"Je n'ai pas peur de dénoncer la maltraitance" : les confidences d'un interne star du web

17/04/2019 Par Aveline Marques
ECSDM : ce sigle ne vous dit probablement rien mais les étudiants en médecine le connaissent par cœur. Lancée en 2016, la page Facebook "Et ça se dit médecin" est aujourd'hui suivie par plus de 150 000 étudiants, des Paces aux internes, en passant par des étudiants infirmiers ou pharmaciens. Une page pour rire, décompresser ou s'entraider, animée par un interne en médecine générale de 25 ans bien décidé à faire respecter les droits des carabins. Rencontre avec la nouvelle bête noire des directeurs d'hôpitaux.

  "Au collège, je voulais être pilote de chasse. Je collectionnais les maquettes d'avion." Raté. Trahi par ses yeux, le jeune ECSDM*, fils de soldat, voit son rêve de gosse s'envoler. Mais le médecin militaire qui vient de doucher ses espoirs lui ouvre de nouveaux horizons : ce sera la médecine. "J'ai lâché une branche pour en rattraper une aussitôt après", nous raconte-t-il. Arrivé en Paces, l'ancien élève "branleur" et "insupportable", qui avait pour habitude de faire ses devoirs "sur les escaliers devant le lycée", se prend "une grosse claque". "Je n'étais pas habitué à ce rythme de travail. Les premières semaines, je pensais travailler mais en fait je faisais semblant", confesse-t-il. Alors qu'il est à la traine, en octobre, sa mère, assistante maternelle, tape du poing sur la table. "Elle m'a dit : 'j'ai investi sur toi, j'ai pris du temps pour toi, j'ai dépensé de l'argent pour toi, et je ne t'ai jamais rien demandé", se souvient-il. "Je me suis pris une gifle psychologique… et physique aussi d'ailleurs."

Le revirement s'opère "en une semaine". Loin de partir favori, ECSDM déjoue tous les pronostics : il vient d'un "quartier difficile", ses parents ne sont pas médecins –"ils n'ont même pas le brevet des collèges"- il n'a pas les moyens de se payer une prépa privée et pourtant, il réussit le concours du premier coup. "Ma réussite, je l'attribue à ma maman", affirme-t-il aujourd'hui.   "Ecœuré" par l'hôpital La 2ème année de médecine est une révélation : fini le bachotage et "la mentalité 'on écrase les autres", il peut enfin "mettre les mains dans la médecine" et profiter de son statut d'étudiant : "J'ai rejoint la corpo, je me suis fait un groupe de copains avec lesquels on rigolait bien (encore aujourd'hui d'ailleurs), j'étais élu étudiant." Tout en donnant des cours particuliers de maths-physique-chimie pour le compte d'une association, le carabin bataille pour développer le tutorat dans sa fac. "Les prépas privées, ça ne devrait même pas exister. On ne devrait pas être sélectionné par l'argent." L'externat est une nouvelle douche froide. "C'est comme si t'étais en vacances et qu'on te mettait aux travaux forcés!" raille-t-il. La découverte de l'hôpital public, qu'il qualifie de "terrible, dégoûtant", va jusqu'à remettre en cause sa vocation. "Il y a des soirs où je rentrais chez moi et je pleurais." Ecole d'ingénieur, concours de gendarmerie, pilote de ligne, enseignement… ECSDM se met désespérément en quête d'une porte de sortie. C'est sa mère, encore une fois, qui intervient pour le maintenir sur le droit chemin. "Elle m'a dit que c'était dommage, vu le chemin déjà parcouru… et au final, elle avait raison. Ça reste difficile, mais je kiffe l'internat." Après avoir beaucoup gambergé, ECSDM a finalement opté pour la médecine générale, qu'il a découverte en 5ème année, lors d'un stage dans un cabinet. "J'aimais bien la cardiologie et la chirurgie digestive, mais ça demande beaucoup de temps à l'hôpital et j'étais tellement écœuré que je ne voulais pas. Je ne voulais pas faire d'assistanat, d'internat prolongé."

