"On a compris que notre diplôme était en jeu" : les étudiants infirmiers mobilisés à marche forcée
Rebelote. Après avoir été mobilisés durant dix semaines au printemps, les étudiants en soins infirmiers sont de nouveau enrôlés, de gré ou de force, dans les services hospitaliers pour faire face à l'afflux de patients… au détriment de leur formation et parfois même de leur vocation. "On ne peut pas ne pas se mobiliser. On a des compétences, il faut qu'on les mette à profit. Mais pas dans n'importe quelles conditions." À l'aube de la vingtaine, Bleuenn Laot n'a pas peur de tenir tête aux ARS ni à ses deux ministères de tutelle (Santé et Enseignement supérieur). Présidente de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi), cette jeune diplômée tente depuis plusieurs mois de limiter les dégâts de la crise sanitaire sur la formation des quelques 96 000 futurs infirmiers de France. Au cours des dix semaines de la première vague de Covid, au printemps, 85% d'entre eux ont été mobilisés dans les services hospitaliers, "sous couvert de stages alors qu'en fait ils se retrouvaient à faire fonction d'aides-soignants, voire d'infirmiers, sans être diplômés", lance-t-elle. "Les soignants n'avaient pas le temps de nous montrer les gestes" C'est le cas de Sofia*, 23 ans. Alors étudiante en 3e année en Auvergne-Rhône-Alpes, la jeune femme s'apprête à attaquer son dernier stage avant le diplôme lorsque son Ifsi lui annonce, mi-avril, qu'elle est "réquisitionnée" en tant qu'aide-soignante. Aucun arrêté préfectoral ne vient encadrer cette réquisition, qui n'en est pas une. "C'était plus pour nous faire peur qu'autre chose", juge-t-elle a posteriori. La menace est à peine voilée : "On a reçu un mail disant que si on refusait, il y aura une mention dans le dossier. On a compris que notre diplôme était en jeu." Alors que d'autres étudiants, qui s'étaient pourtant portés volontaires, peuvent aller en stage acquérir les dernières compétences techniques nécessaires à leur exercice futur, Sofia se retrouve aide-soignante de nuit en réanimation, dans un service en tension où "les soignants n'avaient pas le temps de nous montrer les gestes, ni rien". "On s'est sentis démunis. Je n'étais pas du tout à l'aise, j'avais peur de faire une bêtise. On n'avait pas le matériel adéquat. C'était une période où je n'étais vraiment pas bien", confie-t-elle. A cela s'ajoute "la peur de ramener quelque chose à la maison", où l'étudiante vit avec des personnes à risques de forme grave de Covid. Bilan des courses : un salaire d'aide-soignante débutante "avec des heures qui n'ont pas été comptées", un stage pré-professionnalisant réalisé cet été en diabétologie plutôt qu'aux urgences, un mémoire inachevé -"Je n'ai pas réussi à me concentrer"- et un diplôme encore hors de portée.
Comme elle, de nombreux étudiants en soins infirmiers appellent la Fnesi pour faire part de leur colère et de leur peur. Depuis début octobre, en effet, les ESI de France sont à nouveau fortement mobilisés et savent désormais ce qui les attend. Olivier Véran ne s'en cache pas : les renforts des ESI représentent 8000 postes d'aides-soignants d'ici à la fin de l'année Mais alors que le vademecum diffusé par le ministère fin octobre stipule que le renfort en tant qu'AS ne peut pas empiéter de plus de deux semaines sur le temps de stage ou de formation théorique, sur le terrain la réalité est toute autre. En l'absence d'arrêté, "les ARS font ce qu'elles veulent", déplore Bleuenn Laot, qui redoute que la promo Covid n'obtienne finalement qu'un diplôme de "super aide-soignant". Dans certaines régions, il est même question de suspendre la formation des IDE, ainsi que des infirmiers de spécialités (comme à Marseille), pour les envoyer en renfort sur le terrain. Mais pour la présidente de la Fnesi, il en hors de question d'avoir une formation amputée de deux ou trois mois. Quant au report du diplôme, il mettrait les étudiants financés par leur employeur ou Pôle emploi en difficulté et priverait les services des nouveaux diplômés pour les remplacements d'été.
Saluant l'engagement de ces futurs soignants, Olivier Véran et Frédérique Vidal ont annoncé mardi l'octroi d'une "indemnité exceptionnelle de stage" pour les étudiants infirmiers de 2ème et 3ème années mobilisés en renfort, à hauteur de 96.5 euros hebdomadaire pour les premiers et 86.5 euros pour les seconds. "A partir de quand on considère que les étudiants sont mobilisés? Les ARS vont l'interpréter comme ça les arrange", redoute Bleuenn Laot. A cela s'ajoute une revalorisation à hauteur de 20% de l'indemnité de stage, à compter du 1er janvier 2021, décidée dans le cadre du Ségur de la santé. Insuffisant selon la Fnesi, qui n'a pas signé les accords. "Actuellement, les stages sont rémunérés entre 80 centimes et 1.30 euro de l'heure, c'est ridicule, ça devient presque du bénévolat", lâche la présidente. "On a des étudiants qui veulent arrêter leurs études" La promesse d'une revalorisation, "c'est la carotte pour nous faire taire car ils savent que la colère monte", lance Bleunn Laot. La présidente de la Fnesi ne s'en contente pas : elle réclame une indemnité de stage équivalente à celle des autres étudiants de l'Enseignement supérieur, soit 3.90 euros de l'heure, un arrêté qui limite vraiment le temps de mobilisation à deux semaines, et un salaire d'aide-soignant pour les étudiants employés comme tels. "Au début de la crise, on réclamait une vraie réquisition mais on a compris qu'ils ne le font pas car ça leur coûterait trop cher", souligne-t-elle. Ce qui n'empêche pas les directeurs d'Ifsi ou d'établissements hospitaliers de brandir le bâton de la réquisition pour mettre les étudiants au pas. "C'est de la maltraitance", lâche Bleuenn Laot.
Combien d'étudiants infirmiers renonceront, dégoûtés par cette expérience ? "On a des étudiants qui veulent arrêter leurs études, confirme leur représentante. Ils se demandent pourquoi se battre si c'est pour aller faire les petites mains sans aucune reconnaissance. Ils sont envoyés dans des services où les professionnels sont en souffrance, n'ont pas le temps de les encadrer. Quand on les voit comme ça, ça ne donne pas envie. On est la première formation demandée sur Parcoursup mais si ça continue comme ça, ça ne durera pas." *Le prénom a été modifié.
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