Poilus, prostituées et arsenic : la syphilis, l'autre combat des médecins de la Grande Guerre
"Dans l'imminence de l'abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense guère qu'à aimer pendant les jours qui vous restent puisque c'est le seul moyen d'oublier votre corps un peu, qu'on va vous écorcher bientôt du haut en bas", écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. Une source de consolation que les Poilus vont parfois payer cher… A la fin de l'année 1915, les médecins sonnent l'alerte : les cas de maladies vénériennes, en particulier de syphilis, ont explosé depuis le début de la guerre du fait, notamment, de "l'épanouissement de la prostitution clandestine", relève l'historien Jean-Yves Le Naour, spécialiste de la Première Guerre mondiale*.
D'après les statistiques présentées par l'éminent Pr Ernest Gaucher, spécialiste de vénérologie, les cas de syphilis auraient augmenté de plus d'un tiers, voire de moitié. Du 1er janvier 1914 au 31 juillet 1914, souligne-t-il, les patients atteints de syphilis représentaient un dixième des patients de son service de l'hôpital Saint-Louis. Sur la période qui s'étend du 14 août 1914 au 31 décembre 1915, la proportion grimpe à un sixième. "Non seulement les grands centres, mais aussi la plupart des villes secondaires ou de faible importance comportant des troupes, des dépôts ou des centres d'instruction, sont devenus des foyers de contagion ; les parties rurales du pays sont également touchées du fait des permissionnaires venus de la zone des armées ou de l'intérieur", écrit le sous-secrétaire d'Etat à la Guerre, Justin Godart, dans une circulaire.
En cette fin d'année 1915, la syphilis fait son entrée dans "l'état des cinq jours", relevé des statistiques des différentes maladies épidémiques, suivie quelques semaines plus tard par la blennorragie et le chancre mou.
"Dégénérescence de la France"
Eclipsé au début de la guerre - que l'on pensait courte - par les nouvelles blessures auxquelles sont confrontés les médecins et les préoccupations hygiéniques, le concept de "péril vénérien", né dans les années 1880, revient en force en ce début d'année 1916. Car non seulement la syphilis, à court terme, prive le front de ses soldats mais, à long terme, elle menace la France de "dégénérescence", d'"abatardissement" des générations futures. "Si l'on admet le chiffre de 200 000 syphilis contemporaines et si l'on attribue à chacun de ses cas la production de deux fausses couches seulement, on voit que l'infection syphilitique nous coûtera 400 000 naissances, soit l'équivalent de deux classes. Le mot de péril national n'est donc pas trop fort", souligne ainsi le Pr Lucien Pautrier, en février 1916. Outre les naissances empêchées, la syphilis exposerait les enfants nés d'un parent contaminé à des troubles mentaux, neurologiques, et à divers handicaps. On croit alors à l'hérédité de la maladie, telle que l'a théorisée le Pr Alfred Fournier en 1902 (ces enfants sont d'ailleurs qualifiés d'"hérédos").
Face à cette nouvelle peste noire qui menace de ramener la France "aux heures les plus sombres du Moyen âge", médecins et autorités militaires sonnent le branle-bas de combat. Le 28 décembre 1915, la commission permanente d'hygiène et de prophylaxie à l'Intérieur propose au ministère de la Guerre une série de mesures pour endiguer "l'épidémie".
Des conférences sur l'hygiène sexuelle du soldat sont données un peu partout en France, des tracts et des brochures mêlant allègrement santé publique, leçon de morale et patriotisme sont diffusés. "A l'heure actuelle, au moment où la patrie a besoin de tous ses fils pour défendre son existence, ce serait, jeunes soldats - vous, les héros de demain - une véritable trahison envers elle que de vous exposer à contracter une maladie vénérienne qui rendrait pour longtemps incapables ceux qui en seraient atteints, de courir venger leurs ainés, glorieusement tombés au champ d'honneur et de faire à leur tour leur devoir", met ainsi en garde le Dr Léon Bizard, lors d'une conférence à Paris en 1917.
Alors que le préservatif est regardé avec suspicion par le monde médical ("grand obstacle au plaisir, petite protection contre le danger", dit Pautrier), rien ne vaut l'abstinence. A défaut de...
chasteté, conseille le Pr Henri Gougerot, très actif sur le sujet, "mieux vaut les filles publiques dites "en carte'" ou celles des maisons de tolérance que les prostituées clandestines ou les conquêtes opportunistes. Les prostituées inscrites en préfecture font en effet l'objet de fréquentes visites sanitaires.
La "revue des queues"
A partir de janvier 1916, les Poilus sont soumis au même régime que les filles publiques, avec des visites médicales mensuelles (voire bimensuelles) avant puis après les permissions : c'est la "revue des queues".
A partir de septembre 1916, des établissements dermato-vénérologiques placés sous la direction du service de santé des armées sont ouverts sur tout le territoire : au 1er janvier 1918, les 18 régions militaires de l'intérieur et la zone des armées comptent 25 centres et 53 sous-centres.
