"Stress", "contradictions", "harcèlement": les médecins libéraux dépassés par le flot des DGS-Urgent

26/01/2022 Par Louise Claereboudt
Témoignage
Depuis bientôt deux ans, les alertes DGS-Urgent font quasiment partie du quotidien des professionnels de santé engagés dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19. Mais ces directives, recommandations et bonnes conduites, envoyées à près d’un million de destinataires au total, lassent chaque jour un peu plus les médecins, dont certains se disent submergés par ce flot d’informations. Entre contradictions, manque de reconnaissance et flou perpétuel, ils crient aujourd’hui leur ras-le-bol sur Egora.
 

Chaque vendredi soir, c’est la même question : recevra, recevra pas ? Sur les réseaux sociaux, c’en est presque devenu un jeu entre les soignants, lessivés par presque deux années de lutte contre un virus inconnu, arrivé tout droit de Chine. Le 7 janvier dernier, il est tombé, sans faute : le "fameux DGS-Urgent du vendredi soir", qui suscite tant d’ironie et d’agacement chez les médecins libéraux. Cette fois, il concernant l’adaptation de la doctrine de test. "Qui peut penser qu’un groupe de professionnels de santé va s’organiser et réfléchir la nuit du vendredi au samedi à la nouvelle organisation qui va coller au dernier DGS-Urgent ? s’interroge le Dr Dominique Thiers-Bautrant, gynécologue à Aix-en-Provence. On n’y arrive pas. On ajoute de la panique au chaos, c’est contre-productif !" Un timing qui exaspère également le Dr Stéphane Fraize : "Ce n’est pas franchement en phase avec nos horaires de travail. On peut les lire n’importe quand, certes, mais ça renvoie une image extrêmement désagréable", fustige le généraliste qui exerce près de Bordeaux.  Depuis février 2020, la liste de diffusion DGS-Urgent, jusqu’alors utilisée très occasionnellement pour transmettre des informations de haute importance en matière de santé publique aux libéraux, est devenue le canal de référence pour informer ces derniers sur l’évolution de l’épidémie de Covid-19, mais aussi leur transmettre les dernières recommandations et conduites à tenir. "C’est à ce jour le seul moyen direct dont dispose la DGS pour informer de façon instantanée les professionnels de santé", indique la Direction générale de la Santé, contactée par Egora, qui note que ce canal était effectivement à l’origine "adapté aux crises à cinétique courte". Son utilisation a dû être élargie au regard du caractère "sans précédent" de la situation, explique-t-on. "Son importance s’est reflétée par le nombre de destinataires couverts, qui s’élève à près d’un million à ce jour", fait par ailleurs valoir l’organe ministériel. Seulement, voilà, si un million de soignants reçoivent aujourd’hui ces alertes, nombre d’entre eux ne les lisent plus, ou peu, car ils se disent submergés par un flot d’informations continu. C’est le cas de certains médecins. "Je n’en lis même pas la moitié", reconnaît le Dr Pierre Francès, installé à Banyuls-sur-Mer, qui travaille près de 80 heures par semaine. "Tout le monde en rigole des DGS. Je n’en lis plus que 1 sur 6", admet le Dr Thiers-Bautrant. La gynécologue, qui tente de rattraper les retards de prise en charge et participe à la campagne de vaccination sur son temps libre, est fatiguée. À chaque DGS-Urgent qui tombe, la lassitude est un peu plus grande. Et ce "ras-le-bol est généralisé", assure-t-elle.     "On en a fait du harcèlement" "On reçoit ces messages sur toutes les adresses électroniques que nous avons fournies aux autorités de santé (celle du cabinet, la messagerie sécurisée, voire aussi celle de l’hôpital), ce qui fait qu’on peut recevoir trois voire quatre fois par jour un même DGS-Urgent. On n’est pas tout le temps sûr que ce soit le même donc on ouvre tout, et c’est fatiguant. Surtout qu’ils sont presque quotidiens avec le fameux DGS du vendredi soir qui nous met tous en stress parce qu’on ne sait jamais ce qu’il nous réserve", explique le Dr Dominique Thiers-Bautrant. "Depuis deux ans, on en a fait une espèce de harcèlement", estime-t-elle. "Harcèlement", le mot est lâché. Sur Twitter, la gynécologue, également élue de la Fédération des médecins de France (FMF), parle même de "maltraitance numérique". Un sentiment qui semble partagé par nombre de ses confrères et consœurs, en témoignent les réactions à son message : "Et le droit à la déconnexion ?… on en parle…" déplore par exemple une internaute, généraliste. "Même avec une bonne volonté c’est impossible à suivre … et à appliquer", répond un autre praticien, soulevant là une autre problématique : celle de la compréhension de l’information. Le nerf de la guerre.

