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Y aura-t-il trop de médecins en France en 2035 ?

Pour faire face à la pénurie de médecins sur le territoire, Gabriel Attal, alors Premier ministre, préconisait, en avril dernier, de former 12 000 à 16 000 étudiants chaque année. Mais la réalité du terrain risque de rattraper les ambitions politiques : la mesure, plus qu’infaisable, serait surtout inadaptée.

09/01/2025 Par Pauline Bluteau
Enquête Démographie médicale
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"Nous ne sommes pas à l’abri de nous retrouver dans une situation de pléthore médicale dans les années à venir", annonçait le Pr Patrice Diot en conclusion de sa présentation sur les besoins de formation lors du colloque "Quels médecins pour demain?" coorganisé par l’Académie de médecine en octobre dernier. Mais quand on demande au doyen honoraire de la faculté de médecine de Tours de nous en dire plus, ça coince. "On peut s’en reparler par téléphone un peu plus tard ? C’est un sujet important, mais délicat", murmure celui qui a également été président de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) et président de la Conférence des doyens de médecine.

Le manque de médecins pourrait donc revenir à l’équilibre dans les années à venir - peut-être même plus tôt que prévu - mais il ne faudrait pas le crier sur tous les toits. Et pour cause : la nouvelle est à prendre avec des pincettes.

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Former plus de médecins, une nécessité ?

Avec 237 000 médecins en activité inscrits à l’Ordre national des médecins au 1er janvier 2024, la profession n’a jamais été aussi bien pourvue. "Si 2023 a marqué une légère augmentation du nombre de médecins (+1 672 médecins en activité régulière), cette tendance devrait rester modérée, avant de s’accélérer dans les années à venir", précise l’Ordre dans son dernier Atlas de la démographie médicale, en octobre 2024. Le fruit d’une stratégie en faveur de la réouverture du numerus clausus engagée depuis le début des années 2000. Car de 8 500 médecins formés en 1972, la courbe a atteint son niveau le plus bas en 1993 où seulement 3500 étudiants ont pu intégrer la formation. Ce n’est qu’à partir de 2017 que le numerus clausus redevient aussi élevé que dans les années 1970.

La fin de la première année commune aux études de santé (Paces), en 2020, transforme également le numerus clausus en numerus apertus où les besoins sont modulables sur cinq ans. Résultat : à la rentrée 2022, plus de 11 300 étudiants étaient inscrits en deuxième année de médecine.

Mais malgré ces avancées, le nombre de médecins reste insuffisant : "La population générale et l’effectif de médecins en activité n’évoluent pas nécessairement dans le même sens depuis 2010", résume l’Ordre. "Aujourd’hui, 87% du territoire français est un désert médical, avec de fortes inégalités territoriales. C’est socialement et politiquement inacceptable, il faut trouver des solutions", tonne Patrice Diot. La faute, selon ce dernier, à une "politique de quotas qui s’est appliquée pendant cinquante ans mais qui reste un instrument de contrôle limité" : "C’est un échec : le numerus clausus n’a pas permis de gérer la pléthore des années 1970 ni la pénurie actuelle, puisque les résultats ne seront visibles que dans une dizaine d’années", rétorque Patrice Diot lors de sa présentation en octobre dernier.

Une sorte d’éternel recommencement, qui ne peut plus durer donc. "En 2035, quand nos actuels étudiants exerceront, cela correspondra au moment où les départs à la retraite seront les plus bas puisqu’il s’agit de la génération où il y avait le plus de sélection", explique le Pr Benoît Veber. Le président de la Conférence des doyens finit par confirmer : "Ça fait un moment qu’on sait que le numerus clausus est un problème, qu’il provoque un mouvement de balancier et qu’on risque bien de se retrouver avec un excès de médecins dans dix ans…"

 

Des besoins en santé à analyser

La fameuse "pléthore" de médecins inquiète… Mais difficile de comprendre pourquoi, quand on sait que 11% des Français n’ont pas de médecin traitant* et qu’il faut en moyenne trois jours pour obtenir un rendez-vous chez un médecin généraliste (et au minimum une semaine pour un spécialiste)**. "Il faut former des médecins en nombre suffisant, certes, mais avec raison gardée que ce n’est pas la seule réponse, ni dans l’immédiateté ni dans le futur, car le modèle de santé va se modifier. On est à un point de rupture, il faut que le modèle évolue dans la vision de la production du soin", rétorque Benoît Veber.

