
"C'est de la vraie médecine générale" : en couple, ils ont quitté les urgences pour ouvrir un cabinet dans une ferme
Après avoir passé une dizaine d'années à l'hôpital public ou en clinique en tant qu'urgentistes, Alexandre Grosjean et sa compagne Maria Rydzak ont décidé de tenter l'aventure du libéral, en couple. Jeunes parents, ils ont ouvert leur cabinet de médecine générale au cœur d'une ferme, à Limey-Remenauville (Meurthe-et-Moselle), où Alexandre y développe également son activité d'exploitant forestier. Egora est allé à la rencontre de ce binôme qui a embrassé une médecine de proximité "plus humaine".

De Remenauville, il ne reste presque rien, hormis des trous d'obus tapissés par la végétation. Seuls des panneaux photographiques et d'autres portant les noms des rues d'antan permettent de resituer les bâtiments qui se tenaient à cet emplacement, il y a plus de 110 ans. Occupé dès 1914 par les Allemands, le village a été complètement détruit durant la Première Guerre mondiale, et n'a pas été reconstruit, à l'exception de la chapelle du souvenir, érigée en lieu et place de l'ancienne église. Aujourd'hui rattaché à la commune de Limey, il n'est plus parcouru que par quelques passionnés d'histoire ou des randonneurs. C'est en contrebas de ce village disparu, "sur la ligne de front", que se trouve la ferme Sainte-Barbe. Dans le "No Man's Land", sourit le Dr Alexandre Grosjean, qui s'est improvisé guide pour notre venue.

Le médecin de 43 ans a racheté cette ferme au milieu de nulle part il y a cinq ans afin de développer sa seconde activité, celle d'exploitant forestier. Quand il ne soigne pas ses patients, il transforme le bois de ses parcelles de forêts, éparpillées sur 15 à 20 kilomètres à la ronde. "Autour de la ferme, ce sont essentiellement des forêts domaniales, appartenant à l'Etat", explique Alexandre Grosjean en nous faisant visiter les extérieurs sous un soleil voilé, qui s’apprête à céder sa place à la grêle. D'aussi loin que remontent ses souvenirs, l'enfant du pays a toujours été "très nature" et "bricoleur". "Ça se voit à mes mains !", plaisante-t-il, en tendant ses paumes abîmées. Son père, kiné, était lui-même "très écolo" et lui a transmis ses valeurs.
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Nathalie Hanseler Corréard
Oui
Retraitée depuis la Covid. Mon vécu : ayant fait des semaines de 70H (5,5 J/sem) près de BX avec 4 gardes par an, puis déménagé à ... Lire plus
C'est à la suite de la tempête de 1999 qu'est née en lui l'envie de travailler le bois. Alexandre Grosjean avait alors une petite vingtaine d'années. "Beaucoup d'arbres étaient tombés sur notre terrain, mes parents avaient donc fait venir chez nous une scierie mobile pour les transformer en planches." Des années après, il en a installé une vraie dans sa ferme. À l'arrêt l'hiver, l'installation redémarrera dans quelques semaines, quand les températures auront grimpé. En attendant, les grumes patientent tranquillement dans le "parc" de stockage. Outre des planches et du bois de chauffage, Alexandre veut en faire des petits objets, comme des nichoirs à oiseaux qu'il mettra à la vente. Une façon de garder une trace de ces arbres qui ont "vécu" avant lui.
Je n'ai jamais fait de médecine générale à proprement parler
Ce n'est pas la seule activité qu'Alexandre Grosjean exerce désormais à la ferme. Le 10 février dernier, il a ouvert un cabinet de médecine générale dans les anciennes écuries, avec son épouse Maria Rydzak, 37 ans. Un changement de vie professionnelle radical pour les deux urgentistes qui se sont rencontrés au CHU de Nancy, et ne juraient que par une carrière hospitalière. Après plusieurs années à servir dans le public, les tourtereaux avaient rejoint les urgences de polyclinique de Gentilly en 2020, jusqu'à ce qu'elles ferment leurs portes en février 2023. "Ça s'est transformé en espèce de CMSI [centre médical de soins immédiats, NDLR] sans en être un, tout en étant ni des urgences, ni un hôpital de jour, ni un cabinet de médecine générale. Ça ne correspondait à rien", lâche Alexandre.
