"En ce temps-là, les remplacements en médecine générale étaient autorisés dès la fin du stage interné. On pouvait même remplacer en tant qu’interne le chef de service d’un hôpital périphérique pendant ses vacances. A l'été 1980, je remplace dans la campagne profonde normande un médecin généraliste parti en vacances. Au téléphone, pour les rendez vous et pour les repas du midi et du soir, son épouse. Les plateformes de rendez vous n’existaient pas et internet encore moins. Il fallait quelqu’un pour tenir le cabinet et c’était l’épouse du remplacé. Monsieur était parti avec sa maîtresse, en me confiant les clés du cabinet. Mal m’en a pris ! Car l’époux malheureux de ladite maitresse, loin d’accepter cette situation, entendait me pourrir la vie. Harcèlement téléphonique, demande de visites dans le bocage avec des adresses fictives, coups de téléphones incessants y compris la nuit avec juste une respiration au bout du fil. L’enfer ! "Vous prendrez bien un café?" L’épouse du médecin, consentante obligée aux frasques de l'époux volage, prenait malgré tout soin de moi, très consciencieusement. Parmi les visites de l’après-midi, arrive une visite dans une ferme. Ma collaboratrice du moment m’informe qu’il faut montrer pattes blanches. Elle me raconte que le remplaçant précédent, adepte de la tenue décontractée du jeune maoïste (bleu de chauffe), avait trouvé porte close, malgré la demande de visite. Plus tard, coup de téléphone véhément de la fermière - Et votre remplaçant là, quand est-ce qu’il compte venir ? - Mais il est passé : il n’a trouvé personne au logis, porte close. - Ah bon ! Comment qu’il est ? L’épouse délaissée là encore, lui décrit le jeune médecin gauchiste. - Ah c’éteu ce gars-là ? Il n’avait pas une tête de médecin et je lui ai pas ouvert, il y a plein d’alfeussiers ( vagabonds ?) dans le coin. Moi j’ai l’uniforme requis : costume-cravate. La porte s’ouvre sans problème, j’ai l’air d’un docteur. J’ai du traverser la cour boueuse, en contournant le tas de fumier. La fermière, elle, a triste mine. En bottes crottées, la blouse déchirée, échevelée, édentée. Elle me fait asseoir à la grande table de ferme, recouverte d’un bulgomme comme toutes les tables ici, sur un grand banc de ferme. - Vous prendrez bien un café ? J’acquiesce mais je précise, "sans". - Ah bon ! Comme vous voudrez ! Pourquoi préciser "sans" me direz-vous ? "Sans", c’est sans calva ; un café "normal" c’est "avec". D’ailleurs, pour questionner un alcoolique potentiel il suffisait de demander combien de cafés il prenait par jour et le "gars", d’un air entendu, discutait le nombre de cafés quotidiens. "Un gars de la ville, ça ne peut pas comprendre" Je m’assois sur le banc et j’attends le café qui mijote depuis le matin sur la cuisinière à bois, comme dans la plupart des fermes. Ce qui lui donne un goût que je ne retrouve plus : moitié caramel, moitié café. Je sirote mon café et j’interroge ma patiente sur la raison de son appel. Elle me dit qu’elle ne trouve plus le sommeil depuis des semaines. Plusieurs tasses plus tard, elle m’explique que son voisin la harcèle pour qu’elle lui vende sa ferme et ses trois vaches. Elle refuse, car elle a toujours habité là et que c’est chez elle. Alors pour se venger, il a fait appel à un sorcier du coin qui vient la visiter toutes les nuits chez elle pour mettre le feu à sa maison. Elle me fait comprendre que c’est normal qu’elle ne puisse ou veuille pas dormir : elle doit guetter le sorcier et le faire partir avec des signes de croix. Moment de solitude devant ma tasse de café. Je tente de lui expliquer que ça n’existe pas, mais d’un revers de main elle me dit qu’un gars de la ville, ça ne peut pas comprendre. Que faire ? Lui donner des anxiolytiques ? La faire consulter par un psychiatre ? - Je ne suis pas folle vous savez, ça se passe comme ça par ici. Et c’est vrai que la croyance des sorciers, des jeteurs de sort, des tireurs de lait de vaches à distance (le sorcier fait venir le lait des vaches de l’ensorcelé vers les vaches du jeteur de sort par magie et les vaches ne donnent plus) est vivace ici. Je suis resté deux heures sur mon banc. J’ai tenté de la rassurer, je ne lui ai rien prescrit, elle m’a remercié et m’a dit qu’elle se sentait mieux et qu’elle allait faire appel à quelqu’un pour lever le sort. Je suis parti vers mon enfer téléphonique nocturne mené par un autre diable : le cocu. Je n’ai plus jamais remplacé ce confrère. La ferme a-t-elle brulée ?"
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