"Nos données valent de l’or." C’est ainsi que le 20 mai dernier, l’émission "Cash Investigation" présentait son enquête révélant que la carte Vitale transmettrait ces informations à des data brokers de données médicales : "Dans la moitié des pharmacies françaises, les informations sur les médicaments que vous avez achetés sont transmises au plus gros data broker de données médicales au monde, Iqvia. Sans le savoir, 40 millions de Français seraient ainsi pistés", arguait ainsi l’équipe d’Élise Lucet. Une vraie polémique, semblerait-il, car à en croire l’enquête, la pratique concernerait plus de 50% des 22.000 pharmacies françaises, sans que les patients en soient vraiment informés. Des données qui seraient utilisées notamment pour des études commerciales, réalisées au profit des laboratoires pharmaceutiques. Mais si les pharmaciens d’officine sont au cœur du sujet, les journalistes citent également – et très rapidement – les médecins. Logiciels métier et anonymisation Un détail loin d’être anodin. Car les médecins fournissent des données de santé à Iqvia mais aussi au Gers SAS (Groupement pour l’élaboration et la réalisation de statistiques), filiale de Cegedim, ou encore à OpenHealth Company. Certes, leur nombre est limité par rapport à celui des pharmaciens* : Iqvia possède un panel de 1.000 médecins généralistes et le Gers SAS un panel de 2.000 médecins généralistes et 1.000 médecins spécialistes représentant les 8 principales spécialités**. "Les panels de médecins sont réduits, avec quelques millions de patients, contre des dizaines de millions avec les pharmaciens. Certes, nous avons moins de patients, mais beaucoup plus de données de santé par patient", observe Jean-Marc Aubert, président d’Iqvia et ancien directeur de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Mais le principe est le même que pour les pharmacies : les données des patients sont transmises à ces sociétés via les logiciels métier et les tiers de confiance.
Une transmission des données qui ne se fait pas à l’insu des praticiens. Chaque médecin signe en effet un contrat avec la société qui recueille in fine les données. "Nous demandons aux médecins un consentement éclairé. Ils ont également la possibilité d’interrompre le recueil de données à tout moment", explique ainsi Patrick Oscar, directeur général de Gers SAS. Et si les médecins ne sont pas rémunérés, ils peuvent recevoir un "dédommagement", comme l’indique Jean-Marc Aubert. Le logiciel métier peut aussi être fourni gratuitement. Dans tous les cas, les sociétés fournissent aux médecins panélistes des études relatives à leur activité (analyse des prescriptions, benchmarking par rapport aux autres médecins...). Les données fournies concernent les prescriptions et les dossiers patients : sexe, âge, médicaments prescrits, indications, posologies, contre-indications, facteurs de risque et comorbidités. Elles sont transmises via le logiciel métier et le tiers de confiance qui se chargent de...
rendre les données anonymes. "Les données sont anonymisées et non pseudonymisées. Par conséquent, on ne peut pas identifier un patient avec les données que nous recueillons. Nous attribuons un code unique par patient et par médecin. Ainsi, si un même patient consulte deux médecins, il aura deux numéros. Cette anonymisation permet de ne pas 'chaîner' les patients ni de recouper les informations qui pourraient conduire à les identifier", précise Patrick Oscar. Iqvia utilise un procédé semblable. Et insiste en ce sens : la multiplication des acteurs permet de ne pas identifier des patients. Consentement du patient La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) peut, pour sa part, procéder à des vérifications et des contrôles sur l’anonymisation des données auprès des organismes qui traitent ces informations, ainsi qu’auprès de la pharmacie ou du médecin et du tiers de confiance. De son côté, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) ne s’applique pas aux données anonymisées. De fait, il n’est pas nécessaire que le patient donne son consentement exprès, autrement dit un accord individuel exprimé de façon explicite même s’il est seulement oral. En revanche, le patient doit être informé et pouvoir refuser la transmission de ses données, y compris si elles sont anonymisées. "Le consentement exprès et la faculté de s’opposer sont deux choses différentes. Si la société a obtenu une autorisation de la Cnil, elle n’a pas l’obligation de demander au patient un consentement exprès, mais celui-ci doit avoir la faculté de s’opposer au recueil de ses données, souligne Hélène Guimiot-Breaud, cheffe du service de la santé à la Cnil. Par exemple, l’autorisation de la Cnil délivrée à Iqvia concernant les données des pharmacies précise que les pharmaciens doivent informer leurs patients individuellement. Et attention, une affichette dans l’officine ou la salle d’attente du cabinet médical ne suffit pas. Les termes des autorisations de la Cnil doivent être respectés." Ces affiches et outils de communication doivent d’ailleurs être fournis par les sociétés privées.
