troubles bipolaires

"On a 20 ans de retard" : psychiatre et bipolaire, il se bat pour faire bouger la spécialité

Plus de la moitié de sa vie a été ponctuée de phases dépressives et de phases maniaques. Sa plus grande fierté est de "s'en être sorti". Le Dr Michaël Sikorav, psychiatre libéral à Changé (Mayenne), est atteint d'un trouble bipolaire de type 2, diagnostiqué à la fin de son externat. Désormais "stable", le médecin de 35 ans s'efforce de faire évoluer sa spécialité, qu'il juge "défaillante" et "maltraitante".

08/05/2024 Par Louise Claereboudt
Portrait Psychiatrie
troubles bipolaires

Michaël Sikorav a 14 ans lorsque ses parents l'emmènent pour la première fois consulter un pédopsychiatre. Cela fait deux ans que l'adolescent connaît d'intenses dépressions hivernales. Au deuxième trimestre de chaque année, ses notes chutent irrémédiablement, tout comme son attention en classe. Il n'y a plus personne. Plus de son, plus d'image. Le collégien dort beaucoup mais tourne "au ralenti", mange de façon quasi frénétique – "j'engloutissais des Mac Do". Des signaux qui auraient dû alerter selon lui. "J'étais dépressif au dernier degré. À 14 ans. Rien que ça c'était louche."

"Gamin", ses parents l'avaient emmené à plusieurs reprises chez des psychologues. "J'avais un problème de régulation émotionnelle léger. Je ne me calmais pas. Il fallait me mettre sous la douche pour que je me calme", se souvient-il, évoquant "des espèces de moments de rage". "Je n'arrêtais pas de faire des conneries, je me suis cassé le poignet je ne sais combien de fois." Les psychologues cherchent tous une explication dans la relation qu'il entretient avec son père et sa mère. "Mais je n'avais rien à dire, j'ai eu une enfance sans problème, avec beaucoup d'amour."

Les antécédents familiaux sont la plupart du temps éludés. "J'avais pourtant tous les drapeaux rouges : plusieurs suicides dans la famille, des addictions à droite à gauche, un grand-père hyperthymique, un père qui avait des phases maniaques…" Ce dont le jeune garçon souffrait en réalité reste donc enfoui sous le tapis.  

Tout le monde s'accommode pour faire face à ses phases. "Mes parents m'emmenaient aux îles l'hiver", se rappelle-t-il. "S'ils n'avaient pas eu de pognon, je pense qu'ils me balançaient à l'hôpital psychiatrique." Au lieu de cela, c'était "la dépression dans le 'château'". La concierge se rendait régulièrement dans l'appartement familial pour s'assurer que l'adolescent mange bien. Le pédopsychiatre lui diagnostique un déficit de l'attention (TDAH) : "En psychiatrie, nos maladies sont des symptômes. Il est rare d'avoir des problématiques psychiatriques sans avoir l'attention qui flanche." Le médecin lui prescrit de la Ritaline – "ça m'a fait battre le cœur très vite, j'ai arrêté" – et des antidépresseurs.

L'adolescent finit par "guérir" de sa dépression au bout de six mois environ, en mai. "Ça n'était pas grâce aux antidépresseurs, c'était une fluctuation naturelle de la bipolarité", explique Michaël Sikorav. À l'époque, ni lui ni ses parents ni même les professionnels de santé n'envisagent ce diagnostic. L'adolescent poursuit donc sa scolarité chaotique, toujours ponctuée de dépressions hivernales. "Nul en français", il entreprend de passer le baccalauréat scientifique. "Les professeurs étaient persuadés que j'étais crétin." Accro aux jeux vidéo, le lycéen n'a alors qu'un seul projet : "jouer le plus possible à World of Warcraft". Après plusieurs redoublements, il finit tout de même par obtenir son diplôme avec 10 de moyenne tout pile.

Le jeune bachelier s'inscrit à la rentrée dans une école d'ingénieur "à 10 000 balles l'année" mais "[se] vautre l'hiver". Il rebondit, et décide de faire médecine. "Je trouvais ça cool. C'est le côté médical qui m'intéressait, le vécu des patients pas du tout au départ. En mode Docteur House." Toutes les facultés de médecine de France refusent son inscription (sur dossier). Seul le doyen de Paris-Descartes accepte de le recevoir en entretien. Mais seulement pour lui dire qu'il n'a pas les compétences pour emprunter cette voie. "C'était dingue", raconte-t-il. L'étudiant parvient finalement à s'inscrire à Poitiers, grâce à un "bug" du site internet.

