Egora.fr : Vous occupez à l’Académie française le siège qui fut autrefois celui de Pasteur. Qu’aurait-il dit à votre avis de notre gestion de la crise ? Erik Orsenna : Imaginez mon sentiment d’illégitimité de succéder à un tel génie. Je ne suis qu’économiste et romancier et pas scientifique. Mais depuis vingt-deux ans, je me soigne avec acharnement. Et j’ai appris certaines choses, notamment en écrivant une biographie de celui qui fut mon illustre prédécesseur, en travaillant sur la géopolitique des moustiques et, plus récemment, en proposant un voyage aux pays du vivant en racontant notre histoire commune avec les cochons. Pasteur se serait étonné que cent quarante ans après sa mort, on n’ait pas une vision plus globale de la médecine. On ne peut pas en même temps répéter “one health” et garder une sorte de monopole de la médecine aux seuls médecins.
Vous regrettez l’absence de certaines professions de santé au sein du conseil scientifique. Pourquoi ? J’ai le plus grand respect pour ce conseil et pour son président, le Pr Delfraissy. Simplement, je m’étonne que dans un tel conseil, on n’ait accueilli aucun vétérinaire. Cette vision est tout à fait une vision du XIXe siècle : on considère que les êtres humains sont différents des autres animaux alors qu’ils appartiennent au même règne. Par exemple, pour les tests, pourquoi ne pas avoir mobilisé les vétérinaires qui savent tester des vaches, des chevaux, des moutons, à très grande ampleur. Quelle est la justification scientifique de ce refus ? Les trois quarts des maladies ne sont-elles pas transmises par des animaux ? Avec les pharmaciens, c’est pareil. Pourquoi aucun pharmacien au sein de ce conseil ? Je comprends d’autant moins cette absence qu’en dehors de la recherche, ces gens-là tiennent des officines, c'est-à-dire des lieux d’accueil et de dialogue. Ce réseau d’officines est un trésor, un lieu où des hommes et des femmes ayant fait de longues études mettent leurs compétences au profit de toutes les personnes qui en ont besoin. À quelques jours du début de la campagne de vaccination, la population fait preuve d’un grand scepticisme. Comment expliquer cette méfiance ? Cette question est absolument clef, et pas seulement dans le domaine médical. Pour deux raisons. La première raison est d’ordre psychologique : expliquer le monde, le plus honnêtement possible, c’est complexe. Il y a des gens qui aiment le complexe, parce qu’ils ont les moyens de l’aimer, d’autres le détestent. Ces derniers préfèrent la simplicité même si elle est fausse. La deuxième raison est plus sociologique. Le “complexe” est considéré comme un monopole de “bobos”, de “l’élite”. Donc le savoir est la propriété de l’élite, donc une arme de l’élite pour écraser les plus faibles, donc on déteste le savoir. Ces deux mécanismes sont mortifères. Si le faux ou “les vérités alternatives” sont admises, non seulement la démocratie mais aussi le vivre-ensemble deviennent impossibles. Le succès d’un film comme Hold-up est hallucinant. C’est un film pour les réseaux sociaux, pas pour la vérité. Il n’y a aucune sorte de validation. On peut dire n’importe quoi et, encore une fois, ce n’importe quoi est mortifère. La vérité est un processus qui, bien sûr, doit toujours être critiqué. Mais la vérité n’est pas une opinion. Ce n’est pas l’objet d’un vote. On a vu ce drame se développer durant quatre ans avec Trump. Quand vous remettez en cause le principe de vérification, c’est la démocratie elle-même qui est remise en cause parce que vous remettez en cause la capacité de rationalité d’un citoyen.
Sur la question des vaccins, la plus grande franchise et la plus grande transparence s’imposent. Bien sûr, tous les vaccins ne sont pas aussi efficaces. Et bien sûr certains effets indésirables peuvent se produire, mais l’évidence s’impose : aucun traitement, je dis bien aucun, ne s’est montré aussi efficace pour lutter contre des maladies infectieuses. Efficace pour chacun de nous et efficace pour l’ensemble d’une population, car en se vaccinant, on ne se protège pas seulement soi-même, on protège tous les autres. Donc bien sûr, je me ferai vacciner car je suis une personne à risque, mais en ne vous faisant pas vacciner, c’est vous qui devenez une personne à risque. Selon vous, comment cette crise va impacter la société ? En multipliant les interdépendances, qui sont le cœur du commerce et donc de la croissance, on fabrique de la fragilité. Les parcours en avions n’ajoutent pas seulement du CO2 mais évidemment accélèrent les mécanismes de contagion. Notre société est plus que jamais celle dite “one health”, donc plus que jamais fragile. Au-delà de la morale, la solidarité est un fait dont nous devons tenir compte. Je suis économiste du développement. Ce que je constate, c’est que la famine va revenir au niveau mondial, c’est une évidence. Et que dans la société française, les inégalités vont exploser. La crise sanitaire va se coupler d’une crise économique qui va remettre en cause cette idée qui était celle du ruissellement : quand il y a de la croissance, elle favorise tout le monde. Plus que jamais, des mécanismes de compensation sont et seront nécessaires. Quel est le problème de la France ? Il y en a beaucoup, mais l’un des principaux, c’est que nous n’aimons pas évaluer. Nous partons du principe que nous sommes très bons. On a une éducation nationale très bonne et une médecine très bonne. Mais quand on regarde les chiffres, on a beau mettre plus d’argent que les autres en médecine et en éducation, nos résultats ne sont pas en conséquence. Or la France a ce réflexe étrange : au lieu de changer après évaluation, on méprise les autres, pourtant meilleurs que nous. Est-ce que finalement cette crise va nous permettre de mieux maîtriser notre futur ? Une chose est certaine : si nous ne changeons pas, si vous ne comprenez pas cet avertissement, des crises diverses et bien plus graves vont suivre. Mais n’oublions pas de saluer tout de même cette formidable réussite d’avoir trouvé en si peu de temps une parade à une crise terrible.
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