Intérêt public et intérêt mercantile "Le professionnel de santé doit bien comprendre quelles sont les données qui vont être récupérées et comment, ainsi que la finalité de leur traitement. Ces éléments peuvent se trouver dans les documents contractuels", résume Benjamin Vialle, chef du service des contrôles pour les secteurs RH, santé, affaires publiques à la Cnil. Un point important car ces contrats, qui sont des accords de gré à gré, ne sont pas soumis à l’Ordre des médecins. "J’encourage tous les confrères qui s’interrogent sur de tels contrats à se rapprocher de leur conseil départemental afin de vérifier qu’ils respectent bien la réglementation", conseille néanmoins le Pr Stéphane Oustric, délégué général des données de santé et au numérique du Conseil national de l’Ordre des médecins. La finalité du traitement des données de santé apportées par...
les médecins est un élément essentiel. "Les données de santé ont un régime juridique particulier : par principe, il est interdit de traiter ces données sensibles, mais dans le RGPD et la loi Informatique et libertés de 1978, il y a un certain nombre d’exceptions qui permettent de le faire. Les pharmaciens et les médecins peuvent ainsi traiter ces données dans le cadre de leurs activités. Les autres exceptions concernent notamment la recherche", rappellent tous deux Hélène Guimiot-Breaud et Benjamin Vialle. Dans ce cadre réglementaire, "la Cnil autorise les entrepôts de données de santé uniquement si le traitement des données de santé poursuit une finalité d’intérêt public. Une finalité d’intérêt purement mercantile ne peut pas être autorisée", ajoute la cheffe du service de la santé à la Cnil. De fait, le Gers SAS, Iqvia et les autres sociétés proposent différents types d’études et de recherche dont la finalité est d’intérêt public. "À partir des données récoltées, nous proposons des études en vie réelle aux laboratoires pharmaceutiques. Mais nous mettons toutes nos données à disposition de nombreux chercheurs", précise Patrick Oscar. Ces études en vie réelle permettent par exemple de mieux connaître l’usage des médicaments dans un environnement qui n’est pas contrôlé, comme celui des essais cliniques. Des études qui peuvent être utiles, tant pour les laboratoires pharmaceutiques que pour les autorités sanitaires (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, Haute Autorité de santé, Assurance maladie...). "Nous pouvons réaliser des études sur des pathologies particulières en croisant les données des dossiers médicaux et celles de l’Assurance maladie qui ne sont pas médicalisées, détaille de son côté le président d’Iqvia. Ce croisement des données permet de mieux caractériser certaines pathologies rares, l’évolution de l’état de santé des patients, l’errance diagnostique... Et ces études, de plus en plus nombreuses, permettent une meilleure compréhension de ces maladies."
L’épidémie de Covid-19 a également mis en exergue l’intérêt de disposer d’informations. Le Gers SAS – comme Iqvia – a ainsi fourni ses données quotidiennement et gratuitement aux services du ministère de la Santé et en particulier à la Direction générale de la santé, à la Caisse nationale d’assurance maladie et à l’ANSM. "Durant la crise sanitaire, nous avons mis des données à la disposition des autorités sanitaires. La donnée est un enjeu collectif pour la gestion des épidémies mais aussi pour avoir des traitements adéquats pour les maladies, pour de meilleures prises en charge et des réponses plus pertinentes en termes de prévention", souligne Jean-Marc Aubert, ancien responsable d’une task force sur la réforme des modes de financement et de régulation, dont le rapport a été remis à Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, en janvier 2019. Pour autant, à l’exception des données fournies gratuitement, les études sont vendues. Cette commercialisation permet à ces sociétés d’avoir un modèle économique viable, voire lucratif. Ce qui peut effectivement susciter des questions. Mais il faudrait alors développer le recueil de données par les organismes publics. Des données utiles pour les médecins Si cette question est importante, d’autres enjeux émergent. D’abord, pour les sociétés qui traitent ces données. "Aujourd’hui, nous sommes en train de développer davantage d’algorithmes, par exemple pour mieux observer l’errance thérapeutique, dans l’objectif de la réduire. Un autre enjeu est de renforcer les études sur le bon usage du médicament. Nous travaillons également sur des pistes comme l’intégration de données de qualité de vie des patients et sur l’efficacité des traitements", détaille Patrick Oscar. "Dans certains pays comme la Suède, la donnée est récupérée par le privé et le public. Mais ce n’est pas le cas de la France. Nous sommes dans...