"Je suis à deux doigts de me foutre sous le train"

Michaël Sikorav fait ses premiers pas en médecine. Le même schéma se répète chaque année : des hivers amorphes et des étés effrénés où il est capable de "faire six heures de musculation par jour" et dépense sans compter. Incapable d'apprendre par cœur, il engrange tous ses cours "en 'mémoire chiotte' deux semaines avant les examens". Hors dépression, l'étudiant adopte un comportement arrogant, voire "odieux". "Mon externat, c'était une souffrance. Soit j'étais dépressif – je me revois en stage et ne rien comprendre à ce qu'il se passe, soit j'étais en forme. Je me souviens d'aller manger le midi, et quand un interne me demandait de venir ranger des papiers, je lui répondais 'non je me casse'. C'était passif ou conflictuel."

"La stigmatisation que j'ai subie était due à l'ignorance."

En fin de sixième année, alors que sa petite-amie de l'époque bûche sur les épreuves donnant accès à l'internat, Michaël Sikorav replonge sévèrement. Au milieu de l'hiver, "je suis à deux doigts de me foutre sous le train". C'en est trop. On le pousse à consulter une psychiatre psychanalytique. Une discipline dont il a "horreur" car, en France, "on cache souvent l'absence de mise à jour derrière ce mouvement de pensée". C'est elle qui lui diagnostique un trouble bipolaire après des années d'errance. "Si je ne l'avais pas vue, je pense que je serai décédé. Elle m'a sauvé au sens le plus noble du terme." L'externe a toutefois du mal à l'intégrer : il pense qu'il est "juste un fainéant" qui a réussi à berner tout le monde. Il finit par se faire quitter l'été.

Longtemps attiré par la médecine interne, l'étudiant s'intéresse de plus en plus à la psychiatrie. La rencontre avec le Dr Jacques Thuile, psychiatre à Paris, finit par le convaincre. "C'était chirurgical, précis. Il me mitraillait de questions. Il regardait le Vidal et se faisait toutes les interactions une par une." Une rigueur qui le fascine. Michaël Sikorav se plonge dans la discipline, dans le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). Devenu interne, il développe presque une obsession pour la psychiatrie. C'est à cette période qu'il rencontre celle qui deviendra son épouse, également interne en psychiatrie.

Très vite, "les professeurs ne [le] supportent plus". A l'instar de ses co-internes. "Moi non plus je ne me serai pas supporté, je pense que j'étais détestable", confesse-t-il avec le recul. "Je ne savais pas me tenir, je contredisais parfois les chefs. C'est un de mes plus gros défauts, je n'ai jamais su tenir ma gueule. Je n'étais pas fait pour être interne, pour passer derrière un autre médecin." Il conserve quelques souvenirs de ses phases "hautes" (hypomanes). "Je suis interne, je ne connais que dalle, je ne sais même pas à quel point je suis ignorant, et je me revois dire à ma future femme : 'Ce chef de service est nul, il faudrait faire ça'. C'est un de mes symptômes de me penser meilleur que tout le monde." Michaël Sikorav "vrille" mais "personne ne me dit que je déconne". C'est comme ça, on se tait dans cette bulle. "J'ai vu d'autres internes manifestement psychiatriquement pas indemnes mais ça ne se dit pas."

Lui n'a jamais caché être atteint d'un trouble bipolaire, dès lors que le diagnostic a été posé. "Ça ne m'amuse pas mais je l'ai intégré, je n'en ai pas honte." Le désormais psychiatre explique être devenu "stable" à partir de la fin de l'internat. Une victoire qui tient à une petite dizaine de médicaments par jour. "C'est une de mes plus grandes fiertés d'avoir traversé ça et d'en être sorti vainqueur. Quand je dis que je suis bipolaire et que j'ai gagné, pour moi, c'est comme avoir remporté un prix Nobel. Ça m'a pris plus de la moitié de ma vie", confie-t-il, ému. Il parvient, malgré une quantité d'arrêts, à valider son internat. Une revanche envers ceux qui lui ont seriné qu'il ne pourrait "jamais bosser". "Ça m'a révolté, j'en ai fait un atout."

Le Dr Sikorav assure ne pas avoir de ressentiment : "Ceux qui m'ont sabordé n'étaient pas forcément méchants, mais ils ne comprenaient rien. La stigmatisation que j'ai subie était due à l'ignorance."

