Ce printemps, un article – « Comparing Physician and Artificial Intelligence Chatbot Responses to Patient Questions Posted to a Public Social Media Forum » – a fait grand bruit : des chercheurs de l’université de San Diego ont comparé les réponses de ChatGPT à celles que donnaient des médecins (travaillant en pédiatrie, gériatrie, médecine interne, oncologie, maladies infectieuses et médecine préventive) à quelque 200 questions posées par des patients sur un forum en ligne. Ce match entre la créature de la Silicon Valley et les émules d’Hippocrate s’est soldé par la déconfiture des deuxièmes. Non seulement la qualité des réponses données par le robot conversationnel était jugée meilleure que celle fournies par les médecins sur le plan global, mais ChatGPT a fait preuve de plus d’empathie que les praticiens. Ainsi, 78,6 % des interrogés ont préféré, sur ce plan, les réponses de ChatGPT à celle du médecin. De quoi laisser planer un possible « grand remplacement » de la blouse blanche ? Sur le terrain, pourtant, les omnipraticiens semblent plutôt sereins face aux progrès de cette technologie. « Pour ma part, je ne suis pas du tout inquiet, témoigne ainsi le Dr Mickaël Riahi, médecin généraliste dans le XIXe arrondissement de Paris et secrétaire général de la CPTS Paris 19. Je le vois comme un élément en plus pour le médecin d’aide au diagnostic. » Un avis que partage le Dr Mathias Bourgoin, qui a soutenu sa thèse de médecine générale en décembre 2022 : « Intelligence artificielle et examen des patients en médecine générale. Étude qualitative par théorisation ancrée auprès de praticiens ». Au fil d’une dizaine d’entretiens structurés avec des médecins généralistes installés, ce jeune praticien identifiait alors deux visions de l’intelligence artificielle et de son utilité. D’une part, les médecins interrogés y voyaient «un outil utilisé pour réaliser de façon plus pratique des soins standardisés » et, d’autre part, « un partenaire de soins », notamment « pour des soins plus complexes, dans lesquels les médecins perçoivent qu’il leur manque des compétences ou de l’assurance », écrit-il.
D’ailleurs, les verbatims cités dans cette thèse sont assez éclairants sur la manière dont les généralistes perçoivent l’intelligence artificielle. L’un, par exemple, se réjouit du temps gagné dans le diagnostic de syndrome des apnées du sommeil grâce à un outil qui « aide énormément pour l’interprétation, puisque tu as tout de suite les outils qui permettent […] de classer, quand il y a lieu, ton apnée du sommeil en modéré, faible […], sévère ». Un autre voit dans ces outils «un filet de sécurité » qui l’a aidé à « prendre confiance en [lui] pour des examens qui étaient […] assez techniques ». Question de maturité Cette crainte d’être remplacé un jour par un robot conversationnel alimenté par les épigones de ChatGPT est d’autant plus lointaine pour la profession que la technologie n’a probablement pas atteint le degré de maturité permettant d’apporter un service satisfaisant. « L’intelligence artificielle n’a pas encore montré toute sa puissance, toute sa fiabilité, et on ne peut pas prétendre l’utiliser aujourd’hui en consultation autrement que pour faire des propositions d’aide au diagnostic ou de résumé d’observation », estime ainsi le Dr David Azérad, généraliste parisien et président du mouvement intersyndical 100000medecins.org, qui se propose de fédérer les médecins libéraux autour des enjeux numériques. Pour lui, il faut donc avant tout « apprendre à connaître les intérêts et les limites de ces outils » et surtout « ne pas céder à l’hystérie, qui voudrait que nous soyons prochainement tous remplacés ». Car l’une des caractéristiques de l’intelligence artificielle, c’est d’être en constante évolution. « Il y a beaucoup de recherche de qualité mais aussi beaucoup de bruit, et probablement différents degrés de maturité en fonction des domaines, observe ainsi le Dr Jean-David Zeitoun, médecin gastroentérologue qui a accompagné diverses start-up dans le domaine de la e-santé. Dans la reconnaissance d’images, que ce soit en radiologie, en dermatologie, en cardiologie etc., on a des applications qui semblent performantes, mais les algorithmes de diagnostic offrent un paysage beaucoup plus hétérogène, sans parler d’applications beaucoup plus vagues à mon sens, comme l’utilisation de l’intelligence artificielle en santé publique. » Le choc ChatGPT Reste que ce monde mouvant de l’intelligence artificielle a subi, il y a quelques mois, le choc ChatGPT, qui a conduit à beaucoup de remises en question. C’est ainsi qu’en mai dernier, un collectif de personnalités impliquées dans les nouvelles technologies, y compris Sam Altman, le patron d’OpenAI, la firme qui a produit ChatGPT, Demis Hassabis, celui de Google DeepMind, ou encore l’omniprésent Elon Musk, a signé un court mais retentissant message* appelant à s’attaquer au risque d’extinction de l’humanité du fait de l’intelligence artificielle, de la même manière qu’on devrait s’attaquer aux risques de guerre nucléaire ou au risque pandémique.
