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Interne sous l'Occupation, chercheur aux Etats-Unis... La vie rocambolesque du plus vieux médecin de France

Christian Chenay n'a pas embrassé la médecine par vocation et pourtant, à 103 ans, il est toujours là, à prendre en charge des dizaines de patients sans rendez-vous à son domicile. Une façon de "rendre service" mais aussi de "rester actif". "Les vieux arbres, il ne vaut mieux pas les déplanter", plaisante le doyen des médecins français. Nous l'avons rencontré chez lui, à Chevilly-Larue, dans le Val-de-Marne.

06/02/2025 Par Louise Claereboudt
Portrait
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Le portail électrique s'ouvre sur une jolie maison bourgeoise, baptisée "Les Tilleuls". Dans la cour, deux déambulateurs attendent leur prochaine sortie. Nous empruntons l'escalier principal qui mène à la porte d'entrée – ouverte. À l'intérieur, un pallier dessert les pièces principales, dont le salon, qui fait office de chambre à coucher mais aussi de cabinet médical. Le Dr Christian Chenay nous y attend, assis devant son bureau, recouvert d'une nappe en bulgomme dont on ne distingue presque pas le motif fleuri tant il est encombré. Sa troisième épouse, Marie-Suzanne, de 20 ans et quelque sa cadette, est assise dans un fauteuil. "Je suis un peu sourd mais le reste fonctionne bien", sourit le plus vieux médecin de France, les yeux rieurs, tandis que nous prenons place face à lui. "Mais j'aime autant ne pas mettre d'appareil tout de suite, après on devient feignant, on ne se donne plus de mal."

Ce lundi 20 janvier, le généraliste toujours en exercice fête ses 103 ans… "et demi". "Le même jour que l'investiture de Donald Trump", souligne-t-il. Et d'ajouter, avec un rictus : "Ils sont grossiers, ces Américains !" Christian Chenay connaît bien le pays de l'Oncle Sam. "J'y ai vécu pas mal, de façon assez décousue." Après la libération de la France, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il quitte Nantes, où il a fait ses études de médecine, pour la région parisienne. Il a obtenu un poste d'interne en psychiatrie. En parallèle, il devient assistant à la faculté des sciences en physiologie comparée. Il s'envolera dans ce cadre pour les Etats-Unis, séjournant à Chicago mais aussi Los Angeles, et fera de la recherche. "J'y ai aussi obtenu une qualification en cardiologie, alors qu'on me l'a refusée en France !" C'est "en Amérique" qu'il rencontrera aussi la première femme de sa vie, décédée tragiquement dans un accident de voiture, raconte le centenaire, ému. "Ce n'est jamais simple de laisser partir les gens qu'on a aimés."

"J'ai fait médecine parce qu'il n'y avait rien d'autre"

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Amoureux de l'amour, Christian Chenay fait la connaissance, à son retour au pays, de celle qui deviendra la mère de ses enfants. Tout juste marié, le couple élit domicile à Athis-Mons, dans l'Essonne, en 1950. Et un an plus tard, le médecin ouvre son cabinet de médecine générale à Chevilly-Larue (Val-de-Marne). "Je me suis installé dans une baraque en bois. On pouvait les avoir pour pas cher à l'époque." Il y exercera durant plus de 70 ans. En 1951, le couple accueille aussi son premier enfant, Christian Chenay fils. "On habitait au cabinet. Il y avait une cuisine à l'arrière. Ma mère faisait office d'infirmière", se souvient ce dernier, aujourd'hui âgé de 74 ans. En juin 1954, un deuxième petit garçon vient compléter la famille ; Jean-Marie, né au cabinet, "entre deux consultations". "Mes parents travaillaient comme des malades, donc à partir de l'école primaire je suis parti vivre chez ma grand-mère. Je ne suis revenu qu'au lycée ", poursuit Christian Chenay fils, qui suivra les traces de son père en devenant lui aussi médecinIls exerceront ensemble une trentaine d'années.

"Je ne voulais pas être médecin, moi, au départ. Je ne voyais que le mauvais côté. C'était un métier de fou à mes yeux. Quand j'étais petit, mon père commençait à 7h et rentrait à minuit ! C'était dément." La vie en décide autrement. En 1974, Christian Chenay fils sort diplômé de son école supérieure d'ingénieur à Grenoble, et entame son service militaire obligatoire. Son frère Jean-Marie venait de tenter d'entrer en études de médecine mais avait échoué et opté pour la pharmacie. "Notre mère est tombée malade à ce moment-là. Alors j'ai dû aider mon père au cabinet. Elle voulait absolument un fils médecin. Finalement, j'ai rattaqué des études de médecine derrière, et je me suis pris au jeu. C'est quand même un beau métier."