"La psychiatrie française est honteuse. J'en ai été le patient et j'en suis le dispensaire"

Trouver un poste, une fois docteur, s'avère plus compliqué que prévu. "Je me suis cramé dans les hôpitaux psychiatriques de la région quand j'étais interne. Ils ne voulaient pas de moi en tant que médecin." Sauf à Laval. Il en est parti au bout de deux ans, désabusé. "Si je n'avais pas été bipolaire, je pense que je serais parti quand même de l'hôpital." "Les soins de santé mentale en France ne sont pas à la hauteur, et il y a des abus majeurs. Il y a des soins de secteur qui ne sont, à mon avis, pas humains", estime-t-il. "Les familles ne sont jamais appelées, les doses sont énormes, le poids n'est jamais surveillé. Quand vous [patient] dites que vous voulez sortir, vous ne pouvez pas."

Le Dr Sikorav était pourtant parvenu à mettre en place des "soins intensifs à domicile". "C'était révolutionnaire !" "Des gens avaient pour objectif de mourir à l'hôpital psychiatrique, d'autres attendaient l'Ehpad à 55 ans. On a réussi à faire sortir une quinzaine de patients. C'était beau à pleurer… On s'est battus pour eux", martèle le médecin qui dit avoir fait de sa maladie "un moteur" dans sa pratique. Mais le système ne lui convenait plus. "Le système est maltraitant de façon systématisée. Il y a des patients pour lesquels j'ai fait n'importe quoi, c'est sûr. C'est inévitable. Mais ça ne s'est jamais fait par négligence ou manque d'intérêt. La psychiatrie française est honteuse. J'en ai été le patient et j'en suis le dispensaire", abonde le Dr Sikorav.

Avec un infirmier de l'hôpital de Laval, il a monté un cabinet libéral à Changé (Mayenne), pensant "avoir la paix". Il a vite déchanté. Le psychiatre déclare être sous le coup d'être contrôle de l'Assurance maladie*. En cause : des ordonnances de médicaments hors AMM sans que cette mention n'y figure. "En France, on a 20 ans de retard sur les traitements, on a 1/20 de la pharmacopée qu'ont les autres pays. On a que des neuroleptiques qui font grossir, sauf l'aripiprazole. Il y a un médicament qui permet de limiter cela, la metformine. La tolérance est excellente, ça peut donner la diarrhée au début, c'est tout. Les études sur le sujet sont innombrables. Quand vous le prescrivez, comme ce n'est pas dans le Vidal, vous avez des bâtons dans les roues. Des pharmacies vont jusqu'à dire que je suis dangereux ! J'ai des patients qui ne peuvent pas payer leur metformine, ils sont sous curatelle ou sous tutelle."

"La Sécu a convoqué mes patients, et ne les prévenait pas que c'était un contrôle pour moi. Des patients sont arrivés au cabinet en pleurs, ne comprenant pas ce qu'il venait de se passer !", s'insurge le Dr Sikorav. "Vous êtes toujours opposé à des forces qui sont prêtes à se battre pour maintenir en place un système aussi défaillant et maltraitant qu'il soit." Le psychiatre assure avoir reçu le soutien de l'Ordre départemental de la Mayenne, qui a été "incroyable". "Il a organisé un entretien avec la CPAM, les pharmacies du coin et un professeur parisien. La Sécu et les pharmaciens ont refusé." "Quand un gars se démène pour moderniser, mettre à jour la spécialité, on le fait chier, c'est hallucinant", poursuit-il vigoureusement, assurant n'avoir "aucune réponse" de la CPAM à ses courriels.

"Je voulais faire de la psychiatrie pour changer un peu les pratiques, et quand je regarde derrière moi, c'est un peu un échec. Rien n'a changé. Et je pense que je suis à deux doigts de me faire supprimer mon autorisation d'exercer car l'Ordre national n'est pas l'Ordre départemental, et, à tout moment, la Sécu peut me demander de rembourser des milliers d'euros de médicaments que je n'ai pas mis hors AMM. Mais c'était à refaire, je le referais", soutient le jeune papa. Il n'entend d'ailleurs pas baisser les bras. Il y a environ deux mois, il a créé une chaîne Youtube afin de faire connaître son "combat" pour une meilleure prise en charge des patients atteints de pathologies psychiatriques. Il y a diffusé son témoignage de patient, mais aussi des vidéos de cas cliniques, et des mini formations continues.

"Il y a une ignorance nationale sur les troubles psychiatriques", regrette le Dr Sikorav, qui se réclame de l'evidence based medicine.  Pour le trentenaire, "il n'y a pas de secret". Il faut améliorer la formation de tous les médecins, et des psychologues – on ne peut pas scinder la psychiatrie et la psychothérapie – pour espérer mettre en place un système plus vertueux. "Les vrais psychiatres, ce sont les médecins traitants. C'est eux qui décident si le système de santé mentale tient ou pas, eux qui prescrivent le plus d'antidépresseurs, gèrent les benzodiazépines…"  

*Contactée, la CPAM de Mayenne n'a pas répondu à nos sollicitations.  