Les soldats vénériens y sont traités anonymement et rapidement. Avant cela, ils subissaient "un traitement discriminatoire", décrit Jean-Yves Le Naour : "suspectés de s'être contaminés volontairement auprès de prostitués complices dans le but d'être retirés du front", ils sont rejetés des infirmeries militaires, "enfermés et gardés", soumis à des appels "à toute heure du jour et de la nuit", affublés d'un "costume qui les distingue les autres, un parement jaune au col de la vareuse et à la face externe de chaque jambe de pantalon". Un régime qui n'encourage pas à se signaler…
En parallèle, des dispensaires, aux horaires d'ouverture très étendus, ouvrent un peu partout et offrent à la population gratuitement "des consultations pour les maladies de la peau et des muqueuses", en toute discrétion. La France en compte 120 en 1919 : ils seront le pilier de la politique de lutte contre la syphilis dans l'Entre-deux-guerres.
Finies, les longues cures nécessitant une hospitalisation, le traitement est désormais dispensé en ambulatoire, grâce à la mise au point, en 1910 par l'allemand Ehlich, d'un premier arsénobenzène (le Salvarsan ou 606), encore souvent associé au traditionnel traitement mercuriel.
Le protocole est en revanche très dépendant du médecin. Dans un précis de médecine et de chirurgie de guerre publié en 1917, le dermatologue-vénérologue Georges Thibierge, alors médecin-chef de l’hôpital auxiliaire installé au Ritz, à Paris, décrit son propre "traitement d'attaque" pour le militaire, "institué de façon à réduire au maximum son indisponibilité", à la période du chancre : deux injections de novarsénobenzol (914), voire une 3e en fonction de l'état du patient ; et dans l'intervalle, tous les jours ou tous les deux jours, une injection intraveineuse de cyanure de mercure. Le traitement dure entre 18 et 24 jours au total. En permettant le rétablissement "rapide et intégral" des militaires "qui autrefois encombraient nos services d'hôpitaux, avec leurs récidives fréquentes", les médecins œuvrent pour la Défense nationale, proclame le médecin major de première-classe Védel lors d'une réunion organisée en août 1916 dans la 16e région (Montpellier).
L'exemple américain
A partir de juin 1917, l'arrivée des troupes américaines relance le débat. Les alliés misent tout sur la prophylaxie individuelle : dans les trois heures qui suivent un contact sexuel, le soldat doit se rendre dans une prophylactic station, "local où il procède à sa toilette intime à l'aide de différentes pommades et d'une solution de protargol qu'il s'injecte lui-même dans l'urètre", avant de remplir une fiche de traitement mentionnant la date et l'heure du soins, relate Jean-Yves Le Naour. "Si une maladie survient et que le soldat ne peut faire la preuve de son passage à la station, il passe en cour martiale" et voit sa solde suspendue pendant trois mois. Devant les résultats obtenus par les Américains (entre octobre 1917 et janvier 1918, le nombre de nouveaux cas est divisé par 8 dans leurs rangs), les médecins français sont impressionnés. Même si certains ne se privent pas de rappeler que l'Institut Pasteur a démontré dès 1906 qu'une friction du sexe avec une pommade mercurielle, avant et après le coït, diminuait les risques de contamination.
En juin 1918, le nouveau sous-secrétaire d'Etat au Service de santé, Louis Mourier, autorise l'essai des stations prophylactiques dans deux régions, avant de les généraliser à la France entière en août, mais sans retenir le caractère obligatoire. C'est un échec : la fréquentation de ces stations est proche du "néant", révèlent les rapports. Faut-il blâmer "l'esprit français" qui fait craindre des railleries au soldat ? Ou bien à l'obligation, peu respectueuse du secret médical, de remplir une fiche ? Le rêve américain prend l'eau quand les médecins français réalisent que, par crainte des sanctions, les militaires US vénériens viennent en fait se soigner dans les dispensaires et centres français…
Au total, sur la période 1916-1919, 250 346 combattants français ont été soignés pour maladies vénériennes, pour un taux de morbidité évalué à 8%. Le nombre de cas, bien que sans doute en-dessous de la réalité du fait d'une sous-déclaration, n'aurait que peu augmenté sur la période dans l'Armée, et la zone de l'intérieur aurait été responsable de 85% des infections. Dans la population civile, environ 500 000 nouveaux cas de syphilis sont enregistrés en quatre ans de guerre.
Réel ou fantasmé, le "péril vénérien" a suscité pour la première fois un "investissement massif de l'Etat" dans un domaine qui constituait jusqu'alors un parent pauvre de l'hygiène publique, souligne Jean-Yves Le Naour. Par les "fantasmes" et "l'épouvante" qu'elle suscite chez les contemporains, la syphilis fait partie de la "culture de guerre" théorisée par les historiens spécialistes de 1914-1918.
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