freins de langue

Parents désespérés, cabinets spécialisés... Enquête sur l'explosion des frénotomies chez les bébés

Le nombre de frénotomies a explosé ces dernières années, sans que cette intervention chirurgicale ne soit toujours justifiée. Dans leur détresse, des parents sont prêts à traverser la France, enchainant les consultations avec des spécialistes auto-proclamés malgré les mises en garde des sociétés savantes. Dissection d'une controverse.

05/02/2025 Par Apolline Le Romanser
Enquête Pédiatrie
freins de langue

C'est une petite membrane qui relie la langue au plancher de la bouche. Un petit bout de chair au cœur d’une controverse. Trop épais et/ou court, ce “frein” peut restreindre les mouvements de la langue – on parle d'ankyloglossie. Sa prévalence est estimée entre 4,2 et 10,7% des nourrissons. Elle peut être associée à des difficultés d’allaitement : auquel cas, le frein est sectionné. La frénotomie est ainsi intervention commune, mais longtemps restée “rare”, souligne l’Académie de médecine

Pourtant, depuis plusieurs années, le nombre d’interventions augmente drastiquement. Aux Etats-Unis, par exemple, les diagnostics ont été multipliés par 4 entre 2003 et 2012, les frénotomies par 5 ; en Australie, elles ont bondi de 420% entre 2006 et 2016. Tendances similaires en Nouvelle-Zélande ou au Canada. Il n’y a pas de données de ce type en France. Mais sociétés savantes et associations de soignants ont alerté en 2022 , l'Académie de médecine leur a emboîté le pas. 

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Les mentions de “freins de langue restrictifs” foisonnent sur des sites internet, podcasts, réseaux sociaux. Dans les groupes d’entraides entre parents, se partagent témoignages et conseils ; on recommande de consulter des professionnels “spécialement formés” (ostéopathes, chiropracteurs, orthophonistes, conseillères en lactation…), les noms de quelques médecins tournent. 

Cabinets spécial "freins buccaux"

Des cabinets spécial “freins buccaux” se sont créés. A en croire le mail automatique reçu par Egora, l’un des plus connus, implanté dans une grande métropole française, propose à quiconque lui adresse un premier message une consultation avec un chiropracteur puis un diagnostic posé par l’ORL, qui sectionne dans la foulée si besoin, et de finir avec une consultante. 1h30, 230€. Il y est aussi recommandé de voir un chiropracteur ou ostéopathe (du centre ou non) en amont ; faire à son enfant des massages autour et dans la bouche avant et après. Les mères avec qui nous avons échangé disent avoir été totalement ou partiellement remboursées par la Sécurité sociale et leur mutuelle. Ce centre n’a pas donné suite à nos sollicitations. D’autres professionnels “spécialisés” contactés n’ont pas répondu ou n'ont pas souhaité nous répondre.

Cet engouement se retrouve dans la littérature scientifique. Le nombre de publications sur l’ankyloglossie a bondi depuis le milieu des années 2000, comme le notaient trois chercheurs israéliens en 2017. Problème : bien que certaines études aient montré un lien entre ankyloglossie et difficultés d’allaitement, avec une certaine efficacité de la frénotomie, ces travaux sont de basse qualité. Dans une revue Cochrane de 2017, les auteurs pointaient de “sérieux raccourcis méthodologiques” dans les 5 essais randomisés sélectionnés : “La frénotomie réduit la douleur de l’allaitement pour la mère sur court terme. Les investigateurs n’ont pas trouvé d’effet positif solide sur l’allaitement des enfants [...] De futures études randomisées contrôlées avec une haute qualité méthodologique sont nécessaires.” 

En 2020, deux conférences de consensus se sont réunies, l’une de l’Académie américaine d'ORL et de chirurgie de la tête et du cou, l’autre de l'association dentaire australiennequi a réaffirmé sa position en 2022. Les deux relèvent de larges augmentations de diagnostics et frénotomies. Elles précisent que les prises en charges non chirurgicales (consultation avec des professionnels qualifiés en lactation et allaitement notamment) doivent être privilégiées en première intention. Et que les frénotomies doivent être faites uniquement en cas de problèmes d’allaitement, qu’elles n’améliorent pas toujours. Les conclusions s’écartent sur d’autres points : les Américains n’ont pas trouvé de consensus sur la définition d’un “frein postérieur”, qui se situerait derrière le frein de langue classique, aussi souvent coupé. Les Australiens ont proposé de l’abandonner – s’appuyant notamment sur une étude de 2019, basée sur des dissections de langues adultes, qui n’en a pas trouvé trace.