Son premier semestre d'internat aux urgences d'un centre de lutte contre le cancer le réconcilie un peu avec l'exercice hospitalier. "La formation est vraiment exceptionnelle. Ça n'a rien à voir avec l'hôpital public : on n'est pas en sous-effectif, je ne suis pas exploité, j'ai des horaires, je suis très bien encadré, il y a toujours un senior avec moi, qui est disponible en cas de doute. Le plus triste, c'est que ces gens-là ne sont pas des personnels universitaires. C'est paradoxal d'être mieux encadré par des gens qui n'ont pas vocation à encadrer que par des gens qui reçoivent un salaire pour ça." En mai, il effectuera son stage au cabinet de médecine générale et pourra enfin "retoucher du doigt la spécialité". "Je serai partagé entre deux cabinets, l'un qui fait beaucoup de gynéco et de pédiatrie, l'autre beaucoup de gériatrie, donc ce sera assez complet", se réjouit-il.   Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter… ECSDM est partout Entre deux gardes, ECSDM participe à des groupes de débat. Politique, philosophie, éthique, écologie… l'interne a un avis sur tout. "J'ai besoin que mon cerveau fonctionne en permanence. J'ai deux ennemis : la solitude et l'ennui", nous dit-il. C'est sans doute ce qui explique cet attrait pour les réseaux sociaux. En une heure d'interview, l'interne a reçu pas moins de 174 notifications. Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter (12 600)… Omniprésent et très actif, ECSDM est aujourd'hui suivi par des centaines de milliers d'étudiants en santé. Tout a commencé en deuxième année d'externat. Son frère cadet, ingénieur, lui suggère de lancer une page Facebook pour les étudiants en médecine. "Et ça se dit breton", "Et ça se dit catho"… surfant sur l'identité communautaire, les pages de ce genre se multiplient comme des petits pains. C'est ainsi qu'il créé "Et ça se dit médecin" (=ECSDM). "Je publiais des photos et des mèmes* du genre 'ça fait pas de gâteau et ça veut valider son stage' ou 'ça ne se présente pas aux infirmières et ça veut survivre'. La première semaine, j'avais zéro abonné, même pas moi", se souvient-il, encore surpris par son succès. Puis "une jeune fille blonde" se met à "liker" toutes ses publications, rapidement suivie par ses amis et les amis de ses amis. "Il faudrait que la retrouve, c'est mon patient zéro", s'amuse-t-il. Trois ans après, la page est suivie par plus de 152 000 personnes : principalement des carabins, mais aussi des étudiants infirmiers, pharmaciens, chirurgiens-dentistes ou encore des étudiants de classes prépa qui se reconnaissent dans l'univers ultra compétitif des études de médecine. Un succès qui attise les convoitises. ECSDM reçoit fréquemment des offres de partenariat rémunéré, qu'il accepte au compte-gouttes ("une par mois sur Facebook"), dans l'unique but de rassembler des fonds pour organiser "une grosse soirée d'étudiants en médecine". Une prépa privée lui a même offert de racheter sa page Facebook. "Je rassemble la quasi-totalité des étudiants de Paces, j'atteins 150 000 à 200 000 personnes, alors forcément pour eux ce serait très rentable." Refus catégorique. "Je ne fais pas ça pour l'argent", assure-t-il. L'interne n'accepte par ailleurs aucune publicité sur Instagram, réseau sur lequel il se livre davantage : il partage son quotidien en stage, publie des selfies avec ses fans… tout en cachant son visage derrière un smiley. "Je ne vois pas d'intérêt à montrer mon visage, je ne fais pas de vidéo", justifie-t-il.   La nouvelle bête noire des directions hospitalières Si ECSDM rencontre un tel succès c'est parce qu'il dénonce avec humour les difficultés des études de médecine : la vie sociale sacrifiée par le bachotage intensif des concours, les externes à qui on demande d'être brancardier, secrétaire et pâtissier (accessoirement étudiant en formation), les internes qui enchaînent les gardes sans que leur repos de sécurité ne soit respecté…     Un rôle de lanceur d'alerte qu'il assume de plus en plus. Au début du mois, le carabin a publié des photos prises au centre de régulation du Samu 29, où les externes dormiraient à même le sol lors des gardes, à quelques centimètres des postes. "Empêcher quelqu'un de dormir, c'est de la torture, lance-t-il. Ça m'énerve, je ne supporte pas la maltraitance, l'injustice. Personne ne devrait avoir à dormir par terre, encore moins dans un hôpital où on travaille. En prison, il y a des lits!", s'indigne-t-il. Tâches ingrates, conditions de formation indignes, humiliations … "Ma boite de réception est pleine de témoignages de ce genre. J'oriente vers les élus étudiants, voire vers la police pour ceux qui ne relèvent plus de la pédagogie, mais de la justice", fulmine-t-il. "Nous les étudiants en médecine, on est une population fragile, dans le sens où on n'ose pas parler, on est formaté. Mon frère, qui est polytechnicien, on lui a appris à ne pas se faire marcher dessus, à se faire respecter." A l'instar de Vie de carabin, l'un de ses modèles, ECSDM est devenu la bête noire de certaines administrations hospitalières, qui vont jusqu'à brandir la menace de poursuites judiciaires. "Je m'en fous. Je ne vise pas de postes d'assistant ou de PU-PH. J'ai ma liberté, je n'ai de comptes à rendre à personne", répond-t-il. Ce qui l'indigne, en revanche, c'est que les hiérarchies n'hésitent pas à "faire pression" sur les étudiants concernés de près ou de loin par ses publications. "Dans ces cas-là, je supprime la photo… Mais au bout d'un moment, je vais me blinder contre ça et arrêter de le faire. Si on m'envoie ces images, c'est parce qu'il y a une détresse et qu'à leur niveau, les étudiants n'ont pas de moyen d'action."

