11 septembre 2001. Cette date, la Dre Béatrice Carton s’en souviendra toute sa vie. C’est le jour où elle est entrée en prison. Un drôle de jour pour se rendre derrière les barreaux, avoue-t-elle. Elle est arrivée là "un peu par hasard", comme bon nombre de ses collègues. Assistante au centre hospitalier de Versailles, où elle avait d’abord fait son internat, elle avait entendu parler d’un poste qui s’ouvrait dans un service qui s’appelait à l’époque UCSA (unité de consultations et de soins ambulatoires). "Ce sont des services ou des unités détachés de l’hôpital en milieu pénitentiaire", explique la praticienne. Médecin, Béatrice Carton a voulu le devenir depuis son plus jeune âge. Petite, elle examinait sans cesse son grand-père, lui répétant qu’il fallait qu’elle le soigne. Pourtant, se souvient-t-elle en riant à gorge déployée, il n’était pas malade. "Mais il se prêtait volontiers au jeu !" Plus tard, Béatrice Carton voudra être gynécologue-obstétricienne. Puis pédiatre. Mais ses choix de vie personnelle la mèneront finalement vers la médecine générale. "Sans aucun regret !" assure-t-elle aujourd’hui, complètement épanouie dans cet exercice pour lequel elle n’était aucunement prédestinée. Au moment de faire ses premiers pas dans la prison, la jeune généraliste n’y connaît rien à ce milieu coupé du monde extérieur. Ses études ne l’y ont pas préparé. Mais dès les premiers instants, elle sait qu’elle veut y rester. Vingt-et-un ans plus tard, elle soigne 900 détenus à la maison d’arrêt du centre pénitentiaire de Bois-d’Arcy, et 70 détenues à la maison d’arrêt des femmes (MAF) de Versailles. Deux structures bien différentes. "Ce sont des milieux exclusivement de femmes ou exclusivement d’hommes, qui fonctionnent en boucle fermée. On n’est pas préparés à cela car on n’est plus à l’époque des pensionnats ou des écoles non mixtes."
La maison d’arrêt des femmes a "un côté plus ‘familial’ car c’est une petite structure, ajoute-t-elle. On connaît donc mieux les personnes. Le service est plus petit, mais il prend à la fois en charge la santé mentale et le côté somatique. On a une vision plus globale. A Bois-d’Arcy, c’est différent : la santé mentale est prise en charge par un SMPR [service médicopsychologique régional, NDLR]. Le SMPR de Bois-d’Arcy dépend de l’hôpital de Plaisir et non de celui de Versailles. On a des liens, mais ce n’est pas le même service", explique la généraliste de 54 ans avec passion. "Je reçois des patients, pas des détenus" De part et d’autre, la praticienne parvient parfois à créer un lien avec ces hommes et ces femmes qui se sont retrouvés derrière les barreaux. "Il y a quelques patients dont on s’est occupé pendant une peine et que l’on voit revenir quelques mois ou années plus tard. Et finalement, on est contents de se revoir, de reprendre en charge un ancien patient. Et celui-ci est parfois content de retrouver son ‘Docteur’", confie la généraliste. Et ce, même si cela signifie qu’il a récidivé. Dans cet univers carcéral souvent violent, le cabinet demeure en effet un lieu particulier, "un peu apaisé". Paradoxalement, la généraliste estime par ailleurs que c’est "peut-être plus facile d’être femme médecin en prison qu’homme médecin". "Il y a sans doute un respect un peu plus grand vis-à-vis de la femme, même si ce que je dis n’est sans doute pas valable à tous les coins", explique-t-elle. En effet, "ça peut quand même arriver d’avoir des patients qui ont des convictions religieuses qui font qu’ils ne vont pas trop vouloir avoir de contacts avec des femmes. Mais c’est très exceptionnel." "Il y a des personnes qui sont reconnaissantes qu’on s’occupe d’elles, sans jugement, sans savoir pourquoi elles sont là, ni émettre une opinion", explique-t-elle. Investie par une "mission d’humanité", elle ne cherche pas à connaître le motif de leur incarcération. "Ça ne m’intéresse pas, et je n’en ai pas besoin dans le soin. Tout le monde mérite d’être considéré comme une personne. A l’extérieur, quand un généraliste prend en charge son patient, il ne sait pas forcément grand-chose de sa vie. Si son patient trafique par exemple. Ça ne change rien à la façon dont il le prend en charge. Pour moi, c’est la même chose." "Pour aller encore plus loin, quel que soit ce que la personne peut avoir fait, je considère que si on ne la prend pas en charge avec humanité, il n’y a pas de raison pour qu’elle ne soit sensible pas à l’autre." Un respect qui, ajoute-t-elle convaincue, permet d’instaurer un climat de confiance dans un milieu où la méfiance et le scepticisme règnent. Certains ne parviennent malheureusement pas à sortir de cette méfiance. "Ils se disent que c’est bizarre que des médecins viennent s’enfermer toute la journée en prison pour soigner des gens comme eux. Ils peuvent se demander si on a les mêmes diplômes que tout le monde."
