Plus de contrôles, plus de sanctions : comment l'Assurance maladie a détecté et stoppé près de 150 millions d'euros de fraude en 2023
Près de 150 millions d’euros. C’est le montant du préjudice lié aux fraudes détectées et stoppées par l’Assurance maladie au cours des six premiers mois de l’année 2023. Soit 30% de plus qu’au cours du premier semestre 2022, a souligné la Cnam, qui présentait ce jeudi 5 octobre un premier bilan de sa nouvelle « stratégie » de lutte contre la fraude, lancée il y a tout juste un an. Cette « politique volontariste », basée sur le triptyque prévention/contrôles/sanctions, vise à parvenir à un montant de fraude détectée et stoppée de 380 millions d’euros d’ici à la fin de l’année et de 500 millions d’euros en 2024, contre un peu plus de 219 millions d’euros en 2019.
Sur les 146.6 millions d’euros relevés au 30 juin 2023, plus des deux-tiers (102.4 millions) portent sur les frais facturés à tort aux professionnels de santé en ville, contre 39.2 millions d’euros pour les assurés et 13.9 millions d’euros pour les établissements. Si le gros du préjudice financier est donc imputable aux libéraux, la Cnam a tenu à souligner que ces pratiques de fraude sont « marginales » et sont à distinguer des simples erreurs de cotation et autres anomalies de facturation. « Fraudes, fautes, abus… On essaie de garder cette division, insiste le directeur de la Cnam, Thomas Fatôme. Mais les frontières ne sont pas si étanches que ça. Dans la fraude, il y a souvent une répétition de l’action », précise-t-il. « Ce que l’on cherche, c’est une intention maline de détourner le système pour s’enrichir », renchérit Marc Scholler, directeur de l'audit, des finances et de la lutte contre la fraude de la Cnam.
Aides auditives : l'appel d'air du 100% santé Pour couper court à ses pratiques, la Cnam a déployé en 2023 des programmes récurrents de contrôles ciblant les acteurs identifiés comme étant à risques, c’est-à-dire ceux qui présentent de fortes atypies de facturation et/ou un volume de prescriptions nettement plus élevé que leurs confrères, ou des assurés qui se distinguent par leur « sur-consommation ». « Quand on parle d’ ‘atypie’, ce n’est pas +5 +7% ou +10%, ça veut dire x2, x3 ou x4 », insiste Thomas Fatôme. L’Assurance maladie mène par ailleurs des actions pour contrer la montée en puissance des fraudes liées aux usages du numérique et des réseaux sociaux : vente de faux arrêts de travail sur Snapchat, trafics de médicaments par la vente de fausses ordonnances, fraudes aux RIB… Soixante cyber-enquêteurs seront d’ailleurs déployés sur ce terrain en 2024. L’Assurance maladie concentre également ses efforts sur le secteur des audioprothèses, en plein développement depuis la mise en place du 100% santé. Le nombre de patients appareillés a presque doublé entre 2019 et 2022, passant de 447 000 à 790 000. Revers de ce « succès » : l’apparition de nouvelles pratiques frauduleuses. « On est passé de 180 millions d’euros de dépenses pour l’assurance maladie obligatoire en 2019 à 429 millions d’euros en 2022. Quand on augmente les dépenses, malheureusement, mécaniquement, on voit apparaître de la fraude », relève le directeur de la Cnam. La mise en place du 100% santé a généré un appel d’air : sur les quelque 6700 sociétés commercialisant des aides auditives recensées, 1500 ont été créées depuis 2020… dont certaines spécifiquement pour exploiter à leur profit cette prise en charge à 100% élargie. Ce que confirment, d’ailleurs, les résultats des premières investigations menées par les CPAM.