une situation un peu compliquée collectivement sur la donnée issue de médecins. Finalement, très peu de médecins apportent cette donnée... Or elle est très utile et complémentaire aux données publiques. Cette donnée issue des médecins nous a permis, pendant la crise du Covid, de remonter certains éléments, comme par exemple estimer la population qui est allée consulter un médecin pour un état grippal dont les symptômes peuvent être ceux du Covid. Mais sur des complications moins fréquentes, nos estimations sont très incertaines. Ce qui pose la question d’accroître la taille des panels de médecins", note pour sa part Jean-Marc Aubert. Un sujet aussi pour le Gers SAS qui vise, lui aussi, à élargir son panel de médecins. En faveur d’indicateurs nationaux et régionaux Si tous les praticiens n’ont pas conscience de la valeur de leurs données, beaucoup commencent à se pencher sur la question, notamment dans le cadre des maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) et des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). "Cela serait intéressant d’avoir par exemple des données sur les patients polypathologiques et leur prise en charge sur un territoire couvert par une MSP ou une CPTS", explique ainsi Luc Duquesnel, président de la branche Les Généralistes de la CSMF. Or, les sociétés comme Iqvia ou le Gers SAS ne peuvent pas réaliser des études aussi fines géographiquement. Pour Jean-Christophe Nogrette, secrétaire général adjoint de MG France, l’intérêt des données serait aussi de pouvoir mieux décrire la pratique médicale, mais les médecins se heurtent cependant à l’analyse de leurs propres données. "Les médecins ont beaucoup de difficultés à extraire des données de leur propre logiciel métier pour pouvoir, par exemple, établir des indicateurs nationaux et locaux à partir de deux ou trois variables. Certains logiciels ont une interface, mais l’accès aux données est réduit, explique ainsi le Dr Paul Frappé, médecin généraliste en MSP et président du Collège de la médecine générale (CMG). Au-delà d’avoir des études sur la pratique médicale, ce problème nous rend incapables de savoir combien de patients ont consulté en ville pour le Covid-19, par exemple. Nous n’avons aucune information sur ce sujet, ni sur le profil des patients et la prise en charge en ville." Les données pourraient également permettre de mieux comprendre les parcours de soins et l’adressage effectué par les généralistes. "Ce qui manque finalement, c’est une base de données pour la discipline de médecine générale", résume Paul Frappé. Une telle base impliquerait de disposer de données standardisées. Mais contrairement aux pharmaciens qui insèrent dans leur logiciel métier des codes pour les médicaments délivrés aux patients, les médecins qui ne font pas partie d’un panel n’ont pas de codes standardisés pour renseigner les informations dans le dossier patient. Ils peuvent ainsi inscrire dans leur logiciel un terme qui ne correspond pas forcément à la pathologie auquel il est censé être attribué. Ensuite, les logiciels médicaux devraient permettre d’effectuer des requêtes précises pour recueillir les données pertinentes. Pour l’heure, les nombreux logiciels médicaux sont loin d’offrir de telles possibilités. Les données valent-elles donc de l’or? Très probablement, mais leur extraction de la mine des dossiers médicaux est loin d’être encore efficiente. * OpenHealth Company n’a pas donné suite à nos sollicitations. ** Cardiologie, pneumologie, neurologie, endocrinologie, psychiatrie, gynécologie, rhumatologie et gastroentérologie.
Antoine Prioux, pharmacien à Bugeat en Corrèze (Nouvelle-Aquitaine), n’a pas attendu la diffusion de cette enquête de "Cash Investigation" pour s’emparer du sujet des données de santé. Il a lancé en 2016 le projet P4Pillon, qui consiste en un logiciel de gestion d’officine (LGO) indépendant dont le principe repose sur le concept de prescription en multiples de semaines plutôt qu’en mois. Ce qui permet de définir un algorithme de parcours de soins pharmaceutiques dans la transparence. Un "plus" pour les pharmaciens, qui sont notamment intégrés dans des équipes de soins coordonnés (notamment les maisons de santé), assure-t-il. Afin d’inciter les pharmaciens à s’équiper de ce logiciel de gestion d’officine, Antoine Prioux a lancé une campagne de financement pour libérer le code source. Objectif : récolter plus de 59.000 euros.
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