Christian Chenay père non plus n'a pas choisi médecine par "vocation", nous confie-t-il, le regard d'un bleu brillant. "J'ai fait médecine parce qu'il n'y avait rien d'autre, j'avais des facilités et je voulais faire des études supérieures." Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, le jeune homme a déjà validé sa première année (PCB)Alors qu'il devait être envoyé à Dresde, en Allemagne, Christian Chenay quitte Angers – la ville où il a grandi avec sa famille d'origine irlandaise – pour Nantes. Il avait contacté "en douce" la fac de médecine nantaise et une place lui était réservée. Bricoleur, il prend en parallèle un petit boulot de soudeur sur le chantier naval de Saint-Nazaire pour se faire un peu d'argent. Mais quand l'hôpital de Nantes est pris par les Allemands, Christian Chenay est contraint d'abandonner son activité secondaire – qui lui plaisait bien – pour prêter main forte en tant qu'interne.

"Jusqu'à la fin des hostilités, j'ai été chargé des autopsies. C'était intéressant parce que j'avais droit à 1 litre de vin par jour et à des tickets de travailleur de force. Ça permettait de vivre convenablement. Les gens venaient chercher leurs morts à l'hôpital et nous offraient parfois des cadeaux, se rappelle-t-il. En fait, j'ai passé une guerre relativement tranquille, on était bien considérés." Plus jeune, il était allé au lycée en Allemagne lors d'échanges, si bien qu'il parle "couramment" la langue, ce qui lui facilite la vie aux côtés des soignants germaniques. Durant cette période, ses parents le croient mort à Dresde. "La ville a été complètement détruite. Pour mes parents, j'avais fait mon devoir, j'étais mort pour la France." Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils le virent rentrer à la maison à la Libération, avant de repartir pour mener sa vie de jeune médecin. Une vie toute entière.

"Les gens quand ils voient le portail de la maison ouvert, ils entrent"

À 103 ans, Christian Chenay continue de suivre, plus ou moins régulièrement, 372 patients dont il est le médecin traitant, nous montre-t-il sur son espace Amelipro, ouvert sur son ordinateur. "Les patients viennent surtout me voir pour des urgences. En fond, j’ai aussi des scléroses en plaques ou des schizophrènes qui ont un spécialiste et je fais des ajustements en cas de besoin." Le doyen des médecins français les reçoit désormais à son domicile. En 2017, la mairie de Chevilly-Larue l'a exproprié du cabinet en bois dans lequel il s'était installé au début des années 1950, et que son fils avait rejoint : "On s'est un peu battu mais on n'a rien pu faire." Christian Chenay, qui a déjà largement dépassé l'âge habituel de départ à la retraite – il a 96 ans, décide pourtant de monter un nouveau cabinet. Seul, cette fois. Son fils vient de perdre sa femme d'un cancer et prend sa retraite à 65 ans. "Mon père prend son pied quand il travaille, il adore ça même s'il ne le dit pas, c'est un hyperactif."

Ce dernier cabinet aura une "vie courte". Au printemps 2023, Christian Chenay met la clef sous la porte, après un énième cambriolage. La goutte de trop pour le médecin qui n'en est pas à sa première déconvenue et a même déjà été agressé "il y a une dizaine d'années". "J'ai décidé de liquider les dossiers et de faire l'archiviste." Le généraliste – qui a vu les générations de patients se succéder – a gardé leurs fiches précieusement dans des boîtes en carton. "Au cas où on me les demanderait." Impossible toutefois d'abandonner ceux qui comptent vraiment sur lui. Christian Chenay aime "rendre service". Alors il "dépanne" chez lui les patients qui ont bien du mal à se faire soigner.

Ce lundi 20 janvier, justement, Fatia fait irruption dans le hall d'entrée de la maison. "Bonjour Docteur, je viens pour les bons de transports pour mon mari. Vous savez, il est en attente de greffe, il a des examens à faire à l'hôpital Bicêtre", explique-t-elle, la voix claire. Le médecin centenaire la fait entrer et se lève, le dos courbé, pour fouiller dans ses innombrables boîtes en plastique qui recouvrent une bonne partie du mur du salon, en quête du fameux Cerfa. "On lui souhaite une longue vie, c'est notre sauveur, loue la patiente. Il est très gentil et nous rend service. C'est un peu le médecin de la ville." Christian Chenay a retrouvé un exemplaire de bon transport – Fatia repassera après sa journée de travail le récupérer. "Les gens quand ils voient le portail ouvert, ils entrent", explique celui qui a fait installer des caméras de surveillance dont il visionne les images sur un grand téléviseur placé au-dessus du bureau.