Un geste "agressif"

“Il y a deux types de fake med : celles inventées de toute pièce et celles qui résultent du grossissement d’un phénomène réel. Les frénotomies sont de la deuxième catégorie, décrit le Dr Nicolas Winter, pédiatre et auteur du livre Le bisous magique existe t-il ?La périnatalité est une période propice : l’enfant est en maturation, on attribue n’importe quoi comme effet de traitement sur n’importe quelle pathologie ou inquiétude. Et les parents croient dur comme fer que c’est ce qui a aidé.”

Raison pour laquelle les sociétés savantes françaises ont voulu dresser des recommandations claires, reprises par l’Académie de médecine. A savoir que “la présence d’un frein de langue ne constitue pas en soi une indication de frénotomie”, qu’“en l’absence de difficultés d’allaitement”, ce geste “agressif” “ne doit pas être pratiqué”. S’il y en a, une “démarche diagnostique rigoureuse doit être réalisée par des professionnels de formation universitaire ou agréés officiellement en allaitement”. La frénotomie aux ciseaux “peut être indiquée après informations des parents sur le rapport bénéfices/risque”, “à condition qu’un frein lingual antérieur court et/ou épais existe”, après échec de mesures non chirurgicales. Elles reconnaissaient aussi le besoin “d’études méthodologiquement rigoureuses” et du renforcement de “la préparation à l’allaitement et la formation des professionnels”.

Force est de constater que la situation n’a pas vraiment changé. Et qu’aucune étude solide n’a apporté plus de preuves. “On a essayé d’intervenir plusieurs fois pour éviter des actes inutiles, ça n’a pas fonctionné”, soupire le Pr Jean-Christophe Rozé, président de la Société française de néonatalogie. Conseillère en lactation et membre de l’association Information pour l’allaitement (IPA), Marie-Xavier Laporte voit “toutes les semaines” des parents qui la questionnent ou ont déjà effectué une frénotomie sur leur enfant. L’intervention n’a bien souvent “pas résolu le problème”, avec fréquemment “une courbe de poids qui dégringole et une lactation en berne”. Selon elle, les freins de langue illustrent “un phénomène plus large en périnatalité, où la plupart des spécialistes 'privés' (comme les consultantes en lactation) décident eux-mêmes des formations qu’ils suivent, plus ou moins de qualité. Il peut y avoir un intérêt financier, or certains croient bien faire, travaillent en réseau… mais leur pratique ne repose pas sur l’evidence based.

La Dre Gisèle Grémmo-Féger avait décrit cette “saga des freins buccaux restrictifs” en 2021. La pédiatre spécialiste dans l’allaitement y pointait, entre autres, la “croyance” que “le mécanisme principal de la succion au sein [serait] le mouvement péristaltique de la langue qui comprime le sein en le plaquant sur le palais, de la même façon que le bébé comprime la tétine d’un biberon [...] C’est la dépression intrabuccale effectuée par l’enfant combinée à la pression positive de l’éjection qui est le mécanisme essentiel du transfert de lait lors de la tétée.” Elle précisait que, pour que la succion soit efficace, la langue n’a “pas besoin de s’avancer vers l’avant au-delà de la face interne de la lèvre inférieure” ni de se “soulever de manière indépendante”.

D’autres freins buccaux, peu de preuves

En plus du frein “postérieur” non consensuel, il est aussi question de frein de lèvre supérieure (la membrane au-dessus des incisives) ou de frein de joue. Les sociétés savantes françaises, les experts américains et australiens sont catégoriques : il n’y a pas de preuve solide sur le bénéfice de les sectionner pour l’allaitement.

