"Il y a bien longtemps, lors de mes premiers remplacements en 1976 dans la campagne normande, j’inaugurais tout juste une nouvelle mission auprès d’un médecin généraliste exerçant dans un gros bourg, couvert par deux confrères non associés mais assez rivaux - il faut bien le dire. Avant de partir en vacances et en dernière recommandation, mon hôte me signifie qu’en cas de nécessité je pouvais toujours prendre avis auprès de son confrère, quand bien même leurs rapports de confraternité n’étaient pas toujours au beau fixe. Dont acte ! Au troisième jour, contre toute attente, l’aimable collègue me téléphone et me prie fort courtoisement de le décharger, si possible, d’une visite urgente à faire dans une ferme éloignée - visite trop distante à assurer en temps voulu en raison de son emploi du temps déjà surchargé. Sans me donner plus de détails, je sus qu’il s’agissait d’aller porter assistance à une femme enceinte présentant une réaction allergique. Béjaune de mon état, j’accepte bien volontiers, conscient de ce que les voyages forment toujours la jeunesse. De fait, la patiente résidait à 8 kilomètres de là, dans un gros corps de ferme semi fortifié, vestige de ce qui se voyait autrefois souvent dans les campagnes chez les hobereaux fortunés. Cernée ici de quatre murs d’enceinte, la ferme comprenait une imposante bâtisse, des communs, une vaste basse-cour et tout le toutim d’engins utiles aux travaux agricoles. De prime abord, la joliesse de ce décor hors d’âge donnait plutôt bonne impression. Mais à peine le porche franchi, me voilà déjà coursé et molesté par un groupe d’oies en furie dont je tente avec ma sacoche de parer tant bien que mal les coups de bec venant en salve martyriser mes mollets, ceci tout en prenant soin d’éviter les déjections glissantes des volailles mêlées aux flaques boueuses jonchant la cour. La seule présence humaine perceptible dans ce monde hostile émanait de la voix d’une fillette qui, alertée du tintamarre des palmipèdes, orientait mes pas depuis le seuil du logement : "C’est par ici, Docteur !" Toujours poursuivi par la meute en émoi, je pénètre prestement dans un long corridor faisant office de véranda, où somnolait paisiblement un gros chien, la truffe entre les pattes. "Dis-moi mignonne, rien à craindre du chien, hein ?" "Non, non, il est très gentil le chien !" Las ! Sitôt arrivé à hauteur de la bête, je la vois bondir brusquement sur moi, j’ai juste le temps de me plaquer contre le mur pour entendre le claquement de deux mâchoires me frôlant les côtes, car heureusement le chien était retenu par une solide chaîne. Sinon, je ne sais ce qu’il en serait advenu de mes os au vu ce que m’avait laissé percevoir cette gueule grande ouverte et je peux attester ici qu’il avait une généreuse denture, le molosse ! Un tant soit peu furibard, je jette quand même un regard noir à la jeune écervelée tout en maudissant ce fichu clébard. "Ah c’est ça que tu appelles gentil, toi ?!" J’entends alors l’alitée me héler de sa chambre : "Je suis là Docteur, j’avais vraiment hâte de vous voir, je tiens plus moi !" Mais là ! Là, c’est vraiment le comble. Ni à l’école du GIGN, ni même à fort Boyard ils n’ont encore osé pousser le sadisme de semblables mises en situation ! Un vrombissement de guêpes hystériques tourbillonnant en tous sens dans la chambre, entrées je ne sais comment, investissait déjà tout l’espace. "Regardez-moi donc toutes ces sales bêtes, un véritable essaim ! Elles m’ont piquée plusieurs fois, Docteur ; et maintenant ça me gratte de partout." Clairement énoncé, le diagnostic n’était déjà plus la question à se poser - que corroborait d’ailleurs l’examen rapide de la patiente couverte d’urticaire. S’ensuivit l’examen clinique s’assurant de l’absence d’un choc anaphylactique, toujours à craindre en ces circonstances allergiques, ou de manifestations fâcheuses cardiorespiratoires requérant alors de plus gros moyens. Bref classique coup de sthéto ici et là, TA, contrôle du pouls, etc. Pour l’heure, RAS heureusement : seule bonne nouvelle du moment. Tout en poursuivant mon examen essayant tant bien que mal de me protéger au mieux des bestioles, je m’interroge moins sur la décision thérapeutique à entreprendre que de la logistique la plus adaptée pour la mettre en œuvre : savoir comment sortir de ce guêpier jamais aussi bien nommé