"Le Conseil de l’Ordre des médecins français est régulièrement stigmatisé pour sa mauvaise gestion des abus sexuels. Le Conseil national martèle sa détermination à lutter contre les comportements transgressifs, mais en pratique, beaucoup de chambres disciplinaires de première instance persistent en 2020 à protéger les prédateurs sexuels. Est-il est raisonnable de continuer à laisser les conseils départementaux et régionaux gérer ces plaintes ? Beaucoup des confrères que je fréquente sur les réseaux sociaux vouent l’Ordre des médecins aux gémonies et appellent régulièrement à sa dissolution. Cela n’a jamais été ma position, car il m’a toujours semblé que l’exercice de notre métier imposait des règles éthiques spécifiques, plus strictes que celles du droit commun. La confiance de nos patients, qui nous donne accès à leur intimité psychique et physique, est fondée sur le postulat d’un comportement professionnel irréprochable. Cela n’a jamais été ma position, mais je dois avouer le que le doute me gagne à la lumière d’une affaire emblématique et récente que je souhaite vous raconter. C’est une histoire tristement banale. Il y a quelques années, une jeune infirmière consulte un psychiatre pour travailler sur une problématique liée à une relation paternelle difficile : sa difficulté à gérer les patients dominateurs et manipulateurs. Appelons-la Cassandre. Elle avait 31 ans et son psychiatre 59. Comme elle le raconte dans ce témoignage elle ne s’était jamais autant livrée auparavant sur ses difficultés qu’elle avait partagées en toute confiance avec son thérapeute.
“Venez vous asseoir sur mes genoux” Ce médecin a profité de sa vulnérabilité et de l’emprise qu’il avait acquise sur elle. Alors que Cassandre lui racontait un rêve où il était présent, il l’a invitée à s’asseoir sur ses genoux, puis l’a embrassée sans qu’elle n'ose réagir, croyant que ce geste incongru faisait partie de la thérapie. Le médecin a poussé son avantage et des relations sexuelles régulières au cabinet du médecin ont suivi. Cette situation a conduit à l’explosion du couple de Cassandre, et l’a plongée une dépression profonde et durable. Cassandre en a témoigné dans l’émission “La Tête au Carré” sur France Inter. Prenez le temps d’écouter ces 8 minutes. Le comportement de ce psychiatre constitue un abus de faiblesse caractérisé qui ne peut être assimilé à une relation consentie librement entre deux adultes. Cassandre a porté plainte contre son psychiatre devant l’Ordre des médecins de son département (Alpes-Maritimes). La plainte est bien documentée : Cassandre fournit des preuves matérielles démontrant les avances du médecin et surtout son insistance à poursuivre une relation toxique que sa victime, dévastée, souhaitait interrompre. Le soutien d’une psychologue lui a été nécessaire pour y parvenir. Le conseil départemental a tenté de la dissuader de poursuivre le Dr X et ne s’est pas associé à sa plainte. L’affaire de Cassandre a été jugée récemment. Dans une décision lapidaire la chambre disciplinaire de première instance de la région Paca-Corse écrit : “... Il résulte de ces dispositions que les relations sexuelles entre un praticien et son patient constituent une infraction déontologique”. (notez le terme “infraction” et non “faute” qui apparaîtra dans la phrase suivante). “Il sera fait une juste appréciation de la gravité de la faute ainsi commise en infligeant au Dr X un avertissement”.
Décision Chambre PACA Corse Un avertissement ! J’ai pris connaissance de cette décision avec un mélange de stupeur et de colère ! La chambre disciplinaire n’accompagne sa décision d’aucun commentaire permettant de comprendre sa mansuétude. L’avertissement constitue la plus légère des sanctions disciplinaires ordinales, destinée à des fautes réelles mais sans gravité. Suivent le blâme, l’interdiction d’exercer temporaire avec ou sans sursis, et enfin la radiation définitive dans les cas les plus graves. Dans leur décision, les conseillers ordinaux de la chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des médecins Paca-Corse ont donc considéré que les actes du Dr X ne méritaient qu’une réprimande.
