Apple poursuit son offensive dans le domaine de la santé en lançant une application en partenariat avec une compagnie d’assurances propriété d’un groupe spécialisé dans la distribution de médicaments. Et les autres Gafa investissent également ce secteur. Cette intrusion dans un domaine sensible suscite des interrogations. Pour Egora, Alexandre Templier, président et co-fondateur de Quinten, cabinet d’experts de l’intelligence artificielle appliquée à la santé, apporte son éclairage.
Egora : Apple est en train de lancer une application santé qui s’appelle Attain. En quoi consiste-t-elle? Alexandre Templier : L’application conçue dans le cadre du partenariat entre Apple et Aetna, géant américain de l’assurance, consiste à permettre aux utilisateurs d’IPhone de se fixer des objectifs pour améliorer leur bien-être et leur santé au quotidien. Nous assistons en effet à une mobilisation progressive des géants du numérique sur le thème de la santé. Apple, Amazon et Google sont clairement en train de travailler sur des applications en santé, de manière plus ou moins alignée avec leur activité principale. Paradoxalement, Facebook est en revanche moins bien positionné pour aller vers des applications de santé. Apple dispose d’une force et d’un atout majeur qui est la présence dans nos poches, dans nos mobiles, avec un potentiel d’usage extrêmement important, et l’application Health Kit, qui mesure le niveau d’activité, souvent sans même que nous le sachions, et qui permet d’intégrer les données générées par les objets connectés comme les balances, etc. Apple franchit un pas symboliquement fort qui est de faire un partenariat avec des assurances qui sont déjà dans des démarches de valorisation de la donnée, avec notamment l’industrie pharmaceutique, et évidemment à des fins propres pour leur business. Il y a par ailleurs Amazon avec le rachat de PillPack, société spécialisée dans la livraison de médicaments en doses préemballées. C’est à la fois de la distribution qui est l’activité principale d’Amazon et cela permet également d’améliorer l’observance. Et puis, il y a Google qui est depuis longtemps sur les sujets de santé avec les sociétés Verily et Calico. Pourquoi devrions-nous nous inquiéter de l’intrusion des Gafa dans le domaine de la santé ? En fait, il y a différentes raisons de s’inquiéter et différentes raisons de se rassurer. On pourrait s’inquiéter de leur omniprésence et du monopole sur leurs marchés respectifs. Ils sont de fait en situation de monopole : Apple avec sa présence sur les iPhones et le dynamisme du développement des applications, Amazon sur sa position bientôt incontournable de la livraison express. On pourrait s’inquiéter aussi du rapport aux libertés individuelles assez particulier qu’ils entretiennent aux États-Unis et d’ailleurs aussi en Chine. En effet, on parle beaucoup des Gafa et beaucoup moins de leurs équivalents chinois, les « BATX » : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi, qui arrivent très fort, avec une dynamique d’influence de diffusion de leurs valeurs qui ne mettent pas nécessairement l’accent sur le respect des droits de l’homme et de la démocratie. Cela doit donc en effet nous inquiéter. Par ailleurs il y a des choses qui idéologiquement ne sont pas neutres, notamment nous voyons bien qu’aux États-Unis l’accent n’est pas forcément mis sur l’éthique de toutes ces applications de l’intelligence artificielle. Ils ne mettent clairement pas l’humain au centre. Au contraire, en Europe, nous avons tendance à le faire naturellement, c’est notre histoire qui veut ça. La protection qu’offre aujourd’hui le RGPD, le Règlement Général de Protection des Données, qui est entré en vigueur en mai 2018 au terme d’un chantier juridique de longue haleine est à ce titre une bonne illustration. Des amendes administratives sont infligées aux entreprises qui ne respectent pas cette réglementation fondée sur la transparence, le respect des libertés individuelles, et qui impose notamment un certain nombre de précautions autour de la gestion et de l’exploitation des données à caractère personnel. Et toutes les sociétés qui ne prennent pas ces précautions s’exposent non seulement à des poursuites pénales s’il y a préjudice, mais aussi à des poursuites civiles en recours collectifs et à des amendes dont le plafond est assez considérable puisque c’est la somme la plus haute entre 4 % du chiffre d’affaire mondial ou 20 millions d’euros. Google a d’ailleurs été récemment condamné à payer une amende de 50 millions d’euros pour un manque de transparence dans les informations délivrées aux utilisateurs sur la gestion de leurs données. Cela concerne non seulement les sociétés européennes mais aussi les sociétés extra-européennes implantées en Europe, et également les sociétés étrangères non implantées en Europe qui traitent des données de citoyens européens ou de personnes étant sur le territoire européen. La protection est donc assez extensive. Nous sommes relativement protégés contre des usages abusifs de nos données, notamment quand il s’agit de notre santé. Quant à la question du monopole, il convient de garder à l’esprit que les empires – digitaux ou non – se font et se défont. La puissance financière ne fait pas tout et nous pourrions tout à fait voir apparaître de nouveaux acteurs venant perturber la