
Escroqué par Apollonia, un généraliste raconte sa "descente aux enfers" : "Ce que j'ai vécu, je ne le souhaite à personne"
C'est l'une des plus grandes escroqueries de l'histoire de France. Le procès Apollonia s'est ouvert le 31 mars dernier à Marseille. Président de l'association des victimes, le Dr Marc Daumet est tombé dans l'engrenage en 2003. Ébranlé psychologiquement, endetté à hauteur de 6 millions d'euros, le généraliste témoigne pour Egora de son vécu de l'affaire.

Le Dr Marc Daumet avait 43 ans quand Apollonia a fait irruption dans sa vie. En 2003, le généraliste installé à Saint-Marcellin (Isère) voit débarquer dans son cabinet un commercial de cette société spécialisée dans le conseil immobilier et la défiscalisation, basée à Aix-en-Provence. "Il avait fait un premier essai en 2001 mais je l'avais éconduit, relate le médecin à Egora. Il avait une posture très agressive : je faisais tout mal. Ça ne m'a pas plu... Il est revenu deux ans plus tard, mais je ne l'ai pas reconnu tout de suite."
Cette fois, le discours du commercial, bien "rodé", fait mouche : "Il m'a demandé ce que je faisais pour protéger ma famille, si j'avais pensé à préparer ma retraite… Des choses qui, en général, préoccupent les libéraux. A l'époque, avec la démographie médicale, la retraite était déjà un sujet brûlant, rappelle le médecin. J'avais trois jeunes enfants et comme un certain nombre de médecins, mon épouse ne travaillait pas : je me suis dit qu'il n'avait pas tort."
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Marc Daumet n'a pas été "démarché" par hasard par Apollonia. Comme des dizaines d'autres médecins, pharmaciens, dentistes ou chercheurs, il a été ciblé. Le professionnel de santé libéral coche toutes les cases : peu au fait des subtilités du marché immobilier, il présente un profil bancaire rassurant et cherchera sans doute à compléter sa retraite, notoirement insuffisante.
"Mis en confiance" par une société sur laquelle les journaux financiers sont "dithyrambiques", qui affiche une croissance annuelle "à deux chiffres" et qui travaille avec les plus grandes enseignes bancaires du pays, le généraliste se montre intéressé par le projet d'investissement porté par Apollonia, et sa promesse d'autofinancement.
Mon but n'a jamais été de m'enrichir d'un capital gratuit. Mais de partir à la retraite un peu plus tôt si je pouvais en ayant un niveau de vie à peu près correct
"Pour savoir si j'étais éligible, il fallait que je fournisse tout un tas de documents : des bilans, des relevés… Ça m'a pris une soirée de tout faxer", se souvient Marc Daumet. Quelques semaines plus tard, le feu vert est donné et le couple Daumet est amené à rencontrer le "grand chef" en personne : Jean Badache, directeur commercial et dirigeant de fait d'Apollonia. L'entretien se déroule au domicile du médecin. Durant "quatre heures", Jean Badache leur explique en détail les ressorts juridiques et financiers du dispositif du loueur en meublé professionnel. Une sorte de "fusée à étages" qui consiste à acquérir plusieurs lots immobiliers, de manière étalée dans le temps, résume Marc Daumet.
Les loyers, le reversement de la TVA et le crédit d'impôt dont bénéficie le dispositif devaient permettre de couvrir le montant des échéances des prêts et la revente des premiers biens, de financer les acquisitions suivantes. "A la fin, il devait rester un quart de ce que nous aurions acquis, ce qui nous aurait donné un complément de retraite que j'estimais à 2000, 2500 euros par mois, précise Marc Daumet. Mon but n'a jamais été de m'enrichir d'un capital gratuit. Mais de partir à la retraite un peu plus tôt si je pouvais en ayant un niveau de vie à peu près correct et en protégeant ma famille."
Confidence et connivence
Durant cet entretien décisif, le médecin et son épouse posent "plein de questions" : "Qu'est-ce qui se passe si on n'arrive pas à payer les emprunts ? Qui rachètera les biens ? Il avait réponse à tout", se rappelle le généraliste. A la fin de l'échange, Jean Badache sort les documents qui actent le lancement de la "première tranche" d'acquisitions, une "pile de 5 centimètres" que le médecin et son épouse entreprennent de signer et de parapher.