La nécessité de réaliser une prospective démographique devient plus que nécessaire pour savoir s’il faut réellement former plus de futurs médecins. En France, c’est l’ONDPS qui chapeaute le projet. Mais "il s’agit d’un observatoire qui n’a ni l’autorité ni les moyens de ses ambitions", regrette le doyen des doyens. Une critique plutôt adressée au ministère de la Santé, qui était à l’initiative de la création de cet organisme en 2003. Aujourd’hui, seules trois personnes y sont en effet salariées, dont le Pr Emmanuel Touzé, à temps partiel, puisqu’il occupe également le poste de doyen de la faculté de santé de Caen.

Mais entre les remaniements politiques et les mouvements de cabinets ministériels [Emmanuel Touzé a pris un poste de conseiller auprès du ministère de la Santé, NDLR], la présidence est désormais vacante. D’après le site internet de l’ONDPS, Pierre Clavelou, doyen de l’université de Clermont-Auvergne, aurait repris les rênes de l’Observatoire en décembre.

Pour faire avancer les choses, l’ONDPS a pourtant demandé la réalisation d’une étude sur la planification des besoins de formation de médecins. L’étude***, menée par une analyste indépendante, Eileen Rocard, a été publiée en octobre dernier et démontre bien un défaut de projection démographique : "En France, les projections sont effectuées sur le total des médecins (qui ne comprend pas les internes), en distinguant seulement les généralistes et les autres spécialistes et non pas chaque spécialité. Dans les pays comparateurs, les projections portent généralement sur le total des médecins et sur chaque spécialité. En France, elles sont aussi moins souvent mises à jour (depuis 2001, en théorie, tous les cinq ans, comparés à tous les trois ans pour les Pays-Bas et la Belgique), détaille le rapport. Les facteurs de la demande de médecins sont pris en compte dans un second temps. Il demeure difficile d’estimer leurs évolutions. Les Pays-Bas, la Belgique et la France approximent la demande de médecins par la consommation actuelle de soins médicaux."

Alors former plus, oui, mais pour quoi faire ? C’est certainement là le nœud de la question. "Le nombre de médecins augmente alors que le système de santé aura fortement évolué. À l’aveugle, on peut se fourvoyer et se retrouver sur une expansion du nombre de médecins, plaide le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président à l’Ordre national des médecins. On ne nous pardonnera pas la paresse intellectuelle, surtout quand nous n’avons jamais eu autant de données à analyser."

 

Les nouvelles prérogatives des médecins généralistes à considérer

Car dans 10, 15 ou 20 ans, les besoins des patients auront certainement bien changé. D’autres paramètres sont à considérer, selon le vice-président de l’Ordre des médecins, comme l’évolution de la population française (vieillissante), les besoins de la population (maladies chroniques en augmentation) et la place du médecin dans le système de santé. "Peut-être que le médecin ne sera plus central dans le parcours de soin. On le voit avec la délégation de tâches vers les infirmières en pratique avancée."

"Ce qu’il nous faut, c’est une vision car ce qui va probablement se passer, c’est que l’accès au soin ne se fera plus par le médecin, complète Benoît Veber. Les Français demandent un accès aux soins mais pas forcément un accès aux docteurs. Ce sont les infirmières qui joueront ce rôle de premier plan et les médecins, eux, animeront ce réseau, l’exercice sera plus coordonné."

Un point de vue partagé par les jeunes médecins. D’après le Dr Raphaël Dachicourt, président du syndicat Reagjir, l’augmentation du nombre de médecins permettrait de diversifier les missions, comme la prévention, sans pour autant délaisser la nécessité de soin envers la population. "Est-ce qu’on souhaite qu’un médecin continue à être un soignant ou est-ce qu’il doit être un soignant de second recours ? Il est temps qu’on passe aux solutions avec une loi de programmation, c’est essentiel pour créer l’avenir de la santé."

Former plus de médecins qui n’auront plus les mêmes compétences qu’aujourd’hui perd donc de sa légitimité. "Il faut faire du cousu-main, car le monde a complètement changé", pose le Dr Franck Devulder, président de la CSMF. Si le syndicat défend l’augmentation du nombre de médecins généralistes à former, il confirme travailler sur la définition du rôle et des missions de ce spécialiste pour répondre aux besoins à venir.

Car au-delà des compétences, ce sont aussi les spécialités qui sont interrogées : former plus d’étudiants ne permet pas de savoir si tous les besoins seront couverts. Le rapport demandé par l’ONDPS le stipule: "En France, il n’y a pas de projections pour chaque spécialité." Or, à l’avenir, certaines d’entre elles seront peut-être moins primordiales, comme la gynécologie, car la natalité diminue, au profit des personnes âgées et donc de la gériatrie, spécialité qui peine toujours à attirer. Cela est d’ores et déjà visible avec la psychiatrie: depuis la crise sanitaire, les gouvernements successifs mettent l’accent sur la santé mentale et insistent pour créer de nouvelles places en internat de psychiatrie (14 places supplémentaires en 2023). Pourtant, la spécialité ne remplit toujours pas ses capacités d’accueil (13% de postes vacants en 2024). Aussi, même s’il y a déjà davantage d’étudiants, les choix ne se concentrent pas forcément sur les besoins.