Chirurgienne maxillo-faciale exerçant aux CHU de Lyon et de Saint-Etienne, la Dre Julie Chauvel-Picard effectue chaque semaine une dizaine de frénotomies. Ses patients sont surtout adressés depuis les maternités, ou dans l’hôpital Femmes-mères-enfants lyonnais après des tentatives infructueuses d’allaitement. “On confirme ou non le frein après examen clinique. Nos consignes sont de couper avant 6 mois, puisqu’après le frein est plus épais et vascularisé.” En revanche, elle ne “touche pas” aux autres. “On ne sectionne le frein de lèvre que chez les grands enfants sur demande de l’orthodontiste.” Jamais ceux de joue, “parfaitement physiologiques”. Selon elle, “les sociétés savantes ont bien fait d’alerter, il ne faut pas tout couper tout le temps”, même si certains “doivent l’être, par des professionnels habilités”.

Des conséquences sur le long terme qui ne font pas consensus

Elle reconnaît qu’il lui arrive de couper sans problème d’allaitement - contrairement donc aux recommandations des sociétés savantes – “si le frein peut poser problème plus tard, en l’expliquant aux parents”. Elle décrit des risques “de long terme” : langue “collée en bas” qui contraindrait le développement de la mâchoire maxillaire, donc “une fosse nasale étroite, et ainsi une mauvaise respiration, de l’apnée du sommeil” ; elle pointe aussi des conséquences “sur l’élocution”, la “santé bucco-dentaire”.  “On voit des enfants de 10 ans respirant par la bouche, dont on doit opérer les mâchoires et chez qui ont voit un gros frein non coupé, fait-elle valoir. C’est moins le cas depuis qu’on est plus vigilants chez les petits.” Ces conséquences de long terme ne font pas consensus. Il n’existe pas aujourd'hui d’études solides (ni sur le reflux gastro-œsophagien, aussi régulièrement pointé).

Cette liste de complications, dans laquelle elle se reconnaît, a décidé Laura, 40 ans, à accepter une frénotomie pour son fils. Et bientôt pour elle-même. “J’avais vu l’alerte des sociétés savantes, on a pesé le pour et le contre.” Dès la maternité, elle avait senti que “quelque chose” clochait dans la bouche de son bébé : “il n’arrivait pas à tirer la langue, la première mise au sein a été très difficile, mais on me disait que tout allait bien, que ça venait de moi”. C’est sa sage-femme à domicile qui lui a parlé de frein de langue et l’a redirigée vers un ostéopathe. Puis elle a consulté une conseillère en lactation, et a enfin pris un rendez-vous avec cet ORL conseillé par une amie. Section du frein de langue et de la lèvre supérieure à 25 jours. Seconde frénotomie à deux mois –  “une membrane plus serrée s’était formée à la cicatrisation”. Cette fois, les freins de joues ont aussi été coupés. Son fils, 16 mois aujourd’hui, est toujours suivi par son ostéopathe et son généraliste - la frénotomie a été faite sans son avis. Il “va bien, grandit à son rythme”. Reste toutefois ce souvenir douloureux des massages, “6 à 8 fois par jour” plusieurs semaines avant et après l’intervention. “En post-opératoire, il a fini par refuser d’ouvrir la bouche. C’était une torture pour le coeur : il ne fallait pas qu’il soit traumatisé, mais sans exercices ça allait peut-être mal cicatriser et être pire.”

"Mon premier a développé des troubles de l’oralité, il ne voulait plus rien manger, je me suis culpabilisée"

L’efficacité des massages après l’intervention n’est pas reconnue par consensus. Répétés si régulièrement, ils risquent d’entraîner des troubles de l’oralité chez les enfants. En plus de la charge émotionnelle pour les parents. Avec une consœur de l’association d'IPA, Marie-Xavier Laporte a sondé une soixantaine de mères sur des groupes Facebook : “Beaucoup mènent la barque seules, n’en parlent pas au généraliste ou pédiatre, peu au père. Elles se soutiennent sur Facebook. Et sont prêtes à franchir des milliers de kilomètres, payer en moyenne plus de 1000 euros.” 