Trois demandes de prêt, qui seront soumises à trois banques différentes, leur sont présentées. "Et ce n'étaient pas des banques du fin fond de la Croatie, mais des grandes banques nationales comme la BNP", insiste Marc Daumet. Mais le généraliste tique : "Pourquoi trois banques et pas une seule ? Il m'a répondu : 'Nous faisons travailler tous nos partenaires'." Le couple Daumet demande alors s'il devra solliciter leur notaire. "Il nous répond : 'Non, surtout vous ne dites rien à personne, votre banquier n’y connait rien, votre expert-comptable non plus et votre notaire ne sait pas faire."
Rien n'était laissé au hasard pour vous amener gentiment dans une espèce d'entonnoir
Apollonia s'occupe de tout, jouant les intermédiaires entre les acheteurs, les vendeurs et les banques, aidée de ses notaires "partenaires". "Des représentants de la loi et de l'Etat… on peut difficilement faire mieux. Quand vous êtes médecin, vous faites confiance, relève Marc Daumet. Vous ne pensez pas qu’à chaque fois que quelqu’un ouvre la bouche c’est pour vous truander. C'était un discours hyper organisé, avec un profilage psychologique extrêmement pointu qui a été démontré lors de l'instruction. Rien n'était laissé au hasard pour vous amener gentiment dans une espèce d'entonnoir, témoigne le médecin. Il y a un moment où vous laissez aller…on se donne plein de mauvaises raisons pour aller jusqu’au bout."
Quelques jours plus tard, comme prévu, le généraliste voit "débouler dans son cabinet le commercial d'Apollonia, accompagné d'un notaire supposé d'Aix-en-Provence. Il a vérifié notre identité avec mon épouse et nous a fait signer les procurations. Puis le commercial a sorti toutes les offres de prêt. On les a vues à peu près 15 minutes, le temps qu'il les sorte, qu'on les signe et qu'il les reprenne." Les copies leur seront envoyées "plus tard". Parfois "un an après", précise Marc Daumet.
Toutes les formalités ont été faites à mon cabinet, avec mon épouse, au milieu des consultations
Entre la fin de l'été 2003 et l'hiver 2005, le "processus" se reproduit quatre fois pour aboutir à l'acquisition de 17 lots immobiliers. "Toutes les formalités ont été faites à mon cabinet, avec mon épouse, au milieu des consultations, souligne le praticien. Je voyais entre 50 et 60 patients par jour à ce moment-là, vous imaginez le va et vient dans les couloirs… Une oreille à droite, une oreille à gauche, les yeux partout : une sérénité à toute épreuve ! Je pense que c’était un peu voulu… Tout a été fait pour qu’on ne puisse pas réfléchir : pas de documents, de la vitesse, de la pression. Il y en a qui ont signé chez Badache, d'autres chez le notaire, dans un restaurant et même une sur son lit d'hôpital."
Au total, le couple s'endette à hauteur de trois millions d'euros. "La moyenne dans l'association, c'est deux millions d'euros, certains beaucoup plus", indique Marc Daumet. Entre 1997 et 2009, Apollonia a vendu 5305 lots immobiliers pour environ 950 millions d'euros, empochant à chaque fois une commission de 15%.
"C'étaient des contrats Vefa [ventes en l'état futur d'achèvement, NDLR], précise Marc Daumet. On achetait des terrains vagues. Pendant un an et demi, le temps que les immeubles soient montés, on ne payait pas grand-chose, les intérêts intercalaires étaient pris en charge par le promoteur", retrace le médecin.
