Aujourd’hui, tous les petits Français disposent d’un carnet de santé, réunissant l’ensemble des informations concernant leur santé, de leur naissance à leurs 18 ans. Il regroupe des données précieuses pour les professionnels de santé chargés de leur suivi : les antécédents familiaux, les maladies dont ils peuvent souffrir, les vaccins qu’ils ont reçus, les hospitalisations qui ont pu intervenir durant leur enfance… Mais ce fascicule n’a pas toujours existé. Il est même relativement récent dans notre histoire contemporaine. Si les premières réflexions sur le concept de carnet de santé datent de la seconde moitié du 19ème siècle, ce dernier n’a été rendu obligatoire en France qu’en 1945, juste après la Seconde Guerre mondiale. Comment est-il apparu ? Quelles ont été ses évolutions au fil des décennies et des découvertes médicales ? Egora s’est penché sur la question, et vous propose de replonger des siècles plus tôt, à l’aube de l’invention du précieux document. "La maternité du soin" Nous voici à la fin des années 1860. Le Dr Jean-Baptiste Fonssagrives (1823-1884) est médecin à Montpellier. Après s’être intéressé à la médecine navale, il porte ses travaux sur l’importance de l’observation attentive par les mères de l’état de santé des enfants. Cette observation, quotidienne, doit permettre d’aider le médecin lors de ses consultations. D’après ce principe, la mère vient en quelque sorte seconder le médecin. En 1868, il met sur papier ses idées et publie Le rôle des mères dans les maladies des enfants ou ce qu’elles doivent savoir pour seconder le médecin. L’ouvrage s’apparente à un guide. Le praticien y incite les mères à prendre des notes "dès les premiers jours de la vie" de leur enfant, et "de façon continue". Il distingue deux maternités qui se complètent : "la maternité du sang" et "la maternité du soin". "La tendresse est le pivot de la première, l’intelligence celui de la seconde." Un an plus tard, en 1869, le Dr Fonssagrives fait paraître Le Livret maternel pour prendre des notes sur la santé des enfants, qui pousse la réflexion plus loin. Il est publié en deux versions : l’une pour les filles, l’autre pour les garçons. Catherine Rollet, auteure de l’article Pour une histoire du carnet de santé de l’enfant : une affaire publique ou privée, rapporte qu’en préambule, le médecin écrit : "La mère constate, le médecin interprète". L’historienne et démographe, spécialiste du 19ème siècle en France, explique que le Dr Fonssagrives a pour objectif que les mères "constituent une ‘mémoire’ familiale indispensable à la survie de leur progéniture". Dans son Livret maternel, le médecin montpelliérain suggère les données à consigner : la date de naissance, le mode d’allaitement, l’époque de la poussée de la 20ème dent, de la marche, les maladies accidentelles, fièvres éruptives, ou encore vaccinations.
Quelques variations sont à noter entre la version pour les filles et celle pour les garçons. Celle pour les filles comporte six pages dédiées à la puberté. Les garçons, eux, ont deux pages pour les "exercices physiques et forces" et deux pages pour "le travail d’esprit". Le livret ayant vocation à être un guide, il met à disposition un système de tableaux ou de cases à remplir par les mères. Une partie notations libres est prévue. S’il ne remporte pas un franc succès en France, où environ 1.200 exemplaires ont été vendus en cinq ans, le Livret maternel pour prendre des notes sur la santé des enfants est traduit dans plusieurs pays : aux Etats-Unis, en Italie et aux Pays-Bas. En somme, note Catherine Rollet, les livres du Dr Fonssagrives correspondent à une préoccupation européenne, voire occidentale. Celle d’améliorer le suivi des enfants et de réduire la mortalité infantile. L’historienne indique cependant qu’au siècle des Lumières, il existait déjà "une tradition du Journal ayant trait au développement du petit enfant du point de vue de la santé et de l’éducation". Au-delà de cette tradition du Journal, plus ancienne, le médecin montpelliérain a pu s’inspirer d’un autre outil mis en place pour le suivi des enfants placés. Au début du 19e siècle, chaque enfant placé disposait d’un livret, attribué par l’Administration générale des hôpitaux, hospices civils et secours de Paris. "Celui concernant les enfants âgés de plus de 12 ans comporte, en 1818, quinze pages et doit recevoir la mention du maître qui reçoit l’enfant, des changements de placement, de la date du décès…", écrit l’historienne. A l’époque de la publication des livrets du Dr Fonssagrives, l’Académie de médecine réfléchit d’ailleurs à la création d’un livret de nourrice pour les enfants placés. En parallèle, de nombreux carnets et livrets aux usages variés se développent en France : le livret de famille, le carnet scolaire… Publicités et conseils médicaux se mêlent Après la publication des livrets de Fonssagrives – dont le concept ne dépasse pas la sphère privée, d’autres médecins, ingénieurs, pharmaciens ou encore industriels (à l’instar de Nestlé et Gallia), qui y voient un support de publicité, élaborent leur propre carnet sous la IIIème République...