"Avant la fermeture des urgences, la clinique avait construit un service tout neuf où on devait déménager par la suite. On s'est retrouvés dans cette structure qui, sur le papier, était un cabinet de médecine générale, mais n'y ressemblait pas du tout", poursuit Maria, accoudée derrière son nouveau bureau, dans le cabinet de la ferme. Et Alexandre d'ajouter : "On avait 12 box de consultation, un déchocage, des lits d'hospitalisation ; mais nos moyens et nos capacités n'étaient plus là… On avait des entrées valides, des entrées ambulance... Il n'y avait aucune logique." "Tout ça dans un service qui, à la base, devait être un service de consultation et devait fermer à heure fixe", souligne sa compagne. Résultat : cela a semé la confusion chez les patients et les spécialistes de l'établissement… Et finit par épuiser la petite équipe.
Le couple, déjà parent d'un petit Théodore, vient d'accueillir une petite-fille lorsqu'il se résout à quitter cet exercice. "On était seulement trois médecins, dont Maria et moi. Quand le troisième partait en vacances, on se payait trois semaines d'affilée non-stop samedi et dimanche compris", se rappelle Alexandre. "Les urgences c'était notre première passion, mais à un moment donné on a eu envie de travailler différemment, de ne pas être pieds et poings liés au travail. Ça n'était plus compatible avec notre vie personnelle", confie Maria, qui a sillonné le monde avec ses parents, des diplomates polonais, avant d'arriver à Nancy pour faire son internat. Décision est prise de revenir à leur spécialité d'origine, la médecine générale, qu'ils n'ont quasiment pas exercée. "J'ai fait mes six mois de médecine générale pendant l'internat, puis j'ai fait mon choix libre en médecine d'urgence. Puis j'ai exercé directement comme urgentiste. Je n'ai jamais fait de médecine générale à proprement parler", indique la trentenaire.
Alexandre, lui, avait pris six mois de disponibilité durant l'internat pour exercer en rural aux côtés d'un généraliste de Novéant-sur-Moselle. "J'aurais pu reprendre sa patientèle, mais il faisait des journées de taré, il commençait à 7h et finissait à 23 heures. Il gérait tout et partout, il avait son téléphone avec lui 24 heures sur 24. C'était une très bonne expérience, mais à l'époque j'avais 28 ans et ça m'a fait un peu peur." S'il ne regrette pas son expérience hospitalière, le généraliste se dit aujourd'hui plus serein, et a retrouvé "un certain équilibre" mais aussi la sensation de "remaitriser un peu les choses", même si le cabinet est toujours en phase de rodage. Les deux généralistes travaillent pour l'heure à mi-temps, en alternance. "Il y en a un qui fait le matin, l'autre l'après-midi, pour qu'il y ait toujours une présence", du lundi et vendredi, explique Maria. "Pour la première fois depuis 10-15 ans, on a un weekend régulier, avant c'était au mieux un weekend par mois", se réjouit la jeune femme.

"J'ai le sentiment d'aider la population"
Pour les habitants de Limey-Remenauville aussi, cette ouverture de cabinet est une bouffée d'oxygène. "Une grande partie des patients qu'on a reçus ces dernières semaines sont des gens du coin qui, pour certains, n'ont pas de médecin depuis des années, et qui sont bien contents de trouver quelqu'un pas loin", se réjouit Maria. Si la commune voisine de Pont-à-Mousson, située à une quinzaine de kilomètres et où le couple réside, est plutôt bien dotée en spécialistes, "il n'y a plus de généraliste qui prend de nouveaux patients", observe Alexandre Grosjean. "Sur les trois semaines, on a vu 250 patients différents. Ça ne paraît peut-être pas grand-chose, mais pour une ouverture de cabinet…" Et de préciser : "Souvent le mari vient chez moi, l'épouse chez Maria, c'est assez genré étrangement."