Mais quand les premiers biens ont été livrés, que les loyers ont commencé à rentrer et les mensualités d'emprunt à sortir, "on a vu les premiers soucis apparaître". "Pour moi, c'était à l'hiver 2006, j'ai commencé à me dire : 'ouh la, la TVA part un peu vite'." Durant le printemps suivant, Marc Daumet se rend compte que les promesses "d'autofinancement" d'Apollonia ne sont pas tenues. "J'avais 280 000 euros d'emprunt, 120 000 euros brut de loyers… Le delta était de 140 000 euros, c'était au-delà de mes revenus. J'étais endetté à plus de 100%, résume-t-il. Je payais 20 000 euros d'impôts, même si on m'enlevait tout, ça ne suffisait pas." Réponse d'Apollonia : "Il est indispensable que vous nous donniez des gens ou alors que vous fassiez une autre tranche. En fait, c'était une pyramide de Ponzi…"
Je me suis réveillé en me disant : 'Marc, t'es ruiné, t'as plus rien'
À partir de là, "la descente aux enfers" commence pour le généraliste. "Quelques jours plus tard, je me suis réveillé en me disant : 'Marc, t'es ruiné, t'as plus rien, ta maison c'est terminé', évoque-t-il, la voix tremblante. Ça a été des mois très difficiles, je me demandais comment je faisais pour travailler. J'allais au cabinet mécaniquement. Il fallait quand même que je m'occupe des gens, dont certains avaient des problèmes sérieux. Il fallait que mon cerveau se sépare en deux. Ce truc-là était H24 dans ma tête."
Le généraliste confie avoir pensé à en finir. "Je me suis dit à un moment que la seule solution que j’avais pour régler le problème… c’était d’utiliser les assurances des prêts, souffle-t-il. J’étais assuré à 90%, mon épouse à 10%. Je me suis dit : si je ne suis plus là, les assurances marcheront pour rembourser. J'ai commencé à y penser assez sérieusement."
"Ma femme s’est aperçue que je n’étais plus tout à fait normal, et a réussi à me convaincre d’être sage - elle m’appelait 15 fois par jour au cabinet pour me demander comment j’allais - et d’aller voir un psychiatre. Il fallait cacher ça aux enfants, mais ils voyaient bien que leur père n’était pas comme d’habitude : j’étais renfermé sur moi-même, j’étais triste, je n’avais plus goût à rien – le vrai déprimé, sévère. Ce que j'ai vécu, je ne le souhaite à personne." Près de 20 ans plus tard, Marc Daumet ne prend plus de médicaments, mais continue de suivre une psychothérapie. "J'aimerais que ce ne soit pas plus nécessaire, mais ça l'est."
Faux et usages de faux
Après de longs mois d'"horreur", Marc Daumet trouve son salut dans le combat. "Début janvier 2008, j'ai reçu un coup de fil au cabinet, d’un dentiste. Il m'a demandé si j'étais propriétaire d'un logement à Fuveau [une commune près d'Aix-en-Provence, NDLR], si c’est Apollonia qui me l’avait vendu et si j'en étais content." Un "petit noyau" de propriétaires d'une même résidence s'était constitué en association, l'Asdevilm. Sur les conseils de leur avocat, ils s'étaient mis en quête d'autres "victimes" d'Apollonia, résidence par résidence.
Marc Daumet les rejoint et prend un avocat à son tour. "A la première assemblée générale de l'association, en 2008, on était une trentaine. On était assez perdus, on n'avait pas de documents. Les banques ne voulaient pas nous redonner les dossiers de demandes de prêt jusqu'à ce que la justice les y oblige", retrace le médecin. Le 10 avril 2008, une plainte est déposée par 43 personnes pour dénoncer l'escroquerie.
Le généraliste passe des soirées à éplucher ses dossiers, pour tenter de comprendre comment il en était arrivé là. "Et un soir, à 9 heures, je suis tombé sur un faux. J'ai tout repris en regardant les choses différemment et j'en ai trouvés quasiment à toutes les pages : des omissions, des corrections dans les relevés…" C'est par ce procédé qu'Apollonia faisait passer les prêts multiples auprès des différentes banques, travestissant les ressources et l'endettement réels de ses clients. "J’ai tout envoyé à l’avocat et au commissaire de police. Six jours après [le 17 février 2009, NDLR], en descendant de l’avion, ils ont tous été pris : direction la prison des Baumettes à Marseille. Les notaires ont été interpellés peu après."
