Si les internes en médecine sont presque assurés d’avoir un emploi et un salaire confortable une fois thésés, investir dans l’immobilier peut bien souvent devenir la croix et la bannière. Avant même de se lancer dans cette aventure immobilière, Guillaume Ah-Ting a découvert les galères pour se loger lorsqu’il a cherché une colocation avec ses camarades internes en médecine. Avec un salaire mensuel avoisinant le Smic horaire et peu d’épargne, trouver un appartement à Paris est vite devenu une corvée. Sans les parents de ses amis, "on n’aurait pas eu ce logement", admet le jeune homme, aujourd’hui médecin de santé publique, qui travaille à mi-temps à l’ARS Île-de-France et à mi-temps en tant que chef de projet e-parcours dans deux CPTS de la capitale.
Après trois ans, chacun évoque un projet de vie différent. C’est la fin de la colocation. "Il fallait que je me retrouve un logement", se souvient-il. "Seul, avec une paie d’interne, c’était très délicat." Il cherche à proximité d’Aubervilliers. "Paris intramuros, ça aurait été impossible. Je n’avais pas beaucoup de garants." Le jeune homme consacre un temps phénoménal à sa recherche, essaie de mettre toutes les chances de son côté. Il décide alors de faire "d’une pierre deux coups" : trouver un appartement pour y habiter et en même temps, faire l’acquisition d’un bien neuf qui sera construit d’ici deux ans, et dans lequel il pourrait habiter à la fin de son internat.
"Au moment où le bien devait être prêt, je savais que j’aurai terminé mon internat et que j’allais bien mieux gagner ma vie", explique le désormais trentenaire. Mais ce qui était pourtant clair pour lui ne l’a pas été pour les personnes vers qui il s’est tourné pour obtenir un emprunt. "J’ai fait le tour des courtiers. À chaque fois j’ai dû réexpliquer ma situation, mon statut d’interne, pourquoi je savais que j’allais obtenir un stage dans six mois, pourquoi j’étais sûr de trouver un travail, même si je ne savais pas du tout ce que j’allais faire et que donc je ne savais pas combien j’allais gagner."
Sa demande n’a pourtant rien d’extravagant. Il souhaite investir dans un 45 mètres carrés à Bondy, en Seine-Saint-Denis. Budget : 187.000 euros, dont 60.000 euros de prêt à taux zéro qu’il a réussi à obtenir. "J’avais pris le plancher bas. Et malgré ça, ça a été très difficile." Finalement, il se tournera vers sa banque d’origine, avec qui il avait monté un partenariat lorsqu’il était président du Tutorat santé à Paris VII, en 2011. "Si je n’avais pas eu ce partenariat historique, je ne sais pas si j’aurais pu trouver un plan de financement", confie Guillaume Ah Ting, qui n’avait alors que très peu d’apport.
"Il n’y a pas chômage en médecine"
L’interne signe son achat en mai 2018, mais sa colère face à la méconnaissance des banques face à leur statut, complexe, ne désemplit pas. Plusieurs de ses camarades se heurtent eux aussi à un système ignorant. Son ancien colocataire qui avait lui-aussi pour ambition d’acheter avec sa petite-amie lâche l’affaire, découragé par les démarches administratives et les obstacles. Un autre ami à lui parvient à obtenir un prêt, mais il lui a fallu aller voir la banque de ses parents en Normandie, alors qu’il était à Paris.
"Il n’y a pas chômage en médecine ! C’est très facile de prédire nos revenus : si on travaille à l’hôpital public, les grilles sont inscrites dans les textes de loi ; si on travaille en Espic* ou dans le privé, on va gagner plus de toute façon. On peut donc estimer ses revenus en fourchette basse", s’agace-t-il. Six mois après avoir concrétisé son projet immobilier, le jeune homme décide alors avec son ex-coloc, chirurgien vasculaire, de se former au courtage, et de... fonder un service (MedEmprunt) pour accompagner les professionnels de santé dans leur projet d’achat. Au total, il a passé pas moins de 300 heures devant son écran pour avoir ses diplômes. Tout ça, en dernière année d’internat.
