Alors que s'ouvre une vaste concertation sur le système de santé français, le professeur Jean-François Mattei, président de l’Académie de médecine et ancien ministre de la Santé, revient sur les problématiques auxquelles sont confrontés les professionnels de santé dans un ouvrage intitulé Le grand bouleversement*. Pour Egora*, il explique pourquoi les soignants devront impérativement appréhender l'intelligence artificielle s’ils veulent maintenir le système au service des patients. Egora : Pourquoi publier un livre sur le bouleversement du système de santé maintenant ? Pr Jean-François Mattei : Il y a une raison à l'écriture de ce livre : jamais dans l'histoire de la médecine nous avons eu autant de découvertes technologiques aussi nombreuses dans un temps aussi court. Le déclencheur est naturellement l'intelligence artificielle, car on a pu lire bons nombres d'articles, y compris écrits par des confrères, disant que l'intelligence artificielle allait remplacer les médecins, que demain la médecine se ferait sans eux. Je me suis posé la question : Est-ce que nous allons intégrer ces technologies dans notre exercice médical qui se poursuivra avec une certaine permanence ou est-ce que nous allons vers une rupture conduisant à un changement dans le rôle du médecin ? Pensez-vous que le médecin pourra un jour être remplacé par des machines ? Je ne le pense pas. Un malade vient rencontrer une personne humaine, un visage, quelqu’un qui a une vie, une famille, pas une machine. Combien de fois j’ai entendu en consultation : “Mais docteur, qu’est-ce que vous feriez si c’était vous ?” On ne peut pas dire ça à un robot. L’IA et toutes les autres technologies (par exemple, l’analyse du génome) doivent rester des outils, certes très perfectionnés, indispensables désormais, mais le médecin doit rester maître de la décision. Le médecin est en permanence en train d’essayer d’adapter un traitement et un discours à la personnalité du malade. Vous avez des pessimistes, des optimistes, des personnes qui ont le goût du risque, des personnes en situation précaire, au chômage, à la rue : vous ne pouvez pas vous adresser de la même façon à ces patients. Donc, je pense, que le médecin restera maître de la décision. Les médecins devraient même se féliciter de l’arrivée de l’intelligence artificielle.
Avec l’intelligence artificielle, le médecin va probablement gagner du temps dans la mesure où l’IA va lui faire des propositions de diagnostic, va l’orienter pour un traitement et le médecin va arriver plus vite à sa décision. Le temps gagné devrait permettre d’humaniser la période partagée avec le patient. C’est ce que le patient attend.
Vous écrivez que "la médecine a tout à gagner avec l'IA", mais comprenez-vous les inquiétudes des professionnels de santé face à ces nouvelles technologies de plus en plus invasives ? Je comprends parce qu’ils n’ont jamais appris l’IA. Même les étudiants en médecine aujourd’hui n’apprennent pas l’intelligence artificielle alors que les futurs médecins devront l’utiliser. De même, quand on conduit une voiture, on doit posséder les rudiments sur son fonctionnement, le médecin aura besoin de savoir ce qu’il est en droit d’attendre d’une intelligence artificielle et dans quelles mesures il peut lui faire confiance et interpréter les résultats. Les médecins devront ensuite prendre leurs décisions avec le patient. Comment protéger les données personnelles alors que les technologies se développent plus rapidement sans qu’on ait toujours les clefs pour les maîtriser ? Dans un premier temps, je pense qu’on les maîtrisera d’autant mieux qu’on maîtrisera les plateformes sur lesquelles elles sont. Je suis, par ailleurs, personnellement opposé à ce que l’on confie toutes les données de santé de la France à une plateforme comme Microsoft. Ce n’est pas acceptable. Bien sûr...
nous n’avons peut-être pas l’équipement nécessaire, mais on doit l’avoir rapidement au niveau européen. Je suis pour une souveraineté européenne car on n’a pas la culture utilitariste en Europe. Nous formons un tout. Il n’y a aucune raison que la France aille confier ses données aux Gafam, soumises aux lois américaines. Dans un second temps, quand on sait que même les ordinateurs des ministères peuvent être piratées, aujourd’hui notre grand problème, c’est la cybersécurité. Il nous faut développer des compétences extrêmes dans ce domaine. C’est une course entre le progrès et la maîtrise du progrès.