On notera notamment l’apport de l’ingénieur civil J. Lescasse. En 1887, ce dernier publie Le Carnet de bébé dédié aux mères de famille. Il s’accompagne de graphiques indiquant l’état de la croissance et de santé de l’enfant. Ce carnet est vendu 1 franc, et 45 centimes pour le graphique seul. Là encore, la notion de suivi quotidien est présente. Mais il s’intéresse principalement à la courbe de poids et de la taille. Quelques conseils "assez sommaires et partiels" y figurent, écrit Catherine Rollet. On peut néanmoins y retrouver des explications détaillées sur le pesage de l’enfant. Son initiative sera particulièrement suivie dans le temps. Le Carnet de bébé a en effet existé jusqu’en 1930 avec plusieurs éditions, à chaque fois enrichies. On retrouve davantage de conseils ; sur le graphique des poids, une ligne rouge représente "la moyenne des pesées hebdomadaires d’un grand nombre d’enfants", souligne Catherine Rollet. Dans sa deuxième édition, élaborée avec le pharmacien ancien interne des hôpitaux de Paris R.Tardif et publiée en 1890, des publicités sont intégrées. On y promeut le sirop de dentition de Delabarre ou encore les pilules purgatives et dépuratives de Tardif, mais aussi une assurance pour enfants. Les futures éditions comportent davantage de publicités encore : biberons, appareils de stérilisation, sirops, baumes, couches… Tout y passe. Quelques années plus tard, paraît Le Livret de l’enfant du Dr Victor Fumouze-Albespeyres, qui s’inspire du Livret de famille du Dr Périer, pédiatre et directeur des Annales de médecine et de chirurgie. Ce livret s’apparente davantage à un livre, à la police d’écriture médiévale. Il comporte cinq parties dont des tableaux questionnaires que la mère est tâchée de remplir. Dans un article, intitulé Le Carnet de santé, une histoire méconnue, le Pr G.Dutau estime que ce document est "original sur un point important : la mère et l’enfant se situent bien au centre du ‘programme préventif’ du Dr Fumouze-Albespeyres, qui reprend ici l’idée centrale de Jean-Baptiste Fonssagrives". Bordeaux, ville pionnière Grâce à la multiplication des initiatives de médecins, pharmaciens ou firmes, le carnet de santé commence à trouver écho auprès des institutions et collectivités, qui y voient un véritable outil de santé publique. En 1929, Bordeaux est la première commune à instaurer un carnet de santé pour tous les enfants nés dans la ville. A l’origine : les Drs Ginestous, adjoint au maire, et Llaguet, directeur du bureau d’hygiène. Ce document est révolutionnaire en plusieurs points : il est le premier proposé par une grande ville mais surtout, "il doit être strictement rempli par le médecin traitant", indique Catherine Rollet. "Seul en effet, le médecin connaît la valeur des termes employés et peut éviter de surcharger le carnet de détails sans importance", y est-il écrit. L’apport d’une artiste L’expérimentation à Bordeaux n’aboutira pas tout de suite à une généralisation en France. Celle-ci sera permise grâce à l’action de l’artiste Louise Hervieu, qui mérite d’être soulignée. Peintre, dessinatrice (elle illustra Les Fleurs du mal de Baudelaire), graveuse, Louise Hervieu a été "arrachée par les infirmités à sa palette et à son burin", écrit le journal L’Aube dans son édition du 3 février 1938. C’est justement "la mise en péril de ses yeux" – ses outils de travail – et "sa santé déficiente" qui la mèneront vers son "combat social" pour la création du carnet de santé, rapporte Guillaume d’Enfert, auteur de l’article Louise Hervieu, du dessin au carnet de santé, publié dans Les Tribunes de la santé.
