Inceste et violences sexuelles : "Créer une obligation de signalement par le médecin risque d’éloigner les enfants du soin"

05/04/2022 Par Louise Claereboudt
Déontologie
Faut-il obliger les médecins à faire un signalement en cas de suspicion d’inceste ou de violences sexuelles sur un enfant ? Si cela est préconisé par la Commission indépendante (CIIVISE) créée par le Gouvernement, le Conseil national de l’Ordre des médecins s’est montré opposé à la mesure. Le Dr Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi, généraliste, vice-présidente de l’instance ordinale et présidente du Comité national des violences intrafamiliales, explique pourquoi cela pourrait, au contraire, mettre les mineurs en danger. Interview. 
 

Egora.fr : Dans un rapport, la Haute Autorité de santé (HAS) rapporte que seuls 5% des signalements de violences sexuelles sur mineurs émanent du corps médical. Comment peut-on expliquer ce faible taux ? 

                  CNOM 

Dr Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi : 5% (dont presque 2% par les généralistes), c’est peu. Non pas que je dédouane les médecins, mais on oppose ce pourcentage au fort taux de signalement par l’Éducation nationale. Or nous n’avons pas les mêmes missions. On pourrait me dire que j’ai la mission suprême de soigner et protéger, certes, mais le souci du médecin par rapport à l’Éducation nationale, c’est qu’il n’a pas l’enfant en face de lui pendant plusieurs heures tous les jours. Il ne peut pas repérer très vite les changements de comportement chez un enfant qui pourraient être suspects. Un enfant qui est victime de violences sexuelles ou d’inceste présente en effet des troubles du comportement et, après, des troubles de la santé, indépendamment de lésions sexuelles, rarement constatées sur le fait à cause du huis clos de la famille. Même si on améliore nos capacités – et je milite pour cela au sein de l’institution ordinale – et que l’on offre toutes les possibilités aux médecins pour mieux signaler, nous n’obtiendrons jamais les chiffres de l’Éducation nationale.  

  Reprenant cette donnée, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) préconise, dans ses conclusions intermédiaires publiées le 31 mars, de "clarifier l'obligation de signalement" par les médecins. L’Ordre n’y est pas favorable. Pourquoi ?   Il faut que les médecins signalent davantage. Mais pour l’instance ordinale, l’obstacle au signalement ne pourra se résoudre par l’obligation du signalement. Nous voulons augmenter la protection de l’enfant parce que nous avons une obligation de protection selon l’article 43 du code de déontologie médicale. Nous avons les armes. Cette obligation de protection nous permet d’inscrire le signalement. Mais ce n’est pas parce que je dis cela qu’il y a une obligation de signalement.   Le fait de créer une obligation de signalement n’augmentera pas le taux de signalement. Nous avons également la crainte de voir des enfants éloignés du soin par la famille maltraitante, y compris pour des soins qui pourraient être ordinaires. Si les parents savent qu’il y a une obligation de signalement, il y a des enfants qui seront malheureusement court-circuités du service médical.    La CIIVISE rappelle que ce signalement doit être adressé au procureur de la République, mais estime qu’il ne doit pas être reproché au médecin de l’avoir adressé à un juge des enfants, dès lors qu’"une procédure d’assistance éducative est en cours"…  Pour nous, il n’y a qu’un seul interlocuteur possible. Car plus on multiplie les interlocuteurs, plus c’est compliqué. Si on veut être efficient, l’interlocuteur de choix qui a été décidé dans le code pénal est le procureur de la République parce qu’il a tout pouvoir de diligenter une enquête, et de mettre à l’abri l’enfant en urgence. Nous n’avons pas à en discuter.     Quels seraient à votre avis les leviers qui permettraient d’améliorer le signalement par les médecins ?  Il faut renforcer le maillage territorial, créer un maillon institutionnel, ordinal, qui va éclairer le professionnel sur les mécanismes du signalement. Le maillage doit se faire avec le département et le référent de la protection de l’enfant. Il faut développer les unités d'accueil pédiatrique enfant en danger (UAPED), pour qu’elles fonctionnent 24h/24. A ce sujet, j’ai rencontré le secrétaire d’Etat à la Protection de l’Enfance, Adrien Taquet, mercredi 30 mars. Je l’ai largement remercié d’avoir développé les UAPED. Et j’ai émis le vœu qu’il y ait une unité dans chaque département, qu’elle ait tous les moyens de fonctionner.   Quand il y a suspicion et que le professionnel a besoin d’être éclairé rapidement, il doit aller chercher la collégialité. Le milieu intrafamilial est complexe à saisir, il faut être capable de le décoder. A partir du moment où le professionnel libéral isolé dans son coin saura qu’il y a une UAPED dans son département, qu’il aura un médecin de garde au bout du fil, cela va simplifier la prise en charge médicale, médico-judiciaire et médico-sociale.  Quoi qu’il arrive, on n’enlèvera jamais le dilemme éthique et déontologique du médecin qui se dit : "si je me trompe, je risque de faire éclater une famille". C’est avec la collégialité qu’on pourra le gommer, mais il y aura toujours cette crainte. Je vais continuer à me mobiliser pour que dans chaque territoire, le médecin ait bien l’impression que son département l’accompagne.     Vous appelez également à améliorer la formation des professionnels de santé au repérage et à la prise en charge de ces enfants-là. Comment ?   Il faut déjà promouvoir la formation initiale des futurs médecins à plusieurs niveaux dans leur cursus. Il faut qu’il y ait un enseignement spécifique de la violence, et notamment de la violence intrafamiliale. Aujourd’hui, cet enseignement est fait, mais par petits morceaux à droite et à gauche. C’est trop...

