"Ça fait deux mois que je ne me verse pas de salaire" : à Paris, la galère d’un généraliste pour toucher une aide à l’installation

22/11/2022 Par Marion Jort
Près de 40 pages de dossier à remplir et de justificatifs à fournir, des semaines d’attente sans réponse… En Île-de-France, l’installation de Thomas*, jeune généraliste de 32 ans, ne s'est pas passée comme prévu. Attendant de recevoir une aide régionale, il a avancé tous ses frais d’équipement de cabinet, avant de se voir refuser la subvention sans aucune justification. Un phénomène qui semble se généraliser chez les médecins libéraux franciliens, alors que la région, premier désert médical de France, a perdu plus de 3700 praticiens en 12 ans. 

  “On entend beaucoup de choses avant de s’installer en libéral, notamment que c’est compliqué avec beaucoup de bureaucratie… J’en suis une illustration rapide.” Thomas*, généraliste primo-installé depuis quelques mois dans un arrondissement de Paris, est amer. Après des semaines à monter un dossier pour toucher une aide à l’installation régionale qui devait l’aider à financer ses frais d’équipement, il s’est vu notifier un refus de subvention par la commission chargée de la validation des projets. “Et encore, pour ça, j’ai dû les relancer plusieurs fois”, ironise le jeune praticien de 32 ans.  Remplaçant depuis quatre ans dans une MSP francilienne, Thomas a décidé de reprendre le cabinet d’une des généralistes de l’équipe qui partait s’installer dans un autre département. “C’est le parcours idyllique d’une installation telle qu’on aime le voir, salue son ancien directeur de thèse et confrère de la MSP. J’entends par-là, une personne qu’on fidélise de longue date et qui pose ses valises chez nous.” La maison de santé est située en zone tendue et Thomas souhaite faire du secteur 1.  “J’ai décidé de m’installer en avril 2022, pour une échéance à la mi-juillet”. Il réalise toutes les démarches classiques auprès de l’Ordre, de la Sécu… “Et puis, je me suis aussi renseigné sur les aides à l’installation”, explique-t-il. Pour cela, il contacte l’URPS Île-de-France qui l’aide à faire le point sur les diverses subventions existantes : celles de l’ARS, le contrat de début d’exercice, le contrat d’aide à l’installation des médecins (CAIM)... “Eux m’ont parlé d’une autre aide de la Région, pour l’achat d'équipement.” Cette aide prévoit d’aider les médecins à équiper leur cabinet à hauteur de 50% des dépenses, avec une enveloppe maximum de 15.000 euros, l’aide étant limitée à 30.000 euros par structure. Elle n’est pas cumulable avec d’autres subventions régionales existantes et implique de monter un dossier, qui doit être étudié et validé par une commission spéciale.  Thomas monte donc son dossier, “de 39 pages tout de même”, avec l’aide de l’URPS. “Il y avait un formulaire et il a fallu décrire le lieu d’installation, la plus-value pour la région, les objectifs attendus comme le nombre de bénéficiaires CMU/AME que j’estimais voir, mon numéro Siren alors que j’étais toujours remplaçant au moment des démarches. Il fallait aussi faire un budget prévisionnel des dépenses et ressources… Mais moi, je ne savais rien ! Avant de commencer mon activité, comme c’était ma première installation, c’était difficile à dire…”, lâche-t-il désemparé. Le médecin a également dû s’engager à faire de la permanence de soins ambulatoire et à fournir toutes les factures des équipements achetés.   

