Grande guerre : les poilus drogués à la cocaïne, mythe ou réalité ?

11/11/2023 Par Aveline Marques
Histoire
"Plus dangereuse que les balles", la consommation de cocaïne par les soldats lors de la Première Guerre mondiale est à l'origine d'une psychose en France comme au Royaume-Uni : on voit dans ce "péril toxique" une tentative de "subversion ennemie" de l'Allemagne pour saper les forces armées de l'Alliance… C'est le début de la répression des stupéfiants.

 

"Ceux de l’avive racontaient qu’au quartier, en temps de paix, il n’apparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, à présent, à la guerre, il se rattrapait ferme. En vérité, il était infatigable. Son entrain, même parmi tant d’autres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la cocaïne qu’on racontait aussi. Pâle et cerné, toujours agité sur ses membres fragiles, dès qu’il mettait pied à terre, il chancelait d’abord et puis il se reprenait et arpentait rageusement les sillons en quête d’une entreprise de bravoure. Il nous aurait envoyé prendre du feu à la bouche des canons d’en face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer qu’elle avait un contrat avec le capitaine Ortolan."
Voyage au bout de la nuit, Céline

  Eté 1883. Un médecin militaire allemand du nom de Theodor Aschenbrandt entreprend de tester l'effet stimulant de la cocaïne, alcaloïde synthétisé quelques années plus tôt (1859) par ses confrères Wolher et Niemann à partir d'une cargaison de feuilles de coca en provenance des Andes, sur six soldats bavarois en pleine manœuvre. La poudre blanche, mélangée à leur gourde d'eau, a l'effet escompté : les militaires surmontent leur épuisement et viennent à bout de leur longue marche en pleine chaleur. Aschenbrandt entrevoit le potentiel militaire de la cocaïne, et notamment dans son effet coupe-faim la possibilité de réduire (jusqu'à 20%) les coûts des provisions de nourriture des troupes.   Un anesthésiant Publiés dans une revue médicale, les résultats de l'expérience font forte impression sur le jeune Sigmund Freud, médecin à l'hôpital général de Vienne, qui s'empresse d'acquérir chèrement un gramme de cocaïne dans l'intention de mener ses propres expérimentations, notamment sur des cas de maladies cardiaques, de fatigue nerveuse… voire de sevrage de la dépendance à la morphine. Dans une monographie publiée en juillet 1884 (Über Coca), il vante les diverses propriétés de la cocaïne, encourageant ses amis et confrères à les éprouver. Son collègue, Carl Koller, fait une première grande découverte médicale en testant avec succès une solution de cocaïne instillée dans l'œil comme anesthésiant local. L'usage de la cocaïne en médecine (mais aussi dans le sport) se développe rapidement. En 1901, dans un article titré "L'abolition de la douleur", le quotidien français Le Journal retrace le chemin parcouru au cours des dernières années : "On peut même dire que c'est de la généralisation de l'emploi de la cocaïne que date l'essor inouï de la chirurgie oculaire qui ne connaît plus aujourd'hui d'obstacles et d'insuccès. Même aux plus faibles doses, la cocaïne anesthésie totalement la cornée en quatre ou cinq minutes. Quelques instants plus tard, la conjonctive devient insensible à son tour, de sorte que pendant les vingt-cinq ou trente minutes qui suivent, on peut travailler impunément le globe oculaire, si ombrageux, d'ordinaire, si irritable. Voilà comment l'opération de la cataracte, l'opération du strabisme, et, en général, toutes les opérations qui portent sur la surface de l'œil, plutôt scabreuses autrefois, ont été si prodigieusement facilitées." Les propriétés anesthésiantes de la cocaïne "par injection" servent en outre aux soins dentaires, voire à d'autres chirurgies telles "la laparotomie dans l'appendicite, l'opération de la fistule anale, la cure radicale de la hernie étranglée, l'ouverture d'un kyste hydatique du foie, etc", liste encore le journal, appelant toutefois à "ne jamais dépasser les doses maniables", "sous peine de tragiques surprises".

Sous forme de sirop ou de pastilles, la cocaïne se retrouve également dans la composition de remèdes du quotidien contre les maux de gorge, le rhume des foins ou encore… les douleurs dentaires chez le nourrisson. Un laboratoire londonien commercialise sous forme de comprimés le "Tabloid", vantant ses propriétés coupe-faim et stimulantes. Le dosage recommandé était d'"un comprimé par heure à laisser fondre dans la bouche dans les cas de tension nerveuse ou d'effort physique prolongée". Appelé également "Marche forcée", le médicament a été utilisé durant les grandes expéditions polaires.