"Les messages distillés par la DGS sont très difficiles à lire. C’est très compact, avec souvent 3 ou 4 pages", abonde le Dr Pierre Francès, qui ne cache pas sa colère : "Nous, médecins, avons une activité assez importante. On voit bien que les gens qui sont à l’origine de ces DGS-Urgent sont des personnes qui passent la journée à se 'masturber l’esprit'. Elles ne se rendent pas compte des réalités de terrain : le généraliste n’a pas le temps pour lire !" Dans ce flot d’informations, le généraliste – qui vaccine en centre - déplore que le message principal soit difficilement lisible... au risque de passer à côté. Ce qu’il voudrait : une synthèse de quelques lignes qui serait envoyée une fois par semaine. Le Dr Jacques Battistoni, président de MG France, le constate également : "La communication est parfois extrêmement abondante, souvent longue, trop longue, à lire pour des professionnels de santé qui sont eux-mêmes parfois surinformés, même s’ils ne le sont pas toujours de la bonne façon."   "On n’arrive plus à savoir ce qui est urgent" Difficile également pour les praticiens, entre deux consultations, de trier l’information qui leur parvient, remarque de son côté le Dr Stéphane Fraize, selon qui, "il n’y a aucune hiérarchisation de l’urgence". "Le terme DGS-Urgent n’est pas du tout adapté. Pour les commandes de vaccin, on ne voit pas bien le côté urgent. Et lorsqu’il y a de nouvelles directives, c’est le même intitulé. Cela devient ridicule. Quand tout est urgent, on n’arrive plus à savoir ce qui l’est vraiment, explique-t-il. Il serait utile de "changer l’intitulé" des courriels concernant les commandes de vaccins pour rendre la tâche plus facile aux médecins, avance-t-il, regrettant par ailleurs le mélange du politique et scientifique, qui brouille le message. L’information devrait par ailleurs être ciblée en fonction de qui la reçoit, suggère son confrère de Banyuls-sur-Mer. Il note en effet l’envoi de plusieurs alertes concernant des protocoles et prises en charge à l’hôpital, qui ne concernent pas les libéraux. "Il faut des informations plus ciblées, plus simples." Le Dr Jacques Battistoni reconnaît que les DGS-Urgent "ne sont pas tous d’un niveau d’intérêt équivalent", remarque-t-il, citant également les commandes de vaccins pour exemple. "Si on avait pu avoir nous-mêmes l’accès à l’information, savoir qu’il y avait tant de doses cette semaine, ça nous aurait aidés plutôt que de devoir attendre les informations des DGS-Urgent." Depuis le début de la campagne vaccinale, le premier syndicat de généralistes plaide pour la mise en place d’un portail de commande accessible directement par les médecins libéraux. Mais, déplore le Dr Battistoni, le ministère n’en a jamais voulu, craignant de court-circuiter les pharmaciens, avance le syndicaliste. "Passer par le pharmacien pour commander le lundi et avoir une livraison le jeudi, dix jours plus tard, cristallise la mauvaise humeur des professionnels, et je le comprends bien", constate-t-il. "Je persiste à penser que sur un plan conceptuel, théorique, et d’usage, le système que l’on proposait était un bon système."   Erratum Alors que les médecins éprouvent désormais des difficultés à trouver des nouveaux candidats pour la vaccination, certains regrettent les multiples changements de direction des DGS-Urgent : nouvelles directives dans l’heure, erratum… Ces changements rendent leur pratique plus complexe. "Au moment où on prend connaissance d’un DGS-Urgent, on n’est pas sûr qu’il soit toujours applicable", explique le Dr Thiers-Bautrant. "Les annonces sont parfois contradictoires", ajoute le Dr Francès, soulevant l’organisation "de folie" que cela représente de vacciner, avec des patients qui posent des lapins "parce qu’ils ne veulent pas du Moderna" ou "qu’ils se sont finalement fait vacciner en centre alors qu’ils avaient rendez-vous chez nous". "Les changements de règles, les évolutions la même semaine, ça va bien ! J’entends qu’il faut suivre l’évolution de l’épidémie, mais on peut essayer de gérer les choses de manière un peu plus visionnaire", s’agace le Dr Fraize, qui témoigne d’un "tournis incessant". "Il ne faut pas tout jeter : cela reste la référence pour les protocoles, admet le Dr Thiers-Bautrant. Quand on est un perdu, il faut réussir à retrouver la bonne version du DGS-Urgent. Mais pour les soignants sur le terrain, ce n’est pas toujours un appui, au contraire, c’est souvent une source de stress et de malentendus." Cette dernière déplore que les autorités n’aient pas pris en compte "les nombreuses remontées".