Les antihistaminiques étant déconseillés en raison de la grossesse, il me fallait fissa utiliser les corticoïdes et tant qu’à faire, rejoindre au plus tôt ma voiture garée à l’extérieur de la ferme afin de récupérer ma trousse d’urgence. Oui, mais ! N’étant nullement versé au syndrome de Stockholm, ni fondamentalement adepte des performances honorant les challenges extrêmes, je ne me voyais vraiment pas refaire le chemin inverse, lâcher la peste pour le choléra et retrouver le club Dorothée de mes tout derniers amis hantant le corridor et la cour infernale. Ça non ! Irrévocablement non ! Bon, ne restait donc pas d’autre issue que la fenêtre, certes déjà un peu entrebâillée, mais surplombant -au jugé- de près de trois mètres les herbes folles bordant l’enceinte (pas la dame non, seulement les murs d’enceinte, pour ceux qui ne suivent pas). Avant de sauter vers le néant, j’adresse un ultime regard rempli de commisération et néanmoins protecteur à l’innocente victime prostrée dans son lit : "Bon, rassurez-vous M’dame, rien de bien grave, j’ouvre déjà tout grand la fenêtre pour faire sortir si possible les bestioles et reviens vous pour vous faire une piqûre, ne bougez pas !" "Oui, oui, mais faites vite, Docteur !" (ben tiens, y’a qu’à demander). J’enjambe la fenêtre et me laisse glisser le long du mur en me retenant des bras. Enfin nanti du précieux traitement, le pourquoi étant déjà acté, se posait maintenant la question du comment réinvestir le site sensible : même circuit qu’en descente mais cette fois sans moyen apparent d’escalader le mur pour regagner directement la chambre. MacGyver, lui au moins, en pareille circonstance, aurait sans doute eu l’idée de concevoir à la ramasse un ersatz de corde à nœud en nouant des draps - encore fallait-il avoir eu connaissance et usage d’un telle expérience, tant ce plan B ne figurait pas il est vrai à ce que j’en savais, dans notre formation universitaire. Et puis en l’occurrence, c’eût été perdre un temps précieux apporté au traitement. Le plus simple, si l’on peut dire faute de mieux, s’avérait d’avancer la voiture à l’aplomb de la chambre puis trousse en bandoulière, monter sur le capot, le toit, faire un rétablissement sur les bras puis comme dans les contes de fées, regagner enfin l’alcôve de la princesse en détresse. C’est ce qui fut fait en temps voulu. De quoi calmer la malheureuse puis m’assurer toutefois, vu les circonstances, qu’une surveillance fasse suite à l’évolution des symptômes. La jeune fille ? Non ! C’était par trop limite. Quant au mari, hélas absent de la scène, il officiait aux champs (lequel ?). "Vous savez, c’est tout de même sérieux M’dame, il vous faut rester prudente, d’autant que vous êtes enceinte. Au moindre problème, téléphonez aussitôt à votre médecin traitant. De toute façon, dès mon retour, je me charge de lui rendre compte (Ah pour ça oui!) de la situation pour qu’il vous recontacte." Cerise sur le gâteau, au moment d’enjamber de nouveau la fenêtre, fait désormais devenu un jeu d’enfants mais tout bien repensé d’improbable addiction, je l’entends benoitement me lancer : "Merci bien, Docteur, je ne vous raccompagne pas hein !" (Ah pour ça non, M'dame, sûrement pas !) De retour au cabinet, je me suis empressé de téléphoner à l’aimable confrère pour lui faire rapport de cette si récréative et bucolique escapade en milieu rural. Ce fichu salopard, familier des us et coutumes des consorts et des lieux, se savait très au fait qu’en franchir les murs sans l’assistance d’un exorciste ne prédisposait guère à une promenade de santé. Le félon s’était bien gardé de m’en faire part, envoyant au feu l’estafier du confrère sans plus de vergogne. Ce coup fourré était-il un bizutage ? Pied-de-nez adressé par sujet interposé à son bien aimé rival ? Ou bien est-ce moi qui galère ? En tout cas, le rire jubilatoire et sans retenue de sa part à l’écoute de mon récit ne m’a laissé aucun doute. S’il vit toujours, il doit certainement encore en faire des gorges chaudes. Moi aussi d’ailleurs et sans aucun regret.
Cas exceptionnel, lieu d'exercice hors du commun, cabinet cauchemardesque, patient inoubliable… Remplaçant d'hier ou d'aujourd'hui, racontez-nous vos meilleurs ou pires expériences ! Vos histoires seront publiées cet été sur Egora.fr
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