Ainsi, en Seine-Saint-Denis, la caisse a d’ores et déjà détecté et stoppé 8.3 millions d’euros de fraude liées aux audioprothèses. Suite à des signalements d’assurés en 2022, qui ont vu apparaître sur leur révélé de remboursement des facturations d’appareils auditifs à leur insu, la CPAM a pu identifier deux sociétés dirigées par la même personne. Les contrôles de facturation effectués ont fait remonter des « signaux d’alerte » : « L’âge moyen des patients appareillés était de 24 ans, toutes les prescriptions arrivaient du même centre, et les patients venaient de partout en France », énumère Aurélie Combas-Richard, directrice de la CPAM 93. Des enquêtes téléphoniques conduites auprès des assurés concernés ont confirmé les soupçons : « Parfois ils n’étaient pas appareillés, parfois d’une seule oreille alors que deux appareils avaient été facturés ». Deux plaintes au pénal ont été déposées, portant sur un préjudice de 2.3 millions d’euros. Au niveau national, le préjudice lié à la fraude aux audioprothèses pourrait s’élever à « plusieurs dizaines de millions d’euros », anticipe la Cnam, qui va dans les semaines à venir mener des actions de contrôle ciblant 130 centres. « Il y a aussi un sujet de qualité des soins », pointe Thomas Fatôme. « Lorsque vous vous faites poser une audioprothèse, vous avez le droit à un suivi régulier pour régler l’appareil. Le prix comprend cette prestation. » Un suivi trop souvent négligé, déplore le directeur de la Cnam. « Dans les premiers temps de la réforme du 100% santé, les prestations de suivi, on ne les voyait pas. On a écrit aux 770 000 patients appareillés pour leur rappeler leur droit à ce suivi et aux 4500 audioprothésistes pour leur rappeler leur obligation. » Cette campagne d’information semble avoir porté ses fruits puisque 1 102 000 suivis ont été télétransmis au premier semestre 2023, contre 462 000 au 1er semestre 2022. Annulation de la prise en charge des cotisations sociales pour les professionnels fraudeurs Enfin, l’Assurance maladie poursuit ses campagnes de contrôle sur les centres de santé, notamment ceux spécialisés dans les soins dentaires et ophtalmologiques, placés « sous surveillance » durant les premiers mois suivant leur ouverture. Des contrôles qui ont mené en août dernier au déconventionnement en urgence d’un réseau entier de 13 centres de santé, présents dans 10 départements – une première. La nouvelle stratégie anti-fraude vise en effet à sanctionner plus, et plus vite. « La procédure pénale prend du temps et pendant ce temps, les remboursements se poursuivent », souligne le directeur de la Cnam. Luttant contre la fraude sur le plan conventionnel, ordinal et pénal, l’Assurance maladie se félicite d’avoir augmenté de 11% le nombre de suites contentieuses engagées en 2022. L’an dernier, les pénalités financières ont doublé, représentant 16 millions d’euros. La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 a relevé le montant maximum de la pénalité financière à 300% du préjudice subi et a permis de majorer 10% le montant indument versé au titre des « frais de gestion » : 1.5 million d’euros de frais de dossier ont ainsi été facturés, en plus des indus notifiés, depuis avril 2023. Le PLFSS 2024 prévoit de renforcer encore cet arsenal de sanctions. Outre le déconventionnement en urgence, le texte permet aux caisses d’annuler la prise en charge des cotisations sociales des professionnels de santé en cas de fraude. La mesure, présentée au printemps dernier, a fait bondir les syndicats de libéraux, qui ont dénoncé une « violence institutionnelle » et une « nouvelle attaque contre le monde libéral ». « Je le répète, la fraude est l’œuvre d’une minorité de professionnels de santé. Je ne crois pas que nous exercions une violence institutionnelle de quelque nature que ce soit, on assume notre responsabilité de contrôle », rétorque Thomas Fatôme. « Si les remboursements sur lesquels les cotisations sociales sont prélevées étaient frauduleux, il est légitime que cette récupération se fasse, justifie le directeur de la Cnam. C’est une mesure qui sera proportionnée, il ne s’agit évidemment pas d’aller récupérer toutes les cotisations sociales qu’on prend à notre charge, il s’agit de le faire en lien avec l’indu frauduleux qui aura été détecté et pour lequel il y aura une condamnation. »
Entre 140 et 230 millions d’euros : le montant estimé de la fraude des médecins spécialistes
Pour couper court aux « chiffres fantaisistes » qui ont pu circuler, la Cnam a entrepris d’évaluer, champ par champ, le préjudice financier lié la fraude sociale. A partir des résultats des actions de contrôle et de lutte menées en 2018 et 2019 sur l’activité des professionnels de santé, elle estime que les pratiques abusives, fautives et frauduleuses représentent entre 2.6% et 4% de l’activité des médecins de 7 spécialités (rhumatologues, chirurgiens orthopédiques, anesthésistes, ophtalmologues, gynécologues, radiologues et psychiatres). Soit un préjudice financier qui se situe dans une fourchette comprise entre 140 et 230 millions d’euros.
Plus de la moitié (51%) du préjudice financier concerne le non-respect de la nomenclature ou de la réglementation, tandis qu’un quart (25.7%) est lié aux actes fictifs et aux facturations multiples frauduleuses. S’agissant des spécialistes, une part non négligeable de la fraude (16%) est attribué à l’exercice illégal de la médecine par une profession non médicale...
Le préjudice est évalué entre 60 et 90 millions d'euros pour les chirurgiens-dentistes et entre 166 et 234 millions d'euros pour les kinés. Pour ces derniers, les pratiques abusives, fautives et frauduleuses représenteraient entre 5.2% et 6.8% des dépenses.
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