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Au cours de la première décennie du XXe siècle, alors même que la nocivité de la cocaïne fait l'objet de premières alertes, la production explose : en 1913, le laboratoire allemand Merk, pionner de la fabrication du chlorydrate de cocaïne en 1862, sort 9000 kilogrammes de poudre de son usine. La Première Guerre mondiale interrompt le commerce international et entrave les exportations de feuilles de coca depuis le Pérou. Merk ne produit plus que 500 kilos de cocaïne en 1915… Mais son concurrent néerlandais NCF (Nederlandsche Cocaïne Fabriek), bénéficiant de la neutralité du pays dans le conflit et de la culture intensive de coca sur l'île de Java (Indes orientales néerlandaises), devient le leader mondial de la production de cocaïne, atteignant une moyenne de 14 000 kilos de poudre blanche produite par an, et bientôt 20 à 30 000 kilos. Autrefois inabordable, la cocaïne devient bon marché : l'once coûte 3 dollars en 1914, contre 280 en 1885.   Un "cadeau utile pour les amis sur le front" D'après le chercheur polonais Lukasz Kamienski, auteur en 2012 de Les drogues et la guerre, c'est la Grande guerre elle-même qui est responsable de cette "flambée", qu'il explique par l'ampleur du conflit, par les "conditions extrêmes" sur le champ de bataille -en particulier dans les tranchées du front ouest- et par les "niveaux sans précédents de blessures et de traumatismes de guerre" engendrés par les armes modernes. Sous oublier le fait que la cocaïne est alors non seulement légale, mais accessible, dans les pharmacies et les grands magasins. A Londres, Harrods commercialise ainsi un kit d'injection de morphine et de cocaïne, présenté comme un "cadeau utile pour les amis sur le front"… "Le taux d'usage de cocaïne par les soldats demeure inconnu, il n'y a aucun moyen d'estimer les chiffres. Toutefois, ce qui est certain, c'est que jamais l'armée ne consomma de si grandes quantités de drogue qu'en 1914-1918, non seulement à des fins médicales mais aussi pour doper la performance", soutient Lukasz Kamienski, qui affirme que "les forces armées des parties belligérantes distribuaient la cocaïne pour que les combattants restassent énergiques et pour alimenter leur combativité". "Elle aidait généralement les soldats aux nerfs brisés à se calmer un peu", poursuit-il. Il avance ainsi que les pilotes allemands et français en consommaient, et que lors de la bataille des Dardanelles (février 1915-janvier 1916), "on administra aux soldats australiens des quantités considérables de cette drogue", tandis que l'armée britannique aurait quant à elle eu largement recours au fameux Tabloid… Une opinion "sensationnaliste et sans fondements" pour l'historien néerlandais Stephen Snelders, autre spécialiste des drogues, qui reproche à Lukasz Kamienski de se baser essentiellement sur le roman Le vendeur de cocaïne, de Conny Braam, consacré au business de la NCF. Si l'usage institutionnalisé de cocaïne sur le front est loin d'être prouvé...

son usage récréatif ressort des faits divers de l'époque. La crainte des effets de ce "péril toxique" sur la santé et le moral des troupes a même été à l'origine d'une véritable "panique nationale" au Royaume-Uni, et dans une moindre mesure, en France, motivant les premières loi criminalisant la consommation de stupéfiants. Outre-Manche, tout est parti de la base canadienne située près de Folkestone, dans le Kent. Un major y a découvert un trafic de cocaïne à destination des soldats, par le biais d'une prostituée et de son souteneur, Rose Edwards et Horace Dennis Kingsley, qui s'approvisionnaient dans le quartier londonien du West End. Durant leur procès, qui se tient au début de l'année 1916, il est révélé que pas moins de 40 soldats canadiens de la base ont développé une dépendance à la cocaïne. Le quotidien The Times déclare alors que la poudre blanche est "plus mortelle que les balles". Edwards et Kingsley sont finalement condamnés à six mois de travaux forcés "pour avoir vendu une poudre aux membres des forces de Sa Majesté, avec l'intention de les rendre moins capables d'accomplir leurs devoirs".   Défense nationale En France, un autre procès fait couler de l'encre : celui de Henri Jarzuel, marchand de "coco" à Montmartre, qui est alors le quartier parisien par excellence pour se procurer "la gueuse blanche". En vendant de la cocaïne au soldat Chartron, ce dernier est accusé d'avoir "favorisé sa désertion". Il écope de deux mois de prison et 1500 francs d'amende. Une peine jugée trop clémente par le député de la Seine Charles Bernard. Pharmacien de profession, élu de la circonscription de Montmartre, le député fait de la lutte contre les stupéfiants son cheval de bataille. On le nomme rapporteur d'une proposition de loi visant à durcir les sanctions encourues en cas de trafic et de consommation de drogues : en 1916, la délivrance de cocaïne n'est en théorie possible que sur ordonnance. Mais certains pharmaciens sont jugés peu scrupuleux... Charles Bernard cite ainsi le cas d'un pharmacien condamné pour avoir vendu illégalement "2790 grammes de cocaïne", à 500 francs d'amende et 15 jours de prison, une peine légère qui ne l'avait pas dissuadé de reprendre son trafic. La lutte contre les stupéfiants, souligne Charles Bernard, n'est pas qu'un enjeu de santé publique ou de moralité, mais relève de la défense nationale : l'Allemagne (pays de Merk) inonderait à dessein les pays de l'Alliance pour affaiblir leurs troupes.

