Le généraliste face aux violences conjugales : ce qu'il faut faire et ne pas faire

02/10/2019 Par Caroline Coq-Chodorge
Du 3 septembre au 25 novembre, le Grenelle contre les violences conjugales est l’occasion d’une réflexion commune et d’une vraie prise de conscience. Une phase de concertation qui visera à « prendre des engagements concrets et collectifs » autour de trois axes : « prévenir », « protéger et prendre en charge », « punir pour mieux protéger »… Quel rôle pour le médecin, souvent premier interlocuteur des victimes ? Comment l’accompagner et le former ?

Audrey, 27 ans, est décédée de 14 coups de couteau dans la nuit du dimanche 15 septembre, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Elle a été retrouvée le lundi après-midi, derrière la porte entrebâillée de son appartement. Interne en pédiatrie à l’hôpital Jean-Verdier de Bondy (AP-HP), elle se destinait à la médecine générale. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les soupçons portent sur son ex-petit ami... Audrey est sans doute la 107e victime de féminicide commis en France cette année. En 2018, 121 femmes et 28 hommes sont décédés, victimes de leurs partenaires ou ex-partenaires. Le 3 septembre dernier a été lancé le Grenelle contre les violences conjugales, qui s’échelonnera jusqu’au 25 novembre, rythmé par des ateliers pour faire émerger « des solutions concrètes, efficaces et accessibles à tous », a promis Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations. Démonter la « stratégie de l’agresseur » Partie prenante de ce dispositif en construction, les médecins de ville sont souvent les premiers interlocuteurs des victimes de violence. Mais face à ce sujet parfois difficile, ces derniers peuvent se sentir, légitimement, désarmés. Comment repérer ces patientes et aborder le sujet ? Comment agir et les orienter ? Un grand nombre de ces femmes ne sont pas repérées, car ces violences vont bien au-delà des coups. C’est un « processus évolutif au cours duquel un partenaire exerce, dans le cadre d’une relation privilégiée, une domination qui s’exprime par des agressions physiques, psychiques ou sexuelles »(1), selon une définition proposée par le ministère de la Santé. « Beaucoup de femmes ne sont pas en capacité de parler, d’elles-mêmes, des violences qu’elles subissent », prévient Gilles Lazimi, médecin généraliste au centre de santé de Romainville (Seine-Saint-Denis). Alors, comment aborder le sujet, lorsqu’une femme se tait, même en présence de lésions ? « Le plus simple est de poser la question : est-ce que vous avez subi des violences verbales, physiques ou sexuelles ? » Emmanuelle Piet, médecin de PMI en Seine-Saint-Denis, et présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), pratique, elle, le dépistage systématique. « Mais la manière de s’approprier le sujet est personnelle », admet-elle. Très directe, cette militante du planning familial tend des « pièges » aux hommes violents : « Je demande systématiquement aux femmes comment se déroulent les rapports sexuels avec leur conjoint. Si elles me disent, par exemple, que c’est difficile pour elles de dire non, je commence par prescrire un certificat médical de contre-indication aux rapports sexuels pour quinze jours. Si le mari leur impose quand même un rapport sexuel – ce qui est un viol –, elles comprennent qu’il ne se soucie pas de leur santé et commencent à réaliser ce qui leur arrive. » Le médecin tente ainsi de leur démonter « la stratégie de l’agresseur, qui choisit sa victime, la séduit, l’isole, l’humilie, inverse le poids de la culpabilité en la rendant responsable de ce qui lui arrive, fait régner la terreur ». Le tableau clinique...