Vous accordez dans votre livre beaucoup de place à la formation des soignants. Comment pourrait-on mieux former les futurs médecins à ces nouveaux outils ? Il faut qu’ils aient un enseignement désormais approprié. Quand j’ai fait mes études de médecine, les ordinateurs n’existaient pas. Les médecins aujourd’hui apprennent les rudiments de l’informatique quand ils ne les ont pas déjà acquis durant leur adolescence. Je pense qu’il faut qu’ils soient au courant des nouvelles technologies. Ne serait-ce que parce que s’ils adressent leurs patients à un spécialiste qui va les mettre en œuvre, il va falloir ensuite qu’ils suivent, qu’ils expliquent aux patients. Le médecin est là pour dédramatiser, pour mettre à la portée du malade la compréhension de ce qu’on lui propose. Les médecins devront donc apprendre les algorithmes, la robotique, les nanotechnologies, les biotechnologies, les neurosciences, etc. Il ne s’agit pas d’en faire des spécialistes de tout ça, mais il faut qu’ils soient les généralistes de tout ça. Dans le fil de ce qu’il se passe aujourd’hui, où on développe davantage l’enseignement de l’éthique et des sciences humaines, je ferais volontiers une matière qui s’intitulerait “Médecine et technologies nouvelles”. Je ne suis pas Doyen ni au ministère de l’Enseignement supérieur, mais quelques heures sur ce sujet pour au moins prendre les principes et les fonctionnements, c’est indispensable. Sinon les étudiants vivront sur des idées fausses véhiculées par les réseaux sociaux.
Vous présentez les réseaux sociaux comme une des menaces du système de santé. Comment les médecins peuvent se protéger de ces fake news ? Comment se prémunir de ces informations véhiculées sans aucun contrôle ? Il faut que les médecins, et tout le système de santé, répondent et n’hésitent pas à envahir aussi les réseaux sociaux car ils sont fréquentés essentiellement par des personnes qui n’ont pas d’autres moyens de communication parce qu’ils n’ont pas la légitimité pour se faire. Nous sommes dans un monde fait, non pas avec des valeurs et des références communes, on est l’addition d’individus dont chacun dit ce qu’il veut, demande ce qu’il souhaite. On ne peut pas construire une société de cette façon.
La notion d’individualisme est très présente dans votre réflexion. Cet individualisme va-t-il changer le type de patient que les professionnels de santé pourront avoir devant eux en consultation ? Quel sera le patient de demain ? C’est difficile à dire. L’avenir n’appartient à personne. Le monde était dans une croissance économique et tout à coup, du fait de cette épidémie mondiale [l'épidémie de coronavirus, NDLR], l’économie va probablement marquer le pas voire reculer. On aura plus de gens en difficulté. Je crois qu’il ne faut pas dire “quel sera le patient de demain ?” Globalement, oui je peux vous le dire, le patient de demain sera...