Du fait de ses "défaillances physiologiques de tous ordres", l’artiste, née à Alençon en 1878 puis installée à Paris, se consacre davantage à l’écriture. Elle rédige d’abord ses mémoires de jeunesse – Montsouris (1928). "Son but est de dramatiser les origines héréditaires de cette santé chaotique, pour faire de son cas particulier le tremplin d’un combat de santé publique, écrit Guillaume d’Enfert. Dans ce roman biographique, elle rapporte que l’un de ses ancêtres maternels, soldat de Napoléon dans les armées d’Italie, y aurait contracté la syphilis. Son père lui-même aurait été syphilitique, rapporte l’auteur de cet article. Elle publie ensuite Sangs, dont le personnage principal Mahaude – dite "Sang de navet" – "n’est autre qu’elle-même", indique Guillaume d’Enfert. Ce surnom lui était d’ailleurs donné par son père lorsqu’elle était enfant, du fait de sa fragilité chronique. Grâce à cet ouvrage, dans lequel elle évoque la question de l’hérédité syphilitique, elle obtiendra le Prix Femina en 1936. Comme l’indique Guillaume d’Enfert, sa constitution physiologique, soumise à "un désordre continuel", l’amène à être en contact permanent avec les médecins, pour lesquels elle sera longtemps un mystère. C’est ce rapport à la médecine qui la pousse à "prendre conscience de la dimension sociale de sa maladie". Après Sangs, qui remporte un franc succès et marque les premiers pas de son activisme social, Louise Hervieu publie en 1937 le pamphlet Le Crime dans lequel elle dénonce l’hypocrisie générale, en particulier le silence autour des questions de santé héréditaire. "Les chevaux et les chiens de luxe ont un pedigree, mais les petits de l’homme naissent et meurent comme des bêtes obscures ; car la peine sacrée des mères n’est pas respectée – leur enfant innocent, trop souvent malingre ou misérable, ne vivra pas ou il vivra en désespéré. C’est qu’il porte le poids des tares ancestrales. Mais ceux-là dont il est la victime, ceux-là étaient déjà des victimes. Notre ignorance, dans un siècle de progrès, notre ignorance est un crime", écrivait Louise Hervieu. Ce pamphlet permet également à l’auteure affaiblie de défendre son idée de carnet de santé. "Le carnet de santé, ce témoin secret, assurera notre propre sécurité et la protection de nos enfants. Le carnet de santé sera pour l’humanité une nouvelle conscience." Peu de temps après est fondée...