qui doit alerter est impossible à dresser de manière exhaustive, tant il est vaste : « C’est toute la médecine générale », explique le Dr Gilles Lazimi. Ce sont les pathologies psychiatriques, les dépressions, les tentatives de suicide ou les conduites à risque. Dans le champ gynécologique, on retrouve les douleurs pelviennes, les grossesses non désirées, les infections sexuellement transmissibles à répétition… Et du côté des symptômes physiques, les lésions traumatiques mais aussi les douleurs lombaires ou cervicales, la fibromyalgie, les céphalées, les troubles gastriques, les infections urinaires ou sexuellement transmissibles, surtout lorsqu’elles se répètent, la constipation opiniâtre, etc. Une première grossesse est aussi un moment à risque. Plan d’attaque ! Le portrait type de la femme victime de violences conjugales, qui échappe à la vigilance des professionnels de santé ? « C’est celle qui se plaint de nombreux symptômes, mais dont tous les examens sont normaux. Qui revient souvent, est agressive ou semble ailleurs, déconnectée, a des conduites addictives. Ces femmes suscitent souvent du rejet, parce qu’on ne les comprend pas. Tous ces symptômes forment un écran, qui masque le psychotraumatisme. Face à ces patientes, poser la question des violences peut être un révélateur », décrit le Dr Gilles Lazimi. Il a ainsi mené en 2004 une enquête sur 100 patientes, au centre de santé, en posant de manière systématique la question des violences. Résultats : 49 % ont subi des violences verbales ou psychologiques, 31 % des violences physiques, 21 % des violences sexuelles. Des chiffres corroborés par une quinzaine d’études similaires. Une fois la situation connue, « le médecin ne doit pas rester neutre, prévient Gilles Lazimi, sinon il se place du côté du plus fort. Il doit rappeler la loi, dire qu’elles ne sont pas responsables, et que rien ne justifie ces violences. Être reconnue comme victime peut leur permettre de se transformer ». En aucun cas, cependant, un médecin ne peut prendre une décision à la place de sa patiente. « On ne signale jamais une femme victime de violences. Ce sont des adultes, ce serait contre-productif, affirme Gilles Lazimi. On doit au contraire les aider à redevenir maîtresses de leur destin. » L’Ordre des médecins est aussi très ferme sur ce point (voir encadré ).

Le point de vue de l’Ordre des médecins
Une des missions fondamentales du médecin est d’établir un certificat médical, en respectant les règles de rédaction. Il est nécessaire d’indiquer les faits médicaux constatés lors d’un examen clinique consciencieux, en particulier les lésions physiques. Il faut bannir toute interprétation. Le certificat peut être accompagné de photos. Pour relater les dires de la victime et procéder au recueil des commémoratifs, le médecin doit utiliser les guillemets ou le conditionnel. Il évalue aussi le retentissement psychique. Une incapacité totale de travail (ITT) doit être fixée sur le certificat avec des réserves. Si le médecin n’est pas en mesure de l’évaluer, il peut adresser la victime vers une consultation de victimologie. Ce certificat doit être remis à la patiente, et une copie conservée dans le dossier médical. L’ouverture du dialogue sur un éventuel dépôt de plainte est possible, mais c’est à la victime de faire la démarche. Le médecin peut aussi lui demander son accord pour faire un signalement au procureur de la République. Mais, là encore, son accord est indispensable. »