Drames humains
Commence alors un long combat judiciaire pour Marc Daumet et les centaines d'autres victimes rassemblées dans l'Asdelvim. "Au sein de l'association, il y a environ 250 couples et un certain nombre de personnes seules, divorcées, séparées… Il y a quand même un petit tas de drames humains dans cette affaire", relève son président. Trois personnes se sont suicidées, "dont un père de quatre enfants", évoque-t-il avec pudeur. "Je leur en veux beaucoup, j'ai appris un sentiment que j'ignorais jusque-là : la haine."
Au fil des années, l'ampleur de la supercherie se révèle. "Les biens étaient surévalués du double, pointe Marc Daumet. En 2007, j'ai voulu revendre tout de suite, donc j'ai fait faire des estimations : les biens que j'avais achetés 300 000 euros, ils valaient 150 000 euros, dès l'achèvement." Même chose pour les loyers. "Systématiquement au bout de 5 à 9 ans après les acquisitions, on a tous eu des baisses de loyers de 30 à 40%, sans raison, alors qu'avec l'inflation ça a plutôt tendance à monter. Et si vous ne renouvelez pas, vous n'avez plus rien…"
On est les victimes mais depuis 17 ans, c'est nous qu'on assassine
Acculé, le couple Daumet a arrêté de payer ses mensualités d'emprunt dès 2008. "Je ne pouvais plus de toute façon… Il y a des banques qui ont compris, d'autres non. Et là, a commencé la ronde des huissiers. En tout, j'en ai reçus une quarantaine, à la maison ou sur mon lieu de travail. Pour des saisies sur les comptes, sur les loyers, des menaces de saisie de rémunération. Ça s'est poursuivi jusque dans le courant de l'année 2024." Avec les intérêts, l'endettement du couple s'élève aujourd'hui à environ 6 millions d'euros. "Tant qu’il n’y a pas eu de jugement, les autres sont réputés non coupables donc les seuls sur qui on peut taper sont ceux qui ont signé des papiers, même dans des conditions abominables. On est les victimes mais depuis 17 ans, c'est nous qu'on assassine."
En 2013, le généraliste subit un double pontage et se voit contraint de cesser son activité libérale pour prendre un poste de médecin coordonnateur salarié dans le secteur médico-social. "Je pense qu'Apollonia n'est pas totalement innocente là-dedans car j'étais sportif et j'avais une vie saine."
"Pigeons"
Officiellement retraité depuis le 1er janvier dernier (mais exerçant toujours à mi-temps en cumul), Marc Daumet suit avec attention le procès qui s'est ouvert à Marseille le 31 mars dernier et doit s'achever le 6 juin prochain, multipliant les allers-retours dans la cité phocéenne. Des audiences éprouvantes pour les victimes, dont le dirigeant d'Apollonia n'a pas hésité à fustiger "la cupidité". "Je leur demandais de placer la TVA remboursée mais elle partait chez Ferrari, Porsche, Maserati", a lancé à la barre Jean Badache. "Pas un centime de ce que m’a donné l’Etat n’a été utilisé pour autre chose, rien n’est sorti, tout a été utilisé pour payer ce truc-là", s'étrangle Marc Daumet.
Quant aux commerciaux d'Apollonia, "ils savaient très bien qu'ils nous mettaient dans la merde, mais pour eux, l'appât du gain était supérieur, leur reproche le médecin. Il y a en quand même un qui a déclaré à l'audience : 'il nait un pigeon tous les matins, il suffit de tomber dessus'. Je ne vous dis pas le murmure qu'il y a eu dans la salle."
Des victimes vont mourir de vieillesse
Marc Daumet attend de ce procès "qu'il reconnaisse la culpabilité des uns et le statut de victime des autres". "Et s'il y a une faute, il faut la réparer", appuie-t-il. Mais le président de l'association sait que le dénouement est encore loin. "Il peut y avoir un appel, une cassation, de nouveau un appel… Et ensuite, ce sera l'audience au civil pour l'indemnisation. Ça va durer des années. Il y en a déjà qui sont morts, mais il y a d'autres qui vont mourir de vieillesse. Ceux qui avaient été harponnés à 60 ans, ils en ont déjà 80. Vous imaginez dix ans de plus…" Et le généraliste de 65 ans de confier sa "plus grande crainte" : "On ne voudrait pas laisser ça à nos enfants. Ils n'y sont pour rien."
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