Jurisprudence nationale Dans la jurisprudence du Conseil national (affaires jugées en appel), les sanctions pour ce type d’affaire comportent toujours une suspension d’exercice temporaire ou définitive, dont une partie ferme (sans sursis). La décision de la Chambre disciplinaire régionale est une honte. Une honte absolue pour notre profession et ses représentants ordinaux en Paca. L’audience a été particulièrement douloureuse pour Cassandre, qui n’a quasiment pas été écoutée. Son avocat a été empêché de plaider au prétexte que l’affaire "était parfaitement connue des conseillers". Elle en a fait le compte-rendu ci-contre.
Le ressenti de Cassandre pendant l’audience Une mansuétude incompréhensible L’Ordre des médecins est régulièrement critiqué pour sa gestion catastrophique des abus sexuels. La Cour des Comptes est revenue récemment sur ce problème. Avec Cassandre et d’autres victimes, nous avions lancé en 2018 une pétition pour demander que l’interdit sexuel entre médecins et patients soit inscrit dans le code de déontologie médicale, ce qui n’est pas le cas contrairement à la majorité des pays évolués. Après avoir rencontré des membres du Conseil national de l’Ordre des Médecins (Cnom), nous avons été convaincus de la détermination de l’instance nationale à lutter contre ces abus. Le Cnom a publié un commentaire important sous l’article 2 du code de déontologie médicale, rappelant la jurisprudence nationale : « La jurisprudence de la chambre disciplinaire nationale condamne cet abus aux fins d’obtenir des relations sexuelles : 'Il résulte [des dispositions du code de déontologie médicale] qu’un médecin, qui dispose nécessairement d’un ascendant sur ces patients, doit, par principe, dans le cadre de l’exercice de son activité, s’interdire à l’égard de ses patients toutes relations intimes de nature à être regardées comme méconnaissant le respect de la personne, de sa dignité ou les principes de moralité et de probité ou à déconsidérer la profession ; qu’il en va ainsi tout particulièrement s’agissant de patients en état de fragilité psychologique, les relations intimes s’apparentant alors à un abus de faiblesse'» (la phrase est en gras sur le site du Cnom) La consultation en ligne des décisions prises depuis 2014 par la Chambre disciplinaire nationale montre que cette position est suivie d’effet dans les affaires jugées en appel. Mais nous n’avons pas accès sur le site du Cnom aux décisions de première instance (régionale) en l’absence d’appel des parties. De nombreux exemples montrent que des cours disciplinaires régionales font preuve d’une mansuétude incompréhensible avec les abuseurs sexuels agissant dans le cadre professionnel*.
Fiche Jurisprudence du CNOM abus sexuel 2019 La décision de la chambre disciplinaire Paca-Corse ne mentionne pas la notion d’abus de faiblesse et elle inflige une sanction ridicule au Dr X. Cette chambre régionale se soucie comme d’une guigne des commentaires et de la jurisprudence du Cnom. Les membres de la chambre disciplinaire qui a rendu cette décision étaient les docteurs :
- Roger Grimaud, (maire de la Saulce), médecin généraliste,
- Julien Lecuyer (Brignolles) chirurgien digestif,
- Léa Louard (Avignon), médecin généraliste,
- François Loubignac (Toulon), chirurgien orthopédique,
- Jean-Pierre Magallon (Gap), médecin du sport, président du Conseil départemental de l’Ordre des médecins des Hautes-Alpes. L’audience était présidée par... Jacques Antonetti, président des cours administratives d’appel, premier conseiller des tribunaux administratifs et de cours administratives d’appel (Marseille). Il est important de préciser que les décisions disciplinaires sont prises à la majorité et que les délibérations sont secrètes. Il est tout à fait possible qu’un ou plusieurs des membres de cette chambre n’aient pas adhéré à cette décision. Cassandre a heureusement trouvé le courage de faire appel de cette décision devant le Conseil national de l’Ordre des médecins.