Dans des situations d’urgences perçues comme vitales, Emmanuelle Piet conseille aux médecins de « demander l’accord de la patiente pour faire un signalement au procureur de la République ». Si elle refuse, une autre solution est de lui proposer de la mettre à l’abri en l’hospitalisant : « Dans ce cas, il faut prévenir les confrères hospitaliers. » Face à l’urgence, Emmanuelle Piet suggère de mettre au point un « plan d’attaque », toujours avec l’accord des professionnels de la santé, en s’entourant des ressources médicales, associatives, judiciaires, policières et médicales (voir encadré ci-dessous). Le hic, c’est qu’elles sont pour l’instant éclatées et inégales d’un territoire à un autre. Un Centre national de ressources et de résilience – en cours d’installation – sera chargé d’établir un annuaire de toutes les ressources disponibles. Il est aussi possible de s’adresser aux dix centres de prise en charge des victimes de psychotraumatisme, en cours de déploiement sur le territoire. En atteste la consultation de victimologie de l’hôpital Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois. « Nous sommes une équipe pluridisciplinaire de cinq psychologues, un psychiatre et un hypnothérapeute, raconte Fatima Le Griguer, psychologue. Nous avons commencé à travailler notre réseau, à l’intérieur de l’hôpital, pour que soient repérées et bien orientées les femmes battues. Ce qui est loin d’être le cas : par exemple, une femme récemment victime d’une strangulation a été admise en réanimation, mais en regardant son dossier, on s’est rendu compte qu’elle avait été plusieurs fois admise pour des fractures. Les médecins ne regardent pas assez les antécédents. » Désormais centre national, l’équipe doit « tisser un autre réseau à l’extérieur de l’hôpital, avec la justice, la police, le monde associatif mais aussi les professionnels de santé libéraux ». Seulement, le centre commence déjà être « débordé par la demande de consultations et d’accompagnements. Et nous n’avons aucun budget, à l’exception de celui que nous alloue notre hôpital… qui est très endetté ». À Tours ce sont les médecins libéraux de SOS Médecins qui ont pris l’initiative, en créant, dans leurs locaux, un centre d’accueil et de prise en charge des femmes victimes de violences, inauguré le 25 avril dernier. « C’est l’aboutissement de deux ans de travail avec l’hôpital, le CHU, le tribunal et les forces de l’ordre, raconte le Dr Paul Phu, son président. L’idée est de pouvoir accueillir, sans restriction d’heure, les femmes victimes de violences, avec ou sans rendez-vous. Elles nous appellent, viennent à leur convenance, et on trouve un médecin pour une consultation, qui débouche toujours sur un certificat, éventuellement une incapacité totale de travail (ITT). Si les femmes le souhaitent, nous contactons le commissariat. Le 115 a aussi l’obligation de trouver une place d’hébergement, si nécessaire. Des taxis sont aussi mis à leur disposition pour effectuer leurs démarches. » En trois mois et demi de fonctionnement, le centre d’accueil a réalisé 98 consultations, soit environ une par jour. Mais le Dr Phu regrette que cette nouvelle offre soit « mal accueillie par certains acteurs plus anciens, comme le monde associatif ou la consultation de victimologie du CHU. Ils craignent une concurrence de notre part. Mais nous fonctionnons sans subventions, et nous travaillons avec eux. Grâce à notre réactivité, nous mettons de l’huile dans les rouages ». Le gouvernement cite d’ailleurs leur initiative en exemple et souhaite l’étendre à d’autres territoires. Manque de moyens, manque d’écoute Pour l’heure, il reste beaucoup à faire en matière de formation des médecins. Le Dr Lazimi, professeur associé à la faculté de médecine Sorbonne Nouvelle (Paris), organise, depuis quinze ans, un séminaire sur les violences, auquel assistent tous les internes. « Malheureusement, cela n’existe pas encore dans toutes les facultés », regrette-t-il. Il y a aussi de nombreuses offres de formation continue. Le CFCV a ainsi développé des sessions de formation continue pour les professionnels de santé libéraux. Sa présidente se félicite d’un nouvel engouement des médecins pour le sujet : « Cela les intéresse, ils veulent faire mieux. » Mais Gilles Lazimi regrette que « les trois jours de formation indemnisée ne soient pas suffisants. On a besoin de séminaires, en dehors du DPC, qui soient indemnisés ». Et le million d’euros débloqué à l’occasion du Grenelle ne lui semble pas suffisant : « On se moque du monde ! » Manque de moyens et manque d’écoute… D’autres acteurs – qui prennent en charge les hommes auteurs de violences dans le cadre « d’injonctions de soins par la justice mais aussi lorsqu’ils sont menacés par leur compagne d’être quittés, ou lorsqu’ils veulent retrouver leur foyer » – le regrettent. « Faute de subventions, je suis contraint de payer de ma poche les locaux de l’association parisienne », regrette Alain Legrand, psychologue et président de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d’auteurs de violences conjugales et familiales (Fnacav). Il insiste sur « la distinction à faire entre les hommes violents. Parmi eux, il y a des pervers, des psychopathes et ceux qui sont auteurs de violences, qui ont pété les plombs dans le contexte d’un conflit au sein du couple. Tous les hommes auteurs de violences ne sont pas des assassins, il faut les prendre en charge. Nous aussi, nous défendons les femmes ! ».   (1)« Les femmes victimes de violences conjugales, le rôle des professionnels de santé : rapport au ministre chargé de la Santé », Pr Roger Henrion, février 2001.

Quelles ressources ?
> 3919 : numéro d’écoute national ouvert de 9 h à 22 h du lundi au vendredi et de 9 h à 18 h les samedis, dimanches et jours fériés. Il devrait à terme être ouvert 24 heures sur 24.
> www.signalement-violences-sexuelles-sexistes.gouv.fr : plateforme pour les victimes de violences, harcèlements et discriminations.
> Les délégations départementales aux droits des femmes et à l’égalité : elles recensent toutes les ressources locales.
> Déclicviolence : le site propose des fiches pratiques à destination du médecin généraliste.

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