Lundi 4 juillet, à l’angle de la rue Léon et de la rue Cave, dans le quartier populaire de la Goutte d’Or (Paris, 18e arrondissement). Il est 8h45. Le cabinet du Dre Giannotti ouvre dans une heure et quart mais déjà une dizaine de personnes patientent sur un petit muret face à l’entrée. Des jeunes, des moins jeunes, des gens masqués, d’autres pas. Tous attendent d’être reçus par "Dre Agnès". Cette dernière arrive à pied, le pas énergique. Elle jette un regard affectueux aux patients qui se sont approchés la voyant arriver. "Je ne suis pas encore ouverte, je reviens", lance-t-elle. Nous la suivons à l’intérieur de son petit cabinet, qu’elle partage avec sa consœur la Dre Stéphanie Caillard. Elle lève le volet qui plongeait le lieu dans l’obscurité, puis ouvre la fenêtre. Nous nous installons face à elle, à son bureau. Un léger courant d’air se fait sentir. Derrière la praticienne, une grande étagère occupe la longueur du mur. Des vases et masques africains côtoient des dossiers papiers et autres matériels utiles à son exercice. La plupart des bibelots ont été ramenés de ses voyages sur le continent, où elle a vécu presque deux ans après son internat. Elle y avait emménagé – au Cameroun – et avait travaillé sur le thème de l’interculturel. Lorsqu’elle était rentrée en France, la jeune généraliste avait gardé ce goût pour les échanges entre les cultures. "C’est pourquoi je me suis installée dans ce quartier", se souvient la Dre Giannotti, qui a posé sa mallette et son stéthoscope dans ce cabinet en 1990. Depuis, elle suit des familles populaires, "la plupart venues d’Afrique noire et du Maghreb". Elle reçoit beaucoup d’enfants et de femmes enceintes. "Une patientèle probablement moins âgée que celle d’autres médecins, car ce sont souvent des gens qui ne restent pas une fois à la retraite." Mais qui sont aussi "très fidèles, ajoute-t-elle aussitôt. Tous ceux qui imaginent que les gens en situation de précarité changent de médecin très souvent ont tort. Je pense qu’ils sont même plus fidèles que les autres parce qu’ils n’oublient qu’on était là quand ils en ont eu besoin. Quand ils ont identifié un lieu qui leur ouvre la porte au système de soins, tel qu’un cabinet de médecine générale, ils reviennent."
"La moitié des gens qui attendent ont des problèmes aigus" Avant de prendre ses quartiers dans le 18e arrondissement, à l’endroit où Zola situe l’action de l’Assommoir, Agnès Giannotti a grandi à Fontainebleau, au sud de Paris, dans un milieu bien différent. "Une famille de profs." Petite, elle voulait d’ailleurs emprunter elle aussi la voie de l’éducation, avant de vouloir devenir médecin, et en particulier généraliste. "Je n’aurais absolument pas eu envie d’être autre chose car c’est la prise en charge globale des gens qui m’intéressait, avec toute leur histoire dans la durée." "Au départ, quand je m’imaginais médecin, je me voyais tout expliquer aux gens, comme une prof finalement !" Aujourd’hui "les choses ont changé". Les consultations sont plus complexes du fait de la hausse des maladies chroniques, qui s’ajoutent aux problèmes aigus de la population et à la prévention. "La moitié des personnes qui attendent dehors ont des problèmes aigus, estime-t-elle, habituée à voir une telle foule devant son cabinet. On assure encore de façon invisible des soins non programmés." Le rôle primordial du généraliste est plus que jamais une réalité, souligne la généraliste, le regard brillant. "C’est lui qui permet au patient d’avoir accès aux soins dont il a besoin, et auxquels il aurait du mal à accéder par ses propres moyens." Un rôle de médiateur d’autant plus nécessaire dans son quartier : "Travailler avec des gens d’autres cultures nécessite d’être précis dans ce que vous dites, tout en utilisant des mots compréhensibles par tous." Comme beaucoup de ses confrères, la Dre Giannotti a ainsi composé avec ce rythme infernal : arrivée à 9h au cabinet, pas repartie avant 20h le soir. "Je n’ai souvent pas le temps de manger." A cela s’ajoutent les réunions avec les membres de la CPTS du 18e, qu’elle préside, et celles concernant le projet de santé porté par la maison de santé pluriprofessionnelle dont elle fait partie et qui est "hors les murs", faute d’avoir pu trouver des locaux suffisamment grands pour accueillir tout le monde. Depuis le 26 juin dernier, son agenda s’est