plus informé. Il sera plus en difficulté, dans une vie souvent compliquée. Mais je ne peux pas dire de quoi demain sera fait. En revanche, je pense que les médecins, eux, doivent être en prise avec la société d’aujourd’hui. Ils ont un rôle privilégié. Ce sont les observateurs de la société : ils ont dans leur patientèle des personnes très âgées et des enfants. Au milieu, ils ont des adolescents et des adultes jeunes. Quand je parle de la société postmoderne dans mon livre assise sur l’individualisme, le matérialisme et l'hédonisme, qui vit dans l’instant, je pense que les adolescents et les jeunes adultes sont en train d’apporter un bouleversement à cette façon d’être et d’agir. Ne serait-ce que dans leur conception de l’écologie : aujourd’hui vous entendez des ados dire “Il faut qu’on s’y mette tous pour protéger l’environnement”. On n’est plus dans l’individualisme, on est au contraire dans le rassemblement. Ils disent : “Il nous faut une écologie durable”. On n’est plus dans l’instant, on est dans la durée. Enfin, ils disent : “C’est un véritable engagement”. Or l’engagement est autre chose qu’un plaisir instantané. La génération qui a aujourd’hui entre 15 et 25 ans va apporter un changement considérable dans la société de demain. Comment ce changement va se traduire pour les professionnels de santé, en particulier les médecins généralistes ? Ça va changer car ils vont se trouver face à des patients qui seront porteurs de valeurs différentes. Ils seront très préoccupés de préserver leur santé dans un environnement quelquefois difficile. À la fin de mon livre, je préconise par ailleurs la création d’une spécialité de médecine environnementale, probablement au sein de la Santé publique, parce qu’il est impensable qu’on continue à développer des travaux publics, des usines, des équipements, sans se préoccuper des conséquences sur la santé des personnes. Je pense que les médecins vont redécouvrir en définitive ce qu’est la médecine à l’état pur. C’est-à-dire s’occuper des personnes elles-mêmes soucieuses et responsables de leur santé, ce que ne sont souvent pas les contemporains d’aujourd’hui, plus âgés, avec le tabac, l’alcool, la malbouffe. Je ne suis pas sûr que, voulant satisfaire le plaisir de l’instant, ils soient préoccupés de leur santé dans 20 ou 30 ans. C’est un constat que je regrette. Aujourd’hui, il se passe quelque chose. Quand vous parlez de solidarité, d’engagement, de durée dans l’avenir, vous remettez en place des valeurs qui sont quasiment des valeurs religieuses. Alors que les religions traditionnelles diminuent, en incidence, en influence, le spirituel rebondit avec ce mouvement pour l’environnement. J’en suis très content, car l’Homme est avant tout corps et esprit et on n’avait pas suffisamment pris soin de l’esprit ces dernières années. L’hôpital traverse actuellement une crise importante. Comme la médecine de ville, doit-il se réinventer ? Je pense que oui. Ça fait 15, 16 ans que je l’ai dit, lorsque j’étais ministre de la Santé, mais dans ce pays, quand on a une idée novatrice ou qui surprend, elle met 10 ou 15 ans à s’imposer. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à l’avoir dit...
la Cour des comptes, Gérard Larcher dans un rapport parlementaire, l’Inspection générale des affaires sociales l’ont dit : nous vivons dans un excès d’hospitalo-centrisme. Dès qu’il y a un malade qui sort de l’ordinaire ou qui cause du souci : hôpital. Il faut que l’hôpital comprenne qu’il était un lieu d’hébergement dans lequel on distribuait des soins et qu’il devient aujourd’hui un lieu où l’on distribue des soins et où l’on offre de moins en moins d’hébergement. C’est la médecine ambulatoire, c’est l’hospitalisation de jour, c'est l'hospitalisation à domicile… Il est clair qu’il faut adapter la structure à cela. Donc modifier la répartition des lits. Les urgences sont elles aussi débordées. Je pense qu’il faut modifier le circuit. On peut probablement proposer des maisons médicales de garde à l’entrée des hôpitaux pour faire un tri entre ce qui est vraiment une urgence ou pas. Il faut aussi à mon avis que les urgences disposent de lits d'hospitalisation très courte, 24 heures ou 36 heures, le temps de faire un bilan et d’orienter vers la spécialité le patient dont il relève. Je pense également qu’il est nécessaire d’organiser la profession d’urgentiste car beaucoup de jeunes médecins sont séduits par les urgences, parce qu’ils veulent sauver des vies, mais au bout de dix ans, ils sont fatigués, ont fondé une famille et veulent changer de rythme. Il faut donc absolument qu’on permette un recyclage des urgentistes qui veulent s’orienter vers un autre exercice.
Il faut enfin qu’on redonne leur importance aux hôpitaux de proximité et qu’on aille vers un groupement d’hôpitaux sur un territoire partant de l’hôpital de proximité - avec un premier hôpital de recours - et un deuxième pour les maladies véritablement compliquées, alors qu’aujourd’hui tout arrive d’emblée au CHU. L’hospitalo-centrisme est d’ailleurs une spécificité française.