Dans Le Quotidien du Médecin du 7/5/2012, le président de la section exercice professionnel du Cnom expliquait le domaine d’application de la peine maximale : la radiation. La radiation, peine la plus lourde, sanctionne « une faute professionnelle très grave, pas technique : une insuffisance à la déontologie, un défaut d’information, ou tous les comportements déviants comme viols ou abus », précise le Dr André Deseur. « Il y en a 2 ou 3 chaque année », complète-t-il. Le médecin ne peut plus exercer en France, la radiation étant communiquée à tous les conseils départementaux. On notera donc l’abîme entre l’avertissement infligé par la chambre disciplinaire Paca-Corse au docteur X et la position ferme du Conseil national de l’Ordre des médecins. Je dois maintenant vous expliquer comment fonctionne l’Ordre des médecins. Les médecins votent pour des conseillers départementaux. Ces conseillers départementaux élisent ensuite des conseillers régionaux et nationaux. Les conseillers régionaux gèrent les cours disciplinaires dite “de première instance”. Les conseillers nationaux constituent le Cnom et gèrent la communication nationale de l’Ordre, ses différentes missions statutaires, et certains siègent au sein de la chambre disciplinaire nationale qui juge en appel les décisions régionales contestées. En pratique, le Cnom n’a aucune forme d’autorité sur les conseils départementaux et régionaux qui sont souverains dans leur gestion des plaintes qui leurs sont soumises. Le Cnom ne peut modifier la décision régionale que si un plaignant ou un médecin sanctionné est mécontent et fait appel. Cette autonomie des Chambres disciplinaires de première instance aboutit souvent à des décisions absurdes, comme la condamnation récente à 3 mois d’interdiction d’exercer (avec sursis) pour un médecin qui avait signé une pétition critiquant l’homéopathie. Pour éviter ces décisions ubuesques, il avait été décidé il y a quelques années de faire présider les cours disciplinaires par un magistrat professionnel. Cette précaution ne semble pas avoir porté ses fruits. Des dégâts irréparables chez les victimes Cette situation n’est pas acceptable. Après avoir attendu plus d’un an la décision de la chambre de première instance, Cassandre devra attendre deux ans pour que son affaire soit jugée en appel par la chambre disciplinaire nationale, qui alourdira très probablement la sanction. Pour peu que son abuseur dépose ensuite un recours en Conseil d’Etat, il atteindra l’âge de la retraite avant le jugement définitif dont il n’aura plus à se soucier. Quant à Cassandre, elle aura perdu du temps et subi beaucoup d’humiliations inutiles. Notez au passage que l’existence d’un article spécifique dans le code de déontologie mentionnant l’interdit sexuel n’aurait rien changé à cette décision, puisque le degré de sanction associé aux fautes professionnelles n’y est pas précisé. La décision de la chambre disciplinaire Paca-Corse reconnaît bien... l’existence d’une faute ; c’est la sanction qui est inadaptée.
Les dénis de justice dans ce type d’affaire étaient monnaie courante avant la prise de position récente du Conseil national et le sont donc encore. Après cette décision inique, il est clair que rien n’a changé et que rien ne changera si la procédure disciplinaire n’est pas modifiée. La question se pose de l’intérêt de maintenir des structures qui dysfonctionnent à ce point et qui commettent des dégâts irréparables chez les victimes. La gestion des abus sexuels médicaux par l’Ordre des médecins présente trop d’analogies avec celle des actes de pédophilie par le clergé. On ne peut laisser une corporation gérer elle-même et aussi mal en interne des actes d’une telle gravité. Certes, ces actes relèvent de la justice pénale, mais il ne faudrait justement pas que les victimes en soit détournées par une confiance infondée dans la justice ordinale. Le Conseil national doit créer une structure spéciale nationale comportant plusieurs membres extérieurs à la profession pour gérer en première instance ce type d’affaire et prouver son implication forte dans la lutte contre les abus sexuels. A défaut, il faudra que le législateur lui retire la mission d’instruire et de juger les abus sexuels médicaux pour la confier à des magistrats indépendants de la profession. Si des décrets sont nécessaires, j’en appelle à Olivier Véran pour nous soutenir dans cette demande urgente." *Par exemple dans l’affaire de Romain, toute récente.