Situation d’autant plus stressante que ces efforts résultent souvent de difficultés incomprises. “Mon fils pleurait jour et nuit, cambré, les poings dans la bouche. Il était en souffrance, moi démunie”, retrace Nathalie, aide-soignante de 35 ans. Elle a appris l’existence des freins de langue sur internet, identifiés comme cause possible des reflux de son fils – qui s’alimentait bien. Elle a enchaîné les consultations chez le kiné, le chiropracteur, l'orthophoniste - tous “formés aux freins”. Avis divergents. Alors elle a tenté cet ORL si réputé, “qui ne coupe que si besoin”. Quitte à payer cher pour se déplacer de l’Orne à la capitale. Il sectionnera finalement un frein de langue et de lèvre sur son garçon de 13 mois. Rebelote quand elle aura des problèmes dès la maternité pour son deuxième enfant. Chez lui, elle a vu “tout de suite la différence dans l’allaitement”, mais pour les deux, les reflux ont été importants juste après l’intervention. “J’ai regretté par moments. Mon premier a développé des troubles de l’oralité, il ne voulait plus rien manger, je me suis culpabilisée. Mais je suis persuadée que c’était le bon choix. Pour leur éviter des problèmes plus tard.”

“En périnatalité, les parents sont extrêmement vulnérables, en recherche d’information et de compréhension. C’est facile de tout pathologiser”, constate Marie-Xavier Laporte. A l’inverse, l’écoute pour cerner la situation et accompagner les parents prend du temps. “J’essaie de leur faire reprendre confiance. Il me faut parfois plus d'une heure, après m’être assurée que le bébé va bien, pour faire comprendre que le frein de langue n'est pas en cause. Les nouveau-nés ne sont pas nickel tout de suite. Un signe isolé comme un claquement de langue n’est pas grave en soi.” 

La multiplication des consultations, examens de la bouche, le stress, l’éventuel impact financier, risquent d’être contre-productifs et traumatisant pour l’enfant et les parents. Ou engendrer des retards de diagnostic. “A IPA, on a eu des cas de troubles neurologiques. Il n’y a pas eu de perte de chances, mais les parents se sont sentis trahis”, regrette la conseillère en lactation. Certains ponts sont même dressés entre freins de langue restrictifs et d'autres maladies non reconnues scientifiquement. Si ce n’est pas le cas de tous les professionnels “spécialisés” dans les freins, certains blogs ou sites affirment qu’un frein de langue restrictif peut être impliqué dans le syndrome de Kiss. Syndrome associé à une longue liste de symptômes habituels chez les bébés (pleurs, maux de ventre, régurgitations, positionnements singuliers…), qui pourraient être guéri avec des manipulations crâniennes et cervicales – dangereuses voire illégales. Aucune étude scientifique n’a reconnu son existence.

D’où l’appel de la pédiatre Gisèle Grémo-Féger à plus d’études et de rigueur sur les freins de langue. “Observer la mère, observer l’enfant, observer comment [ils] s’ajustent et interagissent au cours de la tétée [...] sont des préalables indispensables à l’établissement des hypothèses diagnostiques, écrivait-elle en 2021. Les femmes qui allaitent et leurs bébés méritent mieux que des solutions techniques rapides, coûteuses et non prouvées.” 

11 débatteurs en ligne11 en ligne
Photo de profil de Maxime Erlem
27 points
Oto-rhino-laryngologie
il y a 1 mois
Étant ORL, j'ai régulièrement des patients envoyés par des ostéopathes, sage femmes, pédiatre pour "frein restrictif". Sur 10 enfants il existe une véritable ankyloglossie par brièveté du frein lingua
Photo de profil de Vincent Bernard
126 points
il y a 1 mois
Sujet curieusement traité, sans aucune mention de l' avis des Chirurgiens-dentistes ... qui sont pourtant les mieux placés pour donner un avis éclairé sur ce massacre ! Je vois les enfants dès l' âge
Photo de profil de Francois Lhuisset
1 k points
Débatteur Passionné
il y a 1 mois
Les chirurgiens-dentistes appellent aussi cela FRENECTOMIE. Les chirurgien-dentistes recommandent (et peuvent effectuer) une freinectomie dans le cas particulier où un frein très développé et implanté
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