Parfois, cependant, la généraliste a su les motifs d’emprisonnement. Une information qui menace, selon elle, la neutralité du médecin. "On est tous des êtres humains. Il y a des choses qui nous révulsent les uns, les autres. C’est pour cela qu’il est important de ne pas le savoir au départ, pour ne pas avoir un regard biaisé au début d’une relation avec un patient." Elle ajoute : "On reçoit des patients, pas des détenus. Il y a un lien qui se crée. Si 6 mois après j’apprends ce pourquoi l'un d'eux est là, et que c’est quelque chose qui me pose problème, ce sera toujours différent si j’ai déjà eu un lien avec lui ou non. Les personnes ne sont jamais toutes blanches ou toutes noires, tient-elle à rappeler. C’est toujours beaucoup plus compliqué que ça." "On n’est pas à l’abri d’un passage à l’acte" Si la praticienne aborde sa pratique de manière tout à fait sereine - l’expérience ayant fait les choses, elle n’en demeure pas moins "un peu à risque", reconnaît-elle, en faisant référence à la récente prise d’otage d’une médecin à la prison d’Angers. "Il n’y a pas que des enfants de cœur dans ce milieu, c’est une certitude. Même si globalement on nous aime bien car nous ne sommes pas des surveillants, on n’est pas à l’abri d’un passage à l’acte", explique la Dre Carton, néanmoins pragmatique. "Quand on exerce dans ce milieu, on est conscient de ce risque. On a des règles qui nous sont propres." Les siennes ? Ne pas laisser traîner d’objets qui pourraient être utilisés contre elle sur son bureau. "Ce sont des précautions qu’il faut continuer de respecter, même quand on est là depuis très longtemps, ce qui est difficile." "Je ne me suis jamais sentie plus en danger qu’à l’hôpital ou pire, aux urgences"
Elle côtoie aussi quotidiennement l’agressivité verbale. Mais globalement, elle ne s’est jamais "sentie plus en danger qu’à l’hôpital ou pire, aux urgences". La généraliste bataille en revanche pour exercer dans des conditions dignes pour ses patients. La Dre Carton constate en effet depuis quelques années un durcissement des mesures de sécurité dans les établissements pénitentiaires, qui ne sont pas toujours compatibles avec une prise en charge médicale. "On nous demande parfois d’examiner des gens menottés. Ce que l’on refuse de faire. On nous le demandait moins il y a dix ans", raconte-t-elle, ajoutant qu’avec les années, "on apprend à repérer les petits signes qui font penser qu’une situation va mal tourner".