  "On est là pour apprendre notre métier, on ne vient ni pour brancarder, ni pour faire du secrétariat" Une "omerta" qui révolte cet ancien élu étudiant "grande gueule". "De par mon vécu, je n'ai pas peur de dénoncer. Un assistant à qui j'avais dit que je n'étais pas sa secrétaire avait menacé de ne pas valider mon stage. Je l'ai attendu à la sortie Finalement il n'a pas osé sortir. Je n'aurais pas dû réagir comme ça… mais mon stage a été validé et mes co-externes n'ont plus eu à faire de secrétariat, raconte-t-il. On est là pour apprendre notre métier, on ne vient ni pour brancarder, ni pour faire du secrétariat, ni pour lécher les bottes." Sans surprise, c'est donc vers la médecine de ville qu'ECSDM se dirige. "Si je peux, j'exercerai en zone sous-dotée. Je dis ça parce que je n'ai pas d'attaches…  Si d'ici là, j'ai une femme et des gosses, je ne vais pas m'installer dans un village où la première école est à 30 km, forcément", annonce-t-il. Salariat ou libéral ? La question n'est pas tranchée, mais ce n'est pas la rémunération qui fera la pencher la balance. "Faire médecine pour l'argent, ce n'est pas une bonne idée, ironise-t-il. Si t'as envie de faire l'argent, tu fais comme mon frère, tu fais ingénieur : il a un an de moins que moi et il gagne 6 fois mon salaire. Clairement, on ne fait pas ce métier pour le salaire ni pour les conditions d'exercice. Mais une mamie qui nous prend dans ses bras et nous dit "merci", ça vaut tout l'or du monde, et tous les sacrifices."    

*Son pseudo, acronyme d'"Et ça se dit médecin".
**Elément (souvent une photo) ou phénomène décliné et repris en masse sur internet.

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Michel Rivoal

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