 

Tout un système de santé en mutation 

Sans compter également tous les bouleversements sociétaux qui impactent la médecine. "Les ministres de la Santé posent la même question depuis plusieurs années. Notre système de santé arrive à un tournant, et son espérance de vie telle qu’on la connaît est très faible. Mais nous ne sommes plus dans une crise structurelle, nous sommes dans une crise systémique car tous les compartiments de la santé sont en crise. C’est notre système qui est problématique", résume Franck Chauvin. L’ancien président du Haut Conseil de la santé publique l’assure : la médecine sera impactée par les nouvelles technologies. "C’est le challenge des années à venir", affirme t-il, et il faudra le prendre en compte dans l’évolution du métier.

Or, les doyens en sont convaincus: pour le moment, les maquettes pédagogiques n’ont pas vraiment évolué en ce sens. Les étudiants et les futurs médecins ne sont pas préparés à faire face à l’intelligence artificielle notamment. Les compétences requises sont similaires d’année en année alors que le métier est en pleine mutation. "Les enjeux sociétaux et l’IA vont bouleverser nos pratiques. Le médecin de demain ne sera pas celui d’aujourd’hui ni d’hier et c’est peut-être ce qu’imaginent parfois nos politiques", soulève Benoît Veber.

Enfin, autre point qui n’est qu’assez peu apprécié : la question du maillage territorial. Là encore, former plus de médecins ne risque pas de réduire les déserts médicaux. "On s’appuie sur des observatoires régionaux qui s’appuient eux-mêmes sur les ARS qui remontent les données à l’ONDPS, mais les différents acteurs n’ont pas le temps et personne ne fait un travail de fond, rétorque Patrice Diot. Il faudrait s’appuyer sur les URPS, elles ont des données dont on ne profite pas. Et sur les Ordres professionnels aussi. Il faut donner une mission officielle un ordre du jour pour pouvoir avancer."

 

Une réponse politique inadaptée

Un ordre du jour entre les mains du ministère de la Santé… pour l’instant peu décidé à agir en conséquence. La situation politique freine une fois de plus les réflexions des différents acteurs. Tous dénoncent une réponse "simpliste" face à un problème d’envergure. Le président de la CSMF se veut pragmatique : "C’est beaucoup plus simple d’augmenter les effectifs que de changer de système… Pourtant, il y a des solutions." D’après Franck Devulder, un système alternatif doit être trouvé en se fondant par exemple sur le modèle du Danemark, où l’organisation de l’accès aux soins s’effectue au niveau des municipalités et des régions : "Il faut universitariser les territoires, créer des communautés de médecins hospitaliers et libéraux, regrouper les savoir-faire."

Mais à côté le doyen honoraire tourangeaux reste frappé par l’immobilisme des décisions politiques, uniquement fondées sur le nombre de médecins. "La question du nombre d’étudiants est un sujet extrêmement difficile à aborder même si c’est un sujet qui se pose vraiment, rétorque Patrice Diot. On peut vite passer pour des fous à dire qu’il y aura trop de médecins à l’avenir il faut être prudent. Sauf qu’on n’arrive pas à déplacer le curseur sur d’autres problématiques, et pourtant, j’essaie de faire passer ce message."

Un sentiment partagé par son confrère doyen des doyens. "Probablement que la réponse est trop politique dans l’immédiat et qu’il y a avant tout un besoin de rassurer les Français, donc le politique préfère dire : 'Je vous ai entendus et on va former plus de médecins', ajoute Benoît Veber. Mais l’inertie étant ce qu’elle est, il faut être responsable dans ses choix et ne pas attendre pour s’apercevoir qu’on forme trop d’étudiants depuis dix ans parce que ce sera trop tard."

1. Selon le rapport "Rétablir l’équité territoriale en matière d’accès aux soins : agir avant qu’il ne soit trop tard" du Sénat paru le 29 mars 2022.

2. Selon une enquête de la fondation Jean Jaurès, réalisée à partir des données de la plate-forme Doctolib en 2023.

3. "Planification des besoins de formation de médecins, comparaison européenne", étude réalisée par Eileen Rocard à la demande de l’ONDPS, octobre 2024.

Faut-il raccourcir les études de médecine?

Marc Jouffroy

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