions paramédicales en France. Alors que Florence Nightingale a promu les soins infirmiers dès les années 1850 outre-Manche, il faut attendre 1922 en France pour voir la profession infirmière être réglementée par décret, sous l'impulsion de Léonie Chaptal. Enfin, "l'invention des officiers de santé a fortement contribué à structurer la représentation du corps médical", relève Didier Tabuteau. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la loi de 1892 autorise enfin la profession à se constituer en associations syndicales, huit ans après la loi Waldeck-Rousseau. Ces mêmes associations syndicales qui, unies, signaient le 13 novembre dernier un communiqué pour dire non aux professions médicales intermédiaires, spectres des officiers de santé.
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