rempli encore un peu plus : à la suite du départ à la retraite du Dr Jacques Battistoni, qui présidait jusqu’ici MG France, la généraliste de la Goutte d’Or a pris la tête du syndicat de généralistes. Tout juste élue et déjà sursollicitée. Alors que sa journée de consultation n’a pas encore commencé, Agnès Giannotti reçoit un coup de fil d’un journal parisien : la nouvelle vient de tomber, François Braun a été nommé ministre de la Santé, et nos confrères veulent connaître la réaction de "Dre Agnès". "Vous me l’apprenez !" répond-elle à nos confrères, surprise. "Jusqu’à présent, il s’est montré ouvert à la discussion et aux problématiques de l’ensemble du système, y compris des soins primaires", nous explique-t-elle après avoir passé 2 minutes top chrono au téléphone ; le temps est compté. Avant de lancer, non sans ironie : "Celui qui dit que les généralistes n’en font pas assez…" "Ma maman était la première femme présidente d’un tribunal en France" Son prédécesseur avait eu l’occasion de discuter longuement avec l’ancien président du Samu Urgences de France, missionné par Emmanuel Macron pour élaborer une "boîte à outils" devant permettre de traverser la crise estivale aux urgences. Dre Agnès avait suivi cela de près. Elle était déjà vice-président du syndicat. Désormais, c’est elle qui tient les rênes. Une suite logique pour la généraliste qui est devenue adhérente juste après son diplôme, il y a plus de trente ans, séduite par "les valeurs prônées par le syndicat". Déjà très investie dans le milieu associatif, elle a connu le syndicat grâce aux praticiens qu’elle remplaçait. "Au bout d’un moment j’ai inversé les priorités", raconte-t-elle. Le syndicalisme est passé en premier.
C’est la première fois que MG France élit une femme à sa tête, bien que d’autres femmes aient contribué à son histoire, comme Nicole Renaud. "Pour moi, c’est naturel. C’est un non-événement", nous confie Agnès Giannotti. "Ma maman était la première femme présidente d’un tribunal en France, et c’était une autre époque", ajoute la généraliste de la Goutte d’Or. Cette dernière préfère porter l’attention sur le trio 100% féminin qui sera aux commandes : la Dre Margot Bayart a été élue première vice-présidente et la Dre Alice Perrain Moulin succède au Dr Jean-Louis Bensoussan au poste de secrétaire générale. Une première là aussi. "Là encore, c’est naturel mais c’est mieux quand c’est fait", plaisante-t-elle. A quelques semaines du début des négociations sur la prochaine convention médicale, les défis qui l’attendent sont de taille. Mais rien ne semble effrayer Agnès Giannotti. Lors du congrès MG France, les 25 et 26 juin dernier à Dijon, la généraliste avait d’ailleurs donné le ton face au directeur général de l’Assurance maladie, Thomas Fatôme. "On attend tous beaucoup de la prochaine convention. Soit ça passe, et notre système de santé reste debout, soit ça ne passe pas et les généralistes déplaquent, les jeunes ne s’installent pas, ceux qui sont au bord de la retraite partent et le système s’effondre", déclarait-elle, ovationnée par ses confrères présents en nombre. "On est l’ossature du système de santé, il faut donc absolument que cette convention soit à la hauteur des besoins et des enjeux. Qui dit enjeux, dit enveloppe. Il faudra qu’elle soit suffisante sinon, on ne va pas y arriver", avançait-elle encore. La nouvelle présidente de MG France se montre plus que jamais déterminée à défendre les généralistes. "Il faut des actes reconnus en fonction de leur complexité, dicte-t-elle. Il faudra voir ce que l’on met dedans. Mais il faut aussi une augmentation du forfait patient médecin traitant en fonction de la lourdeur des patients que l’on prend en charge. Car si l’on veut que l’on s’engage à soigner au long court des patients difficiles et complexes, il faudra valoriser cet engagement." Elle réclame aussi l’équité. Condition sine qua none pour rétablir l’attractivité de la médecine générale. Car s’il n’y a pas photo sur l’intérêt en termes de contenus de la médecine générale, c'est sur les conditions de travail que le bât blesse. "On a le plus beau des métiers de la médecine, mais il y a une pression sur nous que les autres n’ont probablement pas à cette hauteur-là." La visite longue doit elle aussi évoluer, selon Agnès Giannotti. "Aujourd’hui, elle concerne les plus de 80 ans, mais