“Une croissance sans précédent des demandes de soutien” Il envoie toutes ses pièces en juin, en passant directement par l’URPS en qui il avait “totalement confiance”, car la Région était injoignable. “Ma prédécesseure avait essayé de demander l’aide toute seule mais ne l’a jamais obtenue”, se souvient-il. Son installation étant prévue pour juillet, il avance donc tous les frais. “En gros, j'avais estimé à 28.000 euros le montant total de mes dépenses avec une aide à hauteur de 14.000 euros.” L’été, il n’a toujours aucune réponse du comité. Il les relance donc en septembre. Et la réponse le surprend… “Bonjour docteur. Dans le cadre du soutien régional aux professionnels de santé, la Région Île-de-France fait face à une croissance sans précédent des demandes de soutien. Au regard du disponible budgétaire et du rayonnement régional des aides allouées, les arbitrages pour la commission permanente de septembre et novembre ont d’ores et déjà été rendus”, lui indique la responsable de son dossier. En colère, Thomas ne comprend toujours pas le sens de ce message aujourd’hui. “Et à l’époque, j’avais même du mal à comprendre si cela signifiait que ma demande n’avait pas reçu d’arbitrage favorable ou si mon dossier allait être représenté en 2023…”.  Après une nouvelle sollicitation, cette même responsable finit par lui indiquer que son dossier n’avait effectivement pas été retenu pour la session septembre-novembre 2022 mais qu’il serait possible de le re-proposer lors de la commission 2023. “Je ne peux pas à ce stade me prononcer sur les délais”, précise néanmoins son interlocutrice. 

  Interloqué, le jeune médecin écrit à la responsable de l’URPS qui lui répond alors qu’elle n’est “pas surprise”. “La Région a une enveloppe budgétaire très restreinte et elle n’arrive pas à répondre à toutes les demandes. Nous sommes également très déçus car vous n’êtes pas le seul dans ce cas. De nombreux porteurs de projets reçoivent régulièrement des avis défavorables sans comprendre pourquoi leur dossier a été refusé”, regrette-t-elle.  

“Ce n’est pas un dû”  “L’URPS ne m'a jamais dit que cette aide était sous condition ou risquée car elle n'est parfois pas acceptée pour des raisons obscures. N’en sachant rien, j’ai acheté de très bons outils médicaux, du bon matériel informatique, des outils connectés. J’ai essayé de bien m’équiper car c’est plus agréable pour consulter et c’est aussi une plus-value pour les patients. Je ne vais pas changer ce matériel tous les ans”, s’agace Thomas. “C’est une situation ubuesque”, lâche son confrère, qui ne décolère pas non plus. “Il était signataire d’un CESP**, on manquait de médecin, ce projet cochait toutes les cases. A tous les étages de la fusée, on lui a dit qu’il suffisait de déposer le dossier et que ça passerait… on voit le résultat ! Quant à la croissance sans précédent mentionnée par son interlocutrice, j’aimerais bien savoir où ils sont ces nombreux nouveaux primo-installés”, raille le praticien senior.  “Cette aide de la Région n’est pas obligatoire, elle n’est pas inscrite dans le marbre”, tente d’expliquer la Dre Valérie Briole, présidente du bureau de l’URPS Île-de-France. Il y a une commission qui se réunit et ce sont les groupes politiques qui votent pour ou contre l’attribution de l’aide en assemblée de Région. Même si elle est proposée, ce n’est pas un dû…”. “La Région intervient dans ce domaine qui n’est pas dans ses compétences initiales avec ses conditions : elle a le libre-arbitre de qui elle finance, à hauteur de combien, dans une enveloppe budgétaire limitée”, complète le Dr Mardoche Sebbag, vice-président.  Mais malgré ce constat, l’URPS grince des dents elle aussi. Selon des chiffres internes communiqués à Egora, 207 dossiers (toutes demandes d’aides confondues) ont été déposés par l’organisation auprès de la Région pour un montant total de 26 millions d’euros entre mai 2020 et septembre 2022. Parmi eux, 141 ont été acceptés pour un montant de 15,7 millions d’euros. En ce qui concerne l’aide individuelle à l’achat d’équipement, ce sont 71 dossiers qui ont été soumis à la Région… or, actuellement, 66 restent en attente ou ont été refusés. "Les dossiers sans réponse, on ne sait pas s’ils ne sont pas encore étudiés ou s’ils ont été recalés car la Région ne dit pas clairement quand c’est le cas”, insiste la chargée de mission de l’URPS. Les 19 candidatures validées représentent une enveloppe de 208.262 euros. Selon une estimation de l’URPS, le montant annuel global des aides régionales s’élève à environ dix millions.    “Ça fait deux mois que je ne me verse pas de salaire” Thomas, lui, tente tant bien que mal d’absorber cette conséquente sortie d’argent et admet que “la fin d’année est compliquée” financièrement. "Ça fait deux mois que je ne me verse pas de salaire, souffle-t-il. Heureusement que j’ai des patients et que le cabinet fonctionnait bien avant mon arrivée, car sinon en primo-installation avec constitution de patientèle, ça aurait été très compliqué.” Prévoyant, il avait tout de même “mis de côté” pour payer son équipement, “mais je suis porté par la MSP aujourd’hui”, tient-il à ajouter.  “Le fait qu’il n’y ait pas de retour, on l'a déjà signalé à la Région. C’est une procédure qui nécessite une amélioration”, reconnaît la Dre Briole, qui précise au passage que l’URPS n’est pas tellement favorable au système de subvention et qu’elle préférerait une revalorisation de l’acte. “Il convient d’en tirer un bilan et on a demandé un rendez-vous avec la présidente, Valérie Pécresse.” Sollicité, le service de la Région n’a pas répondu à notre demande d’interview. Il ne nous est donc pas possible de confronter les chiffres de l’URPS avec les leurs.   