S'il confie aimer "recevoir de la visite", le généraliste déplore une dégradation de la société et de l'image du médecin. "À l'époque, dans le village il y avait le maire, le notaire, le curé et le médecin qui n'étaient pas mal considérés. Aujourd'hui, il n'y a plus tellement grand-chose de bien considéré..."  Le Dr Chenay n'hésite pas à parler même de "désamour". "Les Français n'aiment pas les médecins, n'aiment pas la médecine. Ça a dû commencer en 1995. Quand il y a eu Juppé, on s'est aperçu que la médecine coûtait cher. C'est vrai qu'à l'époque, les médecins étaient nombreux. Ils ont calculé que s'il y avait moins de médecins, il y aurait moins d'ordonnances, moins d'arrêts de travail, si bien qu'ils ont inventé le Mica*. J'avais 56 ans à l'époque, je pouvais partir avec la retraite de quelqu'un de 65 ans, majorée, à la condition de ne plus jamais faire de médecine", se souvient le centenaire, qui refuse alors catégoriquement.

"Je serais jeune médecin j'abandonnerais, ou non… j'irais plutôt à l'étranger"

"Depuis 4-5 ans", le généraliste observe aussi une forme de consumérisme chez les patients et une exigence démesurée : "'J'ai le droit puisque je ne paie pas', rapporte-t-il, irrité. Certains arrivent aussi en sachant déjà ce qu'ils ont", ironise Christian Chenay. Cet après-midi, il en aura encore l'illustration. Un jeune de 30 ans arrive au domicile du médecin. Ce dernier ne le connaît pas – "comme beaucoup de gens qui viennent, ce ne sont pas que des habitués". On est en pleine épidémie de grippe et le jeune homme se plaint de maux de gorge. "C'est une angine", affirme-t-il, en demandant un arrêt de travail pour justifier son absence de la journée. "Il y a des gens qui essaient de profiter de sa gentillesse", s'agace Christian Chenay fils. "Les gens maintenant c'est tout pour eux. Ils sont prêts à n'importe quoi. Il n'y a plus de respect, plus de confiance. Mon père, lui, reste dans un vieux système. Je lui dis de se méfier car il a du mal à dire non."

Christian Chenay déclare ne pas être dupe. Il reconnaît d'ailleurs que "le système de santé va de travers". "Je serais jeune médecin j'abandonnerais, ou non… j'irais plutôt à l'étranger", confie celui qui a pourtant aidé nombre de jeunes confrères à s'installer au cours de sa longue carrière.

Lui n'a pas souhaité remettre la blouse au placard, malgré les cambriolages et agressions. "Le changement d'activité ce n'est jamais bon. Les vieux arbres il ne vaut mieux pas les déplanter", plaisante le centenaire en cumul emploi-retraite. Il a même continué à soigner ses patients durant l'épidémie de Covid-19, notamment ceux de l'Ehpad des religieux du Saint Esprit, à Chevilly-Larue, que le fervent catholique suivait bénévolement jusqu'à il y a un an. Un investissement qui lui a valu d'être remercié par Emmanuel et Brigitte Macron qui l'ont reçu à l'Elysée le 1er mai 2020. Christian Chenay s'attache à rester dans le coup, non pas par obligation, mais par plaisir. Il adopte les nouvelles technologies et se tient informé des dernières recommandations médicales. Ouvrir son ordinateur est l'une des premières choses qu'il fait en se réveillant.

Serait-ce ça le secret de sa longévité ? Son hyperactivité professionnelle ? Passé 103 ans, le Dr Chenay prend la vie "comme elle vient", avec sagesse. Hormis des difficultés à la marche (il souffre d’une artérite), le généraliste se sent bien. Pour son fils, c'est à sa force de caractère qu'il doit sa durabilité. "Ma mère ne voulait pas d'enfant, elle s'est fait avorter je ne sais combien de fois, raconte le Dr Chenay, avec un certain détachement. J'ai eu droit à la quinine, à la queue de persil et à l'eau savonneuse. Mais je suis le seul qui ai survécu. Sur une demi-douzaine qui sont allés dans les toilettes, il y en a un qui a résisté. On voit que le bon côté des choses après, ça doit jouer dans la survie, poursuit le centenaire. Ma mère me le disait parfois : 'tu avais vraiment la peau dure'."

 

*mécanisme d'incitation à la cessation d'activité

13 débatteurs en ligne13 en ligne
Photo de profil de Georges Fichet
5,6 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 1 mois
Je suis en admiration devant ce confrère qui soigne encore 378.patients à 103 ans alors que moi, à 74 ans, soit l'âge de son fils, n'en ait plus que 249 ! Mais il est vrai que j'effectue en plus des c
Photo de profil de Mambrini Olivier
180 points
Débatteur Renommé
Médecine générale
il y a 1 mois
Je suis toujours dubitatif quand à ma capacité à soigner les gens quand l'âge viendra. Pas tant à cause de la caducité de mes connaissances constamment remises à jour ( je crois qu'aucun médecin n'a a
Photo de profil de Bernard Grillon
329 points
Débatteur Renommé
Médecine générale
il y a 1 mois
L'âge est un chiffre Mais il est évident que certains conservent plus longtemps leurs capacités physiques/intellectuelles que d'autre L'essentiel est d'en être conscient, pour soi et pour les autres
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