situation de domination internationale des géants actuels du numérique. Un autre risque que l’on peut évoquer est le risque de concurrence avec les initiatives des gouvernements en matière de santé publique. Est-ce que c’est complémentaire ou concurrentiel? Je pense qu’il n’y a pas compétition, mais synergie entre les deux. Les campagnes gouvernementales sont conçues par construction dans une approche descendante c’est-à-dire qu’on envoie un message : faites ce dépistage, vaccinez vous, etc. C’est utile, mais il y a forcément une grosse perte en ligne. En revanche si vous avez une approche ascendante qui part du terrain, qui s’appuie sur l’utilisation croissante des smart phones et des applications bien pensées, vous avez plus de chance de provoquer et de gérer le changement de manière efficace. Les pouvoirs publics pourraient s’inspirer de ces méthodes et les utiliser. Je pense que c’est d’ailleurs ce qui va se passer et que les campagnes de dépistage et d’information ne tarderont pas – si ce n’est déjà le cas – à faire l’objet de messages ciblés en fonction des caractéristiques des internautes. L’utilisateur ne sera-t-il pas à terme le grand perdant de cette collaboration entre Gafa et assurances ? Personnellement je ne le crois pas. On entend souvent dire qu’avec le Big data on va aller vers un niveau de ciblage tel qu’il entraînera la démutualisation du risque. Les technologies de l’Intelligence Artificielle et plus précisément les algorithmes d’apprentissage automatique (Machine Learning) permettent en effet d’identifier des groupes d’individus ayant des caractéristiques particulières -un risque élevé de développer telle ou telle maladie par exemple. Cela intéresse naturellement l’assureur, car son modèle économique repose sur l’écart entre la somme des primes qu’il collecte, et la somme des coûts qu’il doit rembourser. Certains assureurs pourraient donc être tentés d’identifier les populations à très fort risque de santé et refuser de les assurer ou de revoir leurs primes à la hausse, un peu comme dans l’assurance automobile où la présence d’accéléromètres dans les véhicules permet d’ores et déjà d’identifier les conducteurs à moindre risque de sinistralité et d’adapter leur prime à la baisse. Certains de nos concitoyens se demandent pourquoi la collectivité devrait prendre en charge les frais de santé de patients développant un cancer du poumon alors qu’ils fument et qu’ils auraient pu arrêter de fumer. La même question pourrait se poser à propos des maladies cardiovasculaires chez les patients sédentaires qui mangent trop gras et trop sucré ! Nous entrons là dans un débat philosophique sur l’importance de la solidarité dans nos sociétés qui est loin d’être clos, et qui concerne d’ailleurs beaucoup plus la dimension commerciale de l’assurance que celui de la tarification. Qui est en effet mieux placé que Google ou Apple pour proposer des assurances aux personnes riches et en bonne santé ? Fort heureusement, la réglementation empêche – pour l’instant – les assurances de tarifer leurs contrats en se basant sur un certain nombre de données sensibles. C’est la première chose. La deuxième est que l’assurance est par essence une mutualisation des risques qui va probablement se réinventer en utilisant ces technologies à des fins de prévention à la demande même des individus. C’est précisément ce que fait Apple avec Aetna. On voit par ailleurs déjà apparaître des assurances affinitaires c’est-à-dire des gens qui se rassemblent autour de leurs affinités et qui décident de se coopter pour mutualiser leurs cotisations. Nous avons en somme plus de raison d’espérer que de nous inquiéter, car au delà du risque d’individualisation et de démutualisation du risque de santé, la révolution numérique donnera bientôt naissance à la médecine de précision dont nous rêvons depuis quelques décennies. En résumé, pouvons-nous dire aux médecins qu’il est plus intéressant pour eux de s’intéresser à ce domaine que de s’en détourner ? Absolument. Ce que je constate en tant qu’ingénieur travaillant avec des médecins depuis près de 25 ans, c’est que pratiquement tous les médecins que j’ai rencontrés sont soucieux de l’évaluation de leurs pratiques. Ils aimeraient souvent pouvoir mesurer concrètement la qualité de leur travail, et les outils qui leur sont proposés aujourd’hui ne leur permettent pas vraiment de le faire. La convergence progressive des systèmes d’information de santé rendra bientôt possible une évaluation – et par conséquent une amélioration – continue des pratiques médicales. C’est une tendance de fond qui est de mon point de vue incontournable. Certains s’en inquiéteront, certains y verront quelque chose de salutaire. Je pense pour ma part que le médecin du futur aura instantanément accès à une synthèse de toutes les informations pertinentes pour prendre la meilleure décision face à un malade compte tenu de l’état des connaissances, ce qui lui permettra de prendre du temps pour échanger avec le patient, afin de s’imprégner d’informations qui ne pourront jamais être collectées dans une base de données, parce qu’elles sont de l’ordre de l’humain. *Alexandre Templier déclare n’avoir aucun lien d’intérêt avec les Gafa (ou une autre société) concernant les sujets abordés lors de cet entretien.
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