Des attributions discutables ? Parmi son panel de subventions à l’installation, la Région propose également une aide à l’immobilier, valable uniquement sur des projets en exercice de groupe. Plusieurs conditions sont requises pour en bénéficier : deux médecins minimums dans la structure, maintien de l’activité pendant au moins 15 ans, exercice de l’ensemble des professionnels de santé en secteur 1 ou secteur 2 Optam, accueil de stagiaires, diminution du loyer au prorata de l’aide obtenue.  A la grande surprise de l’URPS, ces aides sont parfois attribuées de manière… étonnante. “On a inauguré des maisons de santé dans lesquelles certains médecins, par exemple des ophtalmos qui exercent sans option tarifaire en secteur 2, n’ont pas pu s’installer car ils ne sont pas dans les critères de la Région. En revanche on voit apparaître des hypnothérapeuthes, des ostéopathes, des sophrologues qui bénéficient de la location de bureaux avec des tarifs négociés”, dénonce la Dre Briole. Elle se dit particulièrement “choquée” par le fait que ces professionnels “du bien-être et non de la médecine” puissent bénéficier de murs financés en partie par la Région et l’Agence régionale de santé, tout en “voyant que les Franciliens ont besoin de médecins et par exemple d’ophtalmos qui se font refuser l’installation.”  Comment expliquer ces attributions ? “Le périmètre des activités et des choses autorisées n’est pas très clair, contrairement à ce qui est refusé”, regrette la présidente de l’URPS. “Les mairies acceptent donc parfois ces médecines alternatives quand elles ne trouvent pas de médecins cochant les critères exigés”.    “On manque déjà de temps médical”  Thomas, lui, est “un peu écœuré” même si “toujours motivé”. “C’est une première déception de mon installation en libéral, c’est dommage”, souffle-t-il. "Ça ne donne pas envie de signer des contrats avec les régions, les ARS, si derrière ça ne suit pas et ça nous met finalement dans la panade”, estime le jeune homme qui rappelle qu’il a perdu “beaucoup de temps à monter le dossier”. “On manque déjà de temps médical, est-ce que c’est vraiment nécessaire d’imposer tout cela aux jeunes médecins ? Je ne suis pas sûr”, enrage son confrère.  Une récente enquête de l’URPS montre que, comme Thomas, les jeunes médecins sont de plus en plus réticents à solliciter des aides. A l’heure actuelle par exemple, seuls 21% des médecins franciliens éligibles au contrat d’aide à l’installation (CAIM) entre 2018 et 2021 l’ont demandé et 35% des médecins qui auraient pu y prétendre ont préféré ne pas bénéficier de subvention publique. Pourtant, souligne l’organisation, “chaque installation compte” dans une région qui est devenue le premier désert médical de France et qui a enregistré 1767 départs de médecins libéraux pour 1288 arrivées sur les 19 derniers mois, dont 727 départs de généralistes pour 497 arrivées.    *Le prénom a été modifié  **Contrat d’engagement de service public  

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