"J'ai le sentiment d'aider la population, continue Alexandre, les yeux brillants. C'est de la médecine humaine, de la vraie médecine générale au sens propre." Avant même l’ouverture du cabinet, Alexandre a reçu plusieurs appels demandant s'il acceptait de se déplacer à domicile, "pour une grand-mère ou une tante âgée, dépendante", "car plus personne ne voulait se déplacer". "On s'est installés ici, alors ça fait partie du deal", estime le généraliste, qui doit justement rendre visite à un patient en fin de journée. "En ce moment, c'est tous les jours, mais normalement c'est une demi-journée par semaine", explique Alexandre, qui enchaînera ce soir-là avec une garde au Centre de régulation médicale Médigarde 57. Une autre corde à son arc.
"Moi ce qui me plaît, c'est le fait d'avoir le suivi du patient, confie Maria, emmitouflée dans sa polaire. Aux urgences, à partir du moment où on adresse notre patient à un spécialiste ou on le laisse rentrer à la maison, c'est terminé. La médecine générale, c'est…" – "L'histoire !", complète aussitôt Alexandre, en souriant. Et Maria de reprendre, amusée : "oui voilà, le fait de connaître le patient. On a déjà des patients qui depuis l'ouverture sont venus nous voir 3 ou 4 fois, ça change. Il faut réfléchir plus globalement pour la prise en charge du patient, c'est assez agréable." Et pour la prise en charge des petites urgences ? "On est capables de savoir dans quel délai les choses doivent être faites, c'est bien d'avoir l'œil de notre activité d'urgentistes d'avant", avance Maria. "On a quand même vu quelques horreurs aux urgences, géré quelques catastrophes...", abonde son mari.
Et, selon Alexandre Grosjean, les patients semblent ravis. "J'ai une patiente qui m'a dit 'on voit que vous étiez urgentiste'. Elle avait une sigmoïdite qu'on a traitée de manière ambulatoire, il n'y a pas eu de complications. Elle était relativement contente parce qu'elle a eu la réponse à sa question et que les examens ont été faits. C'est l'avantage quand on a été urgentiste, on a des référents pour quasiment toutes les spécialités !" La relation avec le patient lui correspond aussi davantage. "On peut le réorienter, prendre le temps de discuter, de lui expliquer ce qui est utile ou pas de faire. Aux urgences, quand un patient a mal au pied, il veut sa radio et un avis. S'il ne l'a pas parce qu'on lui dit que ce n'est pas forcément utile, on se fait insulter !", déplore le père de famille. "Quand on est urgentiste, on est inexistant, on est un prestataire de service."
Aujourd'hui, le Dr Grosjean a l'impression "d'exister un peu plus". Il a été conforté par l'accueil réservé par la maire de Limey-Remenauville, Éliane Dubois, "très proactive". Le couple a d'ailleurs été invité aux vœux du 1er janvier et a pu se présenter aux habitants du village. "On leur a expliqué que si on cherchait à travailler encore de 7 heures à 23 heures, on serait restés aux urgences, mais que ça ne voulait pas dire que nous ne serons pas disponibles pour eux. On l'est toute la journée au cabinet, par téléphone ou via la messagerie Doctolib. Mais pas du lever de soleil jusqu'à minuit. Ça nous a semblé important d'établir cela dès le début. Et pour l'instant, personne ne nous l'a reproché. Et puis les gens ne sont pas laissés sans solution, à Pont-à-Mousson il y a SOS Médecins les soirs et les weekends", précise Maria Rydzak.

Alexandre Grosjean regorge par ailleurs d'idées pour développer le cabinet. Si la priorité numéro 1 est de développer la file active, le généraliste entend poursuivre les travaux pour créer une pièce de consultation supplémentaire. Un podologue s'est déjà montré intéressé pour venir y exercer une demi-journée par semaine. Et pourquoi pas investir un jour la bâtisse inhabitée de la ferme pour accueillir davantage de professionnels, voire un assistant médical ou une infirmière. "Je ne veux pas parler de maison médicale car je n'ai pas de projet de soins. Ce serait plus un regroupement de plusieurs personnels à un endroit. Je n'ai pas envie de repartir sur une structure lourde", souffle le médecin qui souhaite aussi développer son activité forestière, qui lui prend pas mal de temps. "Ça a d’ailleurs attisé la curiosité. Il y a des patients qui sont venus me voir pour ça, en disant : 'Je veux voir le médecin bûcheron' !", plaisante le Mussipontain.
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