Des craintes qui seraient injustifiées, du moins pour le Pr Guy Vallancien, urologue et auteur de nombreux livres sur les mutations technologiques de la médecine. «ChatGPT est un virage important », analyse celui qui a récemment coordonné pour l’Académie nationale de médecine un avis** sur l’influence que pourraient avoir diverses mutations, dont l’intelligence artificielle, sur le futur du métier de généraliste. « L’intelligence artificielle sera bientôt en mesure de faire le diagnostic, de proposer le traitement, et parfois même, via la robotisation, de l’assurer, poursuit-il. Dans ce cadre, le généraliste va revenir au centre du terrain, il sera l’Antoine Griezmann de l’équipe qui prend encharge les malades. » Une évolution qui, paradoxalement, rendrait selon lui le métier plus humain. «On va revenir à ce qu’on avait sans doute perdu avec l’accélération du monde : on va retrouver le temps long de la consultation, de l’écoute », annonce Guy Vallancien. Ce qui ne devrait pas, estime-t-il, aller sans une modification radicale de la formation médicale. «Dans dix ans, du fait de l’intelligence artificielle mais aussi de la montée en compétence d’autres professionnels, on aura probablement besoin de moins de généralistes qu’aujourd’hui », prédit-il. Une évolution qui doit, selon lui, s’accompagner d’une profonde refonte de la formation médicale. «Aujourd’hui, à la fac, onn’apprend rien du numérique, se désole-t-il. Il faut y introduire ces cours. Heureusement, lajeune génération est mieux rodée, mais il faudra qu’elle retourne régulièrement se former.» Dix ans qu’on en parle… Reste que la meilleure attitude consiste probablement à remettre les progrès impliqués par l’intelligence artificielle dans une temporalité plus longue que celle qu’implique la fascination pour ChatGPT. « Il y a dix ans, on avait déjà des conversations sur l’intelligence artificielle qui va remplacer le médecin, se souvient Jean-David Zeitoun. Et aujourd’hui, on se retrouve avec une pénurie de soignants telle qu’on n’en a jamais connue. Il faut se dire que les progrès technologiques sont une chose, mais que leur intégration dans la société en est une autre : aujourd’hui, les gens ne sont pas prêts à être soignés par une intelligence artificielle. »
Même sentiment chez David Azérad. « Je n’ai pas spécialement peur d’être remplacé par une intelligence artificielle, confie le président du mouvement intersyndical 100000medecins.org. Si l’on se compare à certaines spécialités qui sont peut-être plus techniques, la nôtre a tout de même un fondement plus humain. La profession a surtout besoin d’outils fiables qui lui permettront de gagner en efficience, et c’est de cet avenir que je voudrais qu’on se rapproche, plutôt qu’un avenir où un chatbot orienterait le patient vers une infirmière en pratique avancée, qui l’orienterait vers des machines…» * « Mitigating the risk of extinction from AI should be a global priority alongside other societal-scale risks such as pandemics and nuclear war », www.safe.ai ** « Quels rôle et place pour le médecin généraliste dans la société française au XXIe siècle ? Du médecin traitant à l’équipe de santé référente », Académie nationale de médecine, avril 2023
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