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Frederic Limier

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Il est grand temps de réaliser qu’un pharmacien n’a aucune compétence pour soigner, n’ayant, pendant ses études, jamais vu un mala... Lire plus

Photo de profil de M A G
3,3 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 7 mois
Témoignage intéressant sur le plan humain. Aussi, par les questions qu'il soulève, si on veut pousser plus loin la réflexion. Et pas que sur la psychiatrie. Car souvent les articles se contentent de constater des défaillances du système de santé, mais rarement on ose aller plus loin dans l'analyse des causes. Ou alors on donne des réponses bidon type "plus de moyens". Comme si jeter de l'argent magique dans un puits sans fond finira bien pas le remplir. Si nous voulions vraiment aller jusqu'au fond des choses, à mon avis, il faudrait pointer une centralisation stérilisante, le règne des petits hommes gris, le fait que "la science" est devenue dogme, l'aversion majeure au risque, signe d'une société vieillissante... Et je pourrais continuer encore longtemps.
Photo de profil de Anne Alloing
84 points
Médecine générale
il y a 7 mois
mon épouse, le Dr Anne Alloing , a commencé brutalement ce que l'on appelait, à juste titre une psychose maniaco-dépressive, à 26 ans à la naissance de notre second fils. Heureusement pour nous deux, j'avais été bien formé comme psychologue à l'université et à l'hôpital et j'ai pu poser le diagnostic sans crainte d'erreur qui a été accepté sans hésitation par notre généraliste. Les psychiatres de l'hôpital , eux, ont été plus hésitants parlant de dépression post-partum alors qu'elle était dans une crise maniaque caractérisée. Traitement aux neuroleptiques et hospitalisation ont amené une "guérison" comme dit erronément l'auteur. Car, hélas, on sait que si la rémission des phases aigües est classique après les premiers accès à la fin de l'adolescence et chez le jeune adulte, elle ne dure pas toute la vie et que la reprise des crises "bipolaires" est pratiquement inéluctable autour de la ménopause pour les femmes et à l'entrée dans la vieillesse ou un peu plus tôt pour les hommes. Il ne reste alors plus que le traitement par la Dépakine et le lithium pour réduire l'amplitude des troubles thymiques (de l'humeur) en surveillant le dosage sanguin des principes actifs et à redouter le début d'une maladie d'Alzheimer confirmée qui en est très souvent la suite... Entre temps nous avons eu une vie quasi normale, deux enfants de plus et des activités professionnelles, familiales et associatives très intenses malgré la fin de la rémission un peu avant la cinquantaine et une ménopause un peu précoce. À ma connaissance, et je me tiens au courant des avancées éventuelles en France mais surtout ailleurs, on n'a toujours rien trouvé de plus efficace que lithium et dépakine pour atténuer l'amplitude des fluctuations et ce n'est pas la faute des psychiatres!
Photo de profil de Nicolas  Delestret
300 points
Débatteur Renommé
Psychiatrie
il y a 7 mois
Je confirme pratiquement toutes les observations de ce monsieur. En particulier la quantité hallucinante de patients dont le diagnostic n'est même pas évoqué malgré de nombreux drapeaux rouges à la seule lecture du dossier (antécédents personnels et familiaux multiples d'addictions, suicidaires, dépression, bipolarité, dépression du post-partum...) Je ne compte plus le nombre de patients que j'ai vus non diagnostiqués non traités depuis des années, et souvent sur une vie entière. Sur certains terrains de stage c'était littéralement tous les jours, ou presque, que j'en voyais... Beaucoup de voyaient attribuer des diagnostics culpabiliseurs : troubles de la personnalité divers, histrionique, borderline, "c'est un addict" ou la variante "un alcoolique", il est "chiant" ou "ne veut pas se soigner"... Et je ne vous parle pas du nombre de patient qui ont déjà fait de multiples passages a l'acte gravissime, avec réelle volonté de se tuer, passage en réa etc, qui sont l'évidence complément bipolaire (antécédents ultra caractéristiques et clinique franchement maniaque ou mixte) et qui sont toujours.... Sous antidépresseurs ! 20 ans de retard, je dirais que c'est une moyenne. Dans certains endroits c'est plutôt 30 ou 40 ans...
 
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