dispatché. Il faut réunir cet enseignement sur la thématique de la violence : pas des violences faites aux femmes d’un côté et des violences faites aux enfants de l’autre. En effet, quand l’inceste n’a pas été dépisté très tôt, ça va donner un adulte malade psychiquement et physiquement.   Il faut également une action sur le développement professionnel continu (DPC). Là aussi, des efforts ont été faits, mais il en faut d’autres. On peut imaginer un module unique sur les violences, notamment intrafamiliales, et un enseignement ordinal. Ce n’est pas parce que je suis élue ordinale que je préconise cela, mais parce que j’ai été étudiante un jour. Je me suis très tôt passionnée pour la médecine légale, mais j’ai découvert la législation tardivement. Je pense qu’il faut l’apprendre tout petit, progressivement, pour que le jour où le professionnel se retrouve face à une situation complexe, il ait les réflexes. Quand un soignant est face à un patient qui fait un choc anaphylactique, il a sa trousse d’urgence et, dans cette trousse, il sait quoi aller chercher. Au niveau ordinal, on est en train de construire, via les commissions Vigilance-Violences, des kits pour les professionnels de santé.  Depuis l’évolution de l’article 226-14 troisième alinéa, relatif aux violences conjugales, l’institution ordinale a changé de paradigme. Elle est en train d’accompagner les professionnels sur le terrain par la création dans chaque conseil départemental de l’Ordre des médecins d’une commission Vigilance-Violences, qui balaye tous les champs de la violence. L’orientation prioritaire pour 2022 est la violence faite aux mineurs et également la sécurité du signalant. 

  Pour garantir la sécurité de celui qui signale, la commission indépendante recommande de suspendre les poursuites disciplinaires le temps de l’enquête pénale. Qu’en pense le Conseil national de l’Ordre des médecins ? Cette mesure est-elle faisable ?    Je pense qu’il faut créer un projet législatif à ce sujet. Ce n’est certainement pas l’Ordre qui peut décider de suspendre, car il n’a pas le pouvoir d’arrêter une plainte, même si on estime qu’il est honteux qu’un agresseur, auteur de violences sur un enfant, porte plainte contre le médecin qui signale. La juridiction ordinale est complètement indépendante. En revanche, l’Ordre va soutenir le professionnel qui fait l’objet de poursuites via, notamment, les commissions Vigilance-Violences sécurité. Par ailleurs, en transmettant la plainte en chambre disciplinaire de première instance, le Conseil départemental, à la suite du passage en conseil plénier, fera un avis motivé, qui va être en faveur du signalant.  D’après l’article 226-14 deuxième alinéa du code pénal, la responsabilité du professionnel qui fait un signalement de bonne foi ne peut être mis en question, aussi bien sur le plan pénal, civil, qu’ordinal juridictionnel. Le médecin n’est pas un enquêteur, il est un protecteur de l’enfant. S’il estime que tous les éléments nécessitent qu’il le protège via le signalement ou l’information préoccupante, il déclenche le processus. L’agresseur se retourne contre le signalant, c’est sa stratégie. Nous appelons cela la gestion du risque des représailles.   Autant nous sommes contre l’obligation de signalement, autant je pense que cette préconisation de la CIIVISE mérite une évaluation. Car il ne s’agit pas de faire des propositions pour des propositions. Les mille feuilles ne profitent pas à la victime.     À titre personnel, avez-vous été inquiétée dans votre carrière après un signalement ?   J’ai déjà fait un signalement, mais je n’ai jamais été inquiétée sur le plan juridictionnel et pénal. En revanche, j’ai subi de l’intimidation de la famille, qui a manifesté son mécontentement. Je n’ai pas été violentée, mais j’ai fait l’objet de comportements intimidants. Si un médecin subit cela aujourd’hui, il peut appeler la commission Vigilance-Violences sécurité au sein de son département. Elle ne déploiera pas un service de sécurité au cabinet du médecin, mais selon l’importance des représailles, le président du CDOM, en lien avec le préfet et le procureur peuvent mettre en place des actions rapides. Ça s’est déjà fait, et ça se refera.  

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