l’association Louise Hervieu pour l’institution du carnet de santé, qui regroupe hommes politiques, personnalités publiques et membres du corps médical. Le carnet imaginé par Louise Hervieu doit être obligatoire de la naissance à la mort, contenir les antécédents familiaux, et pouvoir être transmis aux descendants de son possesseur. Cette notion de mémoire familiale est ici bien présente. Objectif : éviter que la souffrance, qu’elle-même subit depuis son plus jeune âge, soit transmise de génération en génération. Le temps de l’obligation Au printemps 1939, le ministre de la Santé publique, Marc Rucart, instaure le carnet de santé via un arrêté ministériel : un carnet de santé individuel, confidentiel mais… facultatif. D’après un article du journal A la page daté du 8 juin 1939, il est délivré gratuitement sur demande de la famille. En ce sens, la demande de Louise Hervieu n’est pas complètement satisfaite, et du chemin reste à parcourir. Catherine Rollet décrit le premier carnet de santé d’Etat ainsi : "Le premier document officiel, imprimé chez Berger-Levrault à Nancy, est assez austère, avec sa pochette grise contenant le carnet proprement dit à couverture beige, mais il est assez complet, avec notamment deux séries de courbes de poids et de taille, des espaces pour suivre la santé de l’individu jusqu’à l’âge adulte et la possibilité de glisser dans l’autre rabat des documents divers comme des ordonnances, des résultats d’examens, etc." D’une quarantaine de pages, ce carnet "doit couvrir toute la vie". Sa généralisation est avortée avec le début de la Seconde Guerre mondiale. Le carnet de santé est vraisemblablement suspendu sous le régime de Vichy. Mais en 1945, il est rétabli et finalement rendu obligatoire. Le modèle d’avant-guerre est repris jusqu’aux années 1960 avec peu de changements. Puis le format est légèrement modifié : il devient plus petit et possède une couverture bleue marine, "qui restera la norme jusqu’aux années 1980", souligne Catherine Rollet. Les courbes de taille et de poids disparaissent, mais des pages roses sur le lait et l’alcool sont intégrées, poursuit l’historienne.
De plus en plus de messages de prévention Au cours des années et des décennies suivantes, plusieurs évolutions ont lieu : les courbes de croissance réapparaissent et sont mises à jour, le nombre de pages varie au gré des recommandations sanitaires (recommandations sur l’alcool, la tuberculose…), sont intégrés à partir de 1973 les certificats de santé rendus obligatoires, la couleur fait son apparition pour rendre le carnet de santé plus simple et compréhensible par les parents et les enfants… Plus récemment, en 2018, une nouvelle mise à jour du carnet de santé, la dernière en date, intervient pour tenir compte des recommandations du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) : on y trouve de nouvelles courbes de croissance tenant compte des nouveaux gabarits des enfants du 21ème siècle (établies par l’Inserm en collaboration avec des généralistes et des pédiatres), et doit contenir les 11 vaccins obligatoires (8 nouveaux vaccins obligatoires sont ajoutés à ceux contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite). La prévention a par ailleurs pris une part de plus en plus importante dans ce document. En 2018, l’on intègre des messages concernant le syndrome du bébé secoué par exemple, on recommande aux parents d’utiliser des biberons garantis sans bisphénol A, d’éviter de mettre un enfant de moins de 3 ans dans une pièce où la télévision est allumée (même s’il ne la regarde pas) ; mais aussi des recommandations en lien avec l’environnement comme aérer le domicile 10 minutes chaque jour, ou réduire le nombre de produits d’entretien et préférer les produits à composant unique. Dernière grosse évolution en date : après l’échec du dossier médical partagé, lancé en 2004 et qui a séduit à peine 10 millions de Français, le Gouvernement a lancé début février 2022 Mon Espace santé. L’ambition de ce nouveau service est de devenir le carnet de santé numérique de tous les Français. Son utilisation reste cependant soumise à l’accord de l’assuré. Pour l’heure donc, le carnet de santé papier demeure la référence en matière de suivi médical de l’enfant.
-1869 : Publication du Livret maternel pour prendre des notes sur la santé des enfants, de Jean-Baptiste Fonssagrives
-1929 : Bordeaux instaure un carnet de santé pour tous les enfants nés dans la ville
-1939 : Généralisation du carnet de santé en France sous l’impulsion de Louise Hervieu
-1945 : Le carnet de santé devient obligatoire
-1973 : Intégration des certificats de santé obligatoires
-2006 : Simplification de la présentation du carnet
-2018 : 11 vaccins obligatoires sont à notifier dans ses pages
-2022 : Création de Mon Espace santé
Sources :
- 1967 : un médecin explique l'importance du carnet de santé, INA
- Pour une histoire du carnet de santé de l’enfant : une affaire publique ou privée, Catherine Rollet
- Mon espace santé. Qui était Louise Hervieu, cette Normande à l'origine du carnet de santé ? article publié sur actu.fr
- Le carnet de santé, une histoire méconnue, G. Dutau
- Un document, une histoire : le carnet de santé, articlé publié dans La Nouvelle République
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