Est-ce lié à cette question des données personnelles que la télémédecine a du mal à décoller ? C’est vrai qu’il y a une transition car il faut se familiariser. Il faut que les patients comprennent que le médecin n’a pas besoin d’être à ses côtés pour délivrer un certain nombre de conseils. La télémédecine devrait surtout servir dans les déserts médicaux, sauf qu’ils sont souvent aussi des zones blanches sur le plan du web. Donc ça ne marche pas. Il faut que la fibre coure un peu partout. je comprends les médecins qui refusent le terme de “déserts médicaux” : ce sont des déserts publics, des zones pratiquement abandonnées par la République. Comment voulez-vous qu’un médecin s’installe dans un village où il n’y a pas de poste, d’école, d’équipements publics ? Faudra-t-il donc, à terme, restreindre la liberté d’installation ? Je suis pour la liberté d’installation mais il faudra trouver des mesures d’accompagnement, et il en existe déjà, pour faire en sorte de respecter le principe constitutionnel de l’égalité d’accès aux soins. Il faut que les médecins comprennent que, même s’ils sont des libéraux, ce sont des délégataires de service public. Je comprends les exigences de la vie moderne qui font qu’ils vont de moins en moins s’installer dans des zones rurales, mais je pense qu’avec les hôpitaux de proximité, les consultations avancées, on doit y arriver. Alors peut-être qu’il faudra inciter. Ce qui est sûr, c’est que c’est un devoir régalien de l’Etat que d’assurer l’égal accès aux soins. Le développement des technologies ne risque-t-il pas, lui aussi, d’accroître les inégalités d’accès aux soins ? Si le recours à la technologie moderne (séquençage du génome…) relève d’une indication médicale, l’examen doit et devra être pris en charge par la solidarité nationale. Si l’examen relève plutôt d’un désir récréatif - par exemple connaître son génome par curiosité - il est clair que ça ne sera pas pris en charge par la solidarité nationale. Je me demande même s’il faut l’autoriser. Pourquoi ? Il ne s’agit pas de brider la liberté des gens mais il s’agit de dire que si on accepte cette généralisation, seules les personnes qui seront suffisamment riches pour se payer ces examens les auront et demanderont éventuellement à être améliorés. C’est toute la perspective de l’Homme augmenté...
Cela aboutirait à la création de deux classes d’humains : ceux, nantis, se payant les examens et les modifications les améliorant, et ceux qui en seraient privés qui constitueraient une classe humaine prisonnière de ses limites. Il y a une vraie réflexion éthique et politique à conduire. Un comité d’éthique de l’Académie de médecine travaille notamment sur ces sujets. Avec le séquençage du génome, notamment, comporte-t-il un risque d’aboutir un jour à une marchandisation de la santé et de la médecine ? La marchandisation de la santé existe déjà sur ses marges. Je pense à la chirurgie esthétique, par exemple. Mais dès lors qu’il s’agit d’un problème de pathologies, la santé, par le biais de la solidarité, est une chose essentielle. Je rappelle le grand principe qui a prévalu la création de la Sécurité sociale en 1946 : “Chacun contribue à la mesure de ses moyens et chacun reçoit en fonction de ses besoins.” C’est capital. La marchandisation existe nécessairement par le biais des cliniques, des médecins qui font payer les consultations, des médicaments qu’il faut acheter. Mais la solidarité nationale le couvre. Ce qui me fait très peur, c’est qu’on arrive à une marchandisation du corps humain : du sang, des gamètes, des organes… C’est tout à fait à l’opposé de l’éthique à la Française. Je crois que si on revenait sur ce principe là, alors nous aurions abandonné un pan majeur de notre culture.
Est-ce que globalement vous êtes inquiet pour l’avenir de notre système de santé ? Je suis préoccupé, mais je ne suis pas inquiet car je fais confiance à l’Homme et à son humanité. Je pense si d’aventure on devait franchir un seuil insupportable pour l’humanité, on reviendrait très vite en arrière. C’est pourquoi il faut réintroduire l’enseignement de l'éthique, des sciences humaines, de la philosophie, de l'anthropologie. Il ne s’agit pas de faire des étudiants des philosophes, des anthropologues etc., mais il faut qu’ils sachent appréhender l’Homme dans sa dimension humaine et pas seulement dans sa dimension scientifique. *Entretien réalisé le 3 mars à l’Academie de Médecine Santé, le grand bouleversement. Comment serons-nous soignés demain ?, éd Les liens qui libèrent, publié le 4 mars 2020
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