"On nous oublie vite" La santé, qui dépendait de la Justice jusqu’en 1994 et était à tort considérée comme "une sous-médecine", a eu du mal à "faire son trou", "à être reconnue, considérée et acceptée par le monde pénitentiaire". Si cela s’est nettement amélioré, les professionnels de santé qui y exercent doivent encore "continuer de lutter pour se faire entendre", déplore Béatrice Carton, qui sur demande de ses collègues – et bien que plutôt discrète de nature, a accepté de prendre la présidence de l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (APSEP) en 2019. Depuis lors, elle est devenue le porte-voix de toute une frange de la santé, ce qui fait la fierté et l’admiration de son mari et de ses quatre filles. Les soignants en milieu pénitentiaire "sont par définition isolés derrière les barreaux, comme les détenus. On est loin de notre hôpital. Là-bas, nos collègues nous aiment bien, mais ils ne nous voient pas beaucoup. Ils ne viennent jamais dans nos services, donc ils ne savent pas concrètement ce que l’on fait […] On a aussi besoin de faire entendre notre voix auprès des ARS, des tutelles et du ministère… car on nous oublie vite." Cette distance avec le monde a été d’autant plus vraie lors de l’épidémie de Covid-19, en particulier au moment des confinements. La prison était alors une cloche dans une cloche. "Les détenus connaissent l’isolement. Ils se sont même dits à un moment donné que dehors, dans le monde extérieur, les gens allaient comprendre ce qu’ils vivent en temps normal. Mais le peu de contacts avec l’extérieur, comme les parloirs, se sont arrêtés. Ça a été extrêmement difficile à vivre." Par ailleurs, "ils n’avaient plus d’activité non plus. Rester en cellule 22h/24 dans 9m2, ça fait devenir chèvre. Tout le monde l’a expérimenté." Pour les soignants, aussi, cela a été difficile, malgré les efforts faits sur les remises en liberté de détenus ayant quasiment purgé leur peine, ce qui avait permis de réduire significativement les taux d’occupation. "Cela a été pour nous une vraie soupape." "Le problème des établissements fermés, c’est que quand le virus ne rentre pas tout va bien, mais quand il rentre, l’épidémie explose d’une façon bien plus grande qu’en extérieur. On n’a pas eu à faire face à ça lors de la première vague. La deuxième et surtout la troisième ont été plus difficile, y compris la dernière. Il y a eu des clusters monstrueux. On a eu de notre côté 70% de gens malades à la MAF, 100 personnes malades en même temps à Bois-d’Arcy." La vaccination a également été un défi de taille pour les professionnels en prison. "Cela n’a pas été facile de la promouvoir dans un milieu où il y a quand même un peu de suspicion générale. Il n’y a pas eu beaucoup d’adhésion alors qu’on a essayé par tous les moyens de convaincre". Sans moyens supplémentaires toutefois, relève-t-elle. "Lever les aprioris" En tant que présidente de son association, Béatrice Carton milite aussi pour faire entrer plus d’étudiants dans les prisons afin de faire connaître sa pratique. "Il faut venir voir, ça lève beaucoup d’aprioris." Elle déplore toutefois le peu de stages ouverts dans le milieu pénitentiaire et l’absence de reconnaissance dans les facultés. "Il y a une pénurie de postes de médecine générale globalement, et les coordonnateurs privilégient les stages en ville. On a un statut particulier car on fait de la consultation, donc une médecine qui se rapproche de celle de ville, mais en même temps, on a un statut d’hospitalier. Même quand on a un agrément, on n’a pas de poste ouvert pour autant. C’est mon cas actuellement. Je ne peux pas accueillir d’internes." Pourtant, assure-t-elle, on peut trouver "beaucoup d’intérêt" dans la pratique. "C’est véritablement dommage car c’est un travail très varié. On a des profils de patients qui peuvent être intéressants pour les jeunes praticiens à côtoyer car ils vont possiblement les rencontrer aussi dans leur patientèle : des patients toxicomanes, des patients avec des comorbidités psychiatriques, précaires, vulnérables." Les champs d’action aussi sont divers, explique-t-elle, allant de la traumatologie aux maladies infectieuses, en passant par la diabétologie. Exercer en prison permet également de développer sa "capacité d’adaptation", ajoute-t-elle. Après plus de vingt-ans au service des détenus, la généraliste s’est vue mise à l’honneur mi-mai par le collectif Femmes de santé qui nomme chaque année 13 femmes ayant porté des initiatives dans le domaine. Béatrice Carton s’est dit "très touchées et flattée" par cette nomination. D’autant que cela montre que l’on "porte de l’intérêt à la pratique en milieu pénitentiaire". Le chemin reste à parcourir pour que les professionnels de santé soient pleinement entendus et reconnus. Pour preuve, Béatrice Carton s’exprimait au sein de la table ronde dédiée aux oubliés de la santé lors de la présentation des 13 femmes de santé. Car oui, déplore-t-elle encore, les soignants, comme les détenus, "sont des oubliés de la santé".
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