 

  Comprenant les "réactions d’humeur" de ses confrères, le Dr Battistoni note cependant que "la gestion en temps de crise" est "un exercice très difficile". "Pour participer aux réunions d’information et de concertation organisées par le ministère, je sais bien comme cela n’est pas simple de prendre des décisions, d’avoir le temps." "Les contre-ordres des DGS-Urgent témoignent aussi de la peur de dire ou de faire des bêtises", indique-t-il, se disant plutôt "indulgent vis-à-vis de la task force vaccination et plus généralement des services du ministère" à ce titre. La task force ? Le Dr Pierre Francès, lui, ne veut pas en entendre parler : "Je ne peux pas accepter que ces fonctionnaires se permettent de s’appeler la task force. La task force ce n’est pas eux, c’est nous !" Sur le terrain, assure-t-il, ce sont eux qui reçoivent les coups. En centre, "on s’est déjà fait insulter", "on s’en prend plein la figure", explique le généraliste, selon qui la population est "très agressive". Son épouse, praticienne, et son associé ont d’ailleurs décidé de mettre fin à leur engagement dans la campagne, extenués par les refus, les lapins et les comportements de certains patients. Une population vis-à-vis de qui le médecin dit se trouver parfois en "porte-à-faux" lorsque les consignes diffèrent, ou lorsque les doses n’arrivent pas. "C’est du foutage de gueule !" lâche-t-il.

