De médecin à aidante : le témoignage poignant d'une praticienne après l'AVC de son mari
Il y a tout juste vingt ans, la vie du Dr Marion Lagneau allait être bouleversée à jamais. Il y a vingt ans, elle retrouvait son mari en réanimation, victime d'un AVC. Médecin et mère de famille, elle s'apprêtait à endosser le statut d'aidante. Passant ainsi de l'autre côté du soin. Une prison invisible qu'elle n'a pas quittée depuis.
Billet initialement publié sur le Blog "Cris et chuchotements médicaux" par le Dr Lagneau, gastro-entérologue libérale