certaines personnes de 75 ans ou moins peuvent avoir des besoins. Ce sera à négocier. Il n’y a plus de visite de confort. Aller voir le petit qui a 38 de fièvre à la maison, c’est fini, du moins pour le médecin généraliste traitant. Les visites que l’on faits – et dont le nombre a été drastiquement baissé – ne sont que des visites indispensables", assure la généraliste, qui demande également une évolution de la majoration de déplacement, restée identique depuis trop longtemps. "On ne peut plus travailler seuls" Le nerf de la guerre sera aussi de libérer du temps médical. Une priorité pour la Caisse nationale d’Assurance maladie, a assuré Thomas Fatôme au congrès du syndicat. "Il faut nous aider à avoir des collaborateurs. C’est le point essentiel qui va nous aider à passer le cap démographique et à nous organiser", plaide la Dre Agnès, qui travaille depuis plusieurs années avec une infirmière Asalée et une médiatrice en santé mais qui, faute de place et de moyens, n’a pu s’entourer d’un assistant médical. "Si j’avais eu un assistant médical pendant l’épidémie, cela aurait été complètement différent. On était tous au bord de la rupture." La praticienne a vu le quartier changer au fil des années, mais surtout sa pratique. Pendant des années, elle ne connaissait la plupart de ses collègues que de noms, mais ne les voyait pas. "On ne faisait rien ensemble. Maintenant, on travaille avec les kinés, les infirmières, le pharmacien." "On ne peut plus travailler seuls, on a tenu avec les moyens du bord. Mais si l’on veut que le système de santé ne s’écroule, il faut qu’on ait des moyens pour travailler. Sinon, tout le monde en paiera le prix", prédit Agnès Giannotti, le visage inhabituellement fermé. Outre le fait de déverrouiller le dispositif d’assistant médical – pour lequel tous les syndicats semblent se mettre d’accord, la nouvelle présidente de MG France milite pour le développement des binômes médecin/infirmier. "Ce sont des réformes structurelles indispensables pour que nos conditions de travail s’améliorent, que l’on ne travaille pas plus. Car même si certains estiment que l’on n’en fait pas assez, on est un peu au bout de ce que l’on peut faire donc il ne faut pas augmenter mais réduire la charge de travail." Si la syndicaliste appelle à accompagner les généralistes, celle-ci fait parfois part de ses craintes, et notamment concernant les communautés professionnelles territoriales de santé. "L’épidémie ayant montré l’efficacité de ce dispositif, la tentation peut être très grande pour les tutelles de nous donner des ordres", se méfie-t-elle, rappelant que ce sont les professionnels qui doivent être aux manettes et s’organiser. "Être sous tutelle des consignes rigides et des indicateurs qui ne correspondent pas aux réalités de terrain, ça peut donner un effet complétement contre-productif. Si la CPTS est porteuse de contraintes, ceux qui ne sont pas encore adhérents vont encore plus se questionner". Et ceux qui y ont déjà adhéré quitteront le navire, ajoute-t-elle. Prônant la souplesse sur ces organisations de terrain, la praticienne a conscience que les généralistes ont aussi des responsabilités, et notamment celle de répondre aux besoins de la population. Pour cela, cette mère d’un jeune homme de 30 ans demande la prise en charge 100 % régime obligatoire des actes du médecin traitant. "Le médecin généraliste traitant est celui qui permet aux gens d’entrer dans le système de soins. Qu’il y ait un frein financier à cela peut être un vrai frein à se soigner", estime-t-elle. Cette dernière est par ailleurs convaincue : cette prise en charge ne va pas mener à une surconsommation. Pour la généraliste, cette demande est plus que légitime. Car le médecin est aussi concerné par les difficultés rencontrées par certains de ses patients. Elle, c’est tous les jours qu’elle est confrontée à cela. "Alors je leur dis : ‘Vous paierez la prochaine fois’, explique "Dre Agnès". Je ne peux quand même pas les mettre dehors !" s’indigne-t-elle. Nous quittons le bureau pour clore notre entretien. Devant, une dizaine de patients s’est ajoutée à ceux qui patientaient déjà. Avec une autorité naturelle, Dre Agnès fait mettre un masque à ceux qui n’en portaient pas, et les fait se ranger par ordre de priorité. La journée peut démarrer...
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