L’Ordre des médecins a régulièrement pris position, publiquement, solennellement et avec la plus grande fermeté, contre toute forme d’abus sexuel dans le cadre de l’exercice médical. Les règles déontologiques sont parfaitement claires : en aucun cas le médecin ne doit abuser de l’ascendant que lui confère sa position. L’Ordre avait notamment, et pour le réaffirmer, modifié les commentaires de l’article 2 du code de déontologie, qui appelle le médecin à exercer « sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité. »
Le Conseil national de l’Ordre des médecins, chargé de la protection des patients, partage pleinement la douleur de victimes de médecins et ce d’autant plus si celles-ci estiment que les décisions de la juridiction professionnelle ne sont pas à la hauteur de leurs souffrances. Il faut cependant rappeler que la juridiction ordinale est pleinement indépendante vis-à-vis du Conseil de l’Ordre des médecins : il n’existe aucun lien de subordination qui permette au Conseil de l’Ordre de dicter des sanctions – en règle générale et a fortiori pour des cas particuliers.
Il est toutefois avéré que les sanctions prononcées par les chambres disciplinaires dans des affaires d’abus sexuels sont beaucoup plus sévères que les sanctions prononcées pour d’autres manquements déontologiques. Selon le rapport d’activité 2018 de la chambre disciplinaire nationale, disponible sur le site du conseil national, 35% des affaires ayant trait au « comportement avec le patient – connotation sexuelle » jugées en première instance ont donné lieu à des interdictions fermes d’exercer ou des radiations – contre 13% pour l’ensemble des décisions, et 8% des décisions concernant le « comportement avec le patient » sans connotation sexuelle. Nous ne nierons jamais que certaines décisions puissent sembler insuffisantes ; mais il faut souligner que les manquements à connotation sexuelle envers les patients sont sévèrement réprimés par les chambres disciplinaires.
Plus important peut-être encore, la possibilité ouverte à toute partie de faire appel d’une décision devant la chambre disciplinaire nationale, dont la jurisprudence est claire et constante, permet d’homogénéiser l’application du droit sur l’ensemble de notre territoire. L’Ordre des médecins a régulièrement encouragé les victimes à porter plainte. Aujourd’hui, peut-être devons-nous aller plus loin. Comme nous l’avons demandé aux conseils départementaux, comme le conseil national s’y attache quand il fait appel lorsqu’une décision lui semble inadaptée au regard de la jurisprudence, nous pouvons encourager les victimes : lorsqu’une sanction semble injuste, faites appel ! C’est le fonctionnement normal de toutes les juridictions françaises, au service de l’égalité de toutes et tous devant la loi.
Enfin, il faut rappeler que les chambres disciplinaires sont d’ores et déjà présidées par des magistrats indépendants du Conseil de l’Ordre : par un magistrat des tribunaux administratifs en première instance ; par un magistrat du Conseil d’Etat en appel.
Il semble dès lors étrange de vouloir créer de toute pièce une nouvelle structure ad hoc, en dehors de toute juridiction et du fonctionnement normal de la Justice, alors que les abus sexuels commis par des médecins font d’ores et déjà l’objet de sanctions lourdes, prononcées par des magistrats indépendants. Plutôt que la tentation d’une solution ex nihilo dont rien ne permet de garantir la pertinence, l’Ordre des médecins en appelle au contraire, encore et toujours, à saisir les chambres disciplinaires, à interjeter appel là où cela est nécessaire, à faire confiance à la justice de notre pays – dont les chambres disciplinaires sont bel et bien une incarnation.
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