Parmi ses clients : beaucoup d’internes en médecine, des chefs de clinique, des assistants, mais aussi des jeunes médecins remplaçants. "On les accompagne sur l’ensemble de leur projet. On va d’abord calculer l’enveloppe qu’ils vont pouvoir emprunter, leur proposer des accords de principe, les aider à rédiger l’offre", explique Guillaume Ah Ting. "Les internes sont souvent stressés, surtout si c’est un premier achat. Ils ont peur des vices cachés. On vient aussi en appui sur ces questions." Puis, "on s’occupe de trouver le financement, l’assurance emprunteur, des démarches administratives, jusqu’ à la signature chez le notaire".
À l’heure actuelle, le principal problème pour les jeunes praticiens qui souhaitent acheter, c’est le calcul de leur capacité d’emprunt qui, bien souvent, ne colle pas avec la réalité de leur projet, constate-t-il. "Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas correctement valorisées aujourd’hui. Quand on est interne ou chef de clinique, les gardes ne sont pas forcément comptées à 100% par les banques, voire pas comptées du tout car ce sont des rémunérations variables. Or elles représentent une partie très importante des revenus, parfois presque la moitié. Cela change complètement le montant que l’on peut emprunter."
Pour les remplaçants, "les banques demandent souvent deux à trois années de bilan avant de pouvoir emprunter. Lorsqu’on arrive à un âge où on commence à vouloir concrétiser des projets (enfant, achat immobilier…), devoir attendre trois ans, ce n’est pas agréable", déplore le trentenaire. Le cofondateur de MedEmprunt note toutefois qu’il est rare que les banques refusent un prêt lorsqu’un compromis a été signé. Heureusement, car cela peut avoir de lourdes conséquences : "Au-delà du fait d’avoir perdu trois à quatre mois, c’est aussi de l’argent perdu. Si l’acheteur ne peut pas justifier que les banques ont refusé son emprunt, il perd l’avance versée", explique-t-il.
180.000 euros d’enveloppe en début d’internat
Guillaume Ah Ting, qui organise régulièrement des webinaires pour des associations ou syndicats partenaires (comme le Syndicat des internes des Hôpitaux de Paris), évalue le montant qu’un étudiant peut emprunter en premier semestre d’internat à 180.000 euros s’il est seul (cette capacité peut être doublée s’il y a deux emprunteurs). En dernière année d’internat, cette capacité d’emprunt se situe entre 220.000 et 230.000 euros seul. Ces montants ne tiennent pas compte des gardes qu’ils peuvent effectuer, précise l’ancien chargé de mission santé mentale de l’Intersyndicale nationale des internes (Isni).
Si les demandes concernaient depuis la création de son entreprise essentiellement des achats de biens personnels, MedEmprunt propose également un accompagnement en vue d’un achat de cabinet médical. "Mon objectif est de vieillir avec mes clients. Or nos premiers clients vont bientôt devoir s’installer. En général, ils font d’abord leur achat de résidence principale avant leur projet professionnel." Aujourd’hui, "les internes ne sont pas assez formés" sur l’installation, et côtoient "rarement le monde libéral". Ils sont "rapidement livrés à eux-mêmes", déplore le trentenaire, qui souhaiterait voir la formation améliorée à ce sujet.
Prochains objectifs de Guillaume Ah Ting : développer "une prévoyance pour les internes qui tienne compte des revenus supplémentaires" (gardes, astreintes), mais aussi accompagner les professionnels qui souhaitent investir dans de gros cabinets libéraux ou monter des maisons de santé pluriprofessionnelles. Aujourd’hui, observe-t-il, "de nombreux confrères galèrent".
*Établissement de santé privé d'intérêt collectif.
Louise Claereboudt
La sélection de la rédaction