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"Le poison ne sévit pas seulement dans la population civile, il gagne et ruine la santé des jeunes hommes, impropres par son fait à prendre au front la place qui leur revient, s'introduit dans l'Armée, dans nos ports, sous forme de piqûres de morphine, de prises de coco, devient un péril national et prépare ainsi de nombreux candidats à l'aliénation mentale", plaide-t-il à l'Assemblée nationale en février 1916. "Il semble en effet que les Allemands, ne pouvant nous vaincre ni par le feu, ni par les gaz asphyxiants, vont maintenant et plus que jamais employer la cocaïne et la morphine pour avoir raison de notre endurance", alerte Charles Bernard.

La loi du 12 juillet 1916 concernant l'importation, le commerce, la détention et l'usage des substances vénéneuses, notamment l'opium, la morphine et la cocaïne, marque la "première incrimination de la consommation de drogue" en France, souligne l'historien Jean-Jacques Yvorel. La vente, la détention et la consommation illégales de ces drogues (notamment en société) sont punies de 1000 à 10 000 francs d'amende, et de 3 à 12 mois de prison. La présentation d'une "ordonnance fictive" est également condamnable. Au Royaume-Uni, au même moment, le Defence of the Realm Act (Dora) 40B interdit la vente, la délivrance et la possession de cocaïne et d'opium, sauf sur présentation d'une ordonnance non renouvelable. Seul l'usage médical, dentaire ou vétérinaire est donc autorisé. En 1920, le Dangerous drug act, étendu à d'autres drogues, "transforme cette réglementation de guerre en loi de paix", analyse Lucasz Kamienski. Probablement largement fantasmée, la consommation de cocaïne et autres drogues au sein des forces armées, et le danger qu'elle représente, a néanmoins été à l'origine des premières réglementations répressives.  

Sources
-Retronews, le site de presse de la BNF
-Françoise Coblence, "Freud et la cocaïne", Revue française de psychanalyse, vol. 66, no. 2, 2002, pp. 371-383.
-Lucasz Kamienski, "Les drogues et la guerre : de l'Antiquité à nos jours", Nouveau monde ed., 2017
-Richard Marshall, "Drugs and Dora", Université d'Oxford
-Stephen Snelders, The First World War and Health - Chapter 4 Intoxicants and Intoxication on the Western Front 1914–18, Brill Ed, avril 2020.
-Jean-Jacques Yvorel, « La loi du 12 juillet 1916. Première incrimination de la consommation de drogue », Les Cahiers Dynamiques, vol. 56, no. 3, 2012, pp. 128-133.
7 commentaires
5 débatteurs en ligne5 en ligne
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Débatteur Passionné
Oto-rhino-laryngologie
il y a 1 an
Quand j'avais mal aux dents, ma maman me donnait le sirop Delabarre "de l'époque" qui contenait de la morphine. Je m'endormais "comme un bébé" (que j'étais...)
Photo de profil de Christiane Kouji
4 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 1 an
Toujours intéressants, ces articles sur les histoires de la médecine.
Photo de profil de Henri Baspeyre
12 k points
Débatteur Passionné
Chirurgie générale
il y a 1 an
et le péril toxique des balles de mitrailleuses,des éclats de schrapnell,non?
 
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