Le Dr Battistoni ne peut lui aussi que déplorer ces "aléas". Parfois "les gens n’ont pas eu ce qu’ils avaient demandé", d’autre fois, les médecins ont été confrontés à "des petits problèmes avec les livraisons par les pharmaciens quand il n’y avait pas assez de doses pour tout le monde". "Être obligé de décommander des rendez-vous pris, c’est extrêmement difficile", reconnaît-il, soulignant "le gros travail" qui a été fait par les généralistes, de réunir un nombre suffisant de personnes pour ouvrir des flacons. Mais il est "illusoire" de penser que "tout se passerait comme sur des roulettes". "Il faut essayer de garder la tête froide. Dans cette situation, il est normal qu’il y ait des aléas, que le producteur de vaccin ait du mal à tenir ses promesses", tempère le Dr Battistoni, qui note que la colère des praticiens vis-à-vis des DGS-Urgent est souvent liée à "tout ce qui se passe derrière".   "Dès que ça ralentit un peu, on frappe un peu plus fort" Pour le président de MG France, "une des principales raisons de la colère est probablement de recevoir des DGS-Urgent après avoir entendu l’information par d’autres canaux, qui peuvent être les médias ou les patients eux-mêmes qui ont entendu les médias". "Quand vous êtes au travail et que c’est votre patient qui vous dit que vous avez tort et que l’information se révèle exacte, vous l’avez un peu mauvaise", explique-t-il. Là encore, "on se retrouve en porte-à-faux" face aux patients. "C’est insupportable, fustige à son tour le Dr Stéphane Fraize. Parfois on reçoit un DGS-Urgent 24 heures après les annonces gouvernementales dans les médias !" "Parfois j’ai même l’impression que la DGS apprend elle-même des informations au cours d’une intervention du Président ou du Premier ministre. C’est un peu problématique", renchérit le Dr Thiers-Bautrant, agacée. Récemment, la colère s’est transformée en grogne lorsque la Direction générale de la Santé a agité le chiffon rouge de la réquisition, ou encore lorsque, constatant une baisse des commandes de vaccins, elle a appelé les libéraux à "ne pas relâcher l’effort consenti ces dernières semaines et à assurer un haut niveau de commandes en vaccins'". Mobilisés depuis deux ans dans la lutte contre le virus, les médecins ont pris ce message comme un manque cruel de reconnaissance de leur engagement. "On a de temps en temps un peu l’impression qu’on est dans une galère et qu’on a quelqu’un qui donne la mesure. Dès que ça ralentit un peu, on frappe un peu plus fort. Allez, allez, allez. La métaphore est assez forte, mais quand même, je ressens ça comme ça de temps en temps", lâche le Dr Jacques Battistoni. Le message n’a guère plu également au Dr Francès, qui estimait alors qu’il était "malvenu de fustiger les libéraux qui assurent 90% de l’offre de soins". Un discours également regretté par le Dr Thiers-Bautrant, qui le juge "décourageant". "Les médecins libéraux continuent à se mobiliser de façon massive dans les centres de vaccination, ils ont dû réorganiser leur cabinet... C’est certes l’hôpital qui est en point de mire, car s’il craque, tout le système s’effondre, mais les libéraux ont fait ce qu’ils avaient à faire avec les moyens qu’ils ont eus, c’est-à-dire zéro au début."

Aurait-on pu alors faire autrement en temps de crise, peut-on alors légitimement se demander ? "Est-ce qu’on a les moyens de faire autrement ? Est-ce qu’il y a une seule structure en France, libérale ou hospitalière, qui a suffisamment de capacité de réaction pour, du jour au lendemain, transformer un système de santé habitué à faire du chronique, de la prévention, de la prise en charge urgente dans la moyenne habituelle, à un état de crise de cette ampleur-là ? On ne le peut pas. On s’adapte." Pour la gynécologue, "la forme a été respectée : on ne pourra pas dire que l’Etat n’a pas informé les professionnels de santé, mais il faudra qu’on se pose la question de l’évaluation de ce mode de communication et d’organisation de la santé". "La communication en temps de crise est fondamentale, soutient de son côté le Dr Battistoni. Si on n’en avait pas eu, on aurait râlé." Comme sa consœur gynécologue, le président de MG France, il défend l’importance d’avoir un canal de diffusion, ajoutant qu’un "site de communication spécifique pour les professionnels de santé libéraux, de l’ambulatoire, serait le bienvenu". Sur ce sujet, le Dr Francès reste sceptique : "On est submergés par tout un tas d’éléments. Alors aller sur une plateforme le soir, beaucoup ne le feront pas", pense-t-il. Se disant "sensible aux retours des professionnels de santé", la DGS indique à Egora qu’elle va engager "dès à présent des réflexions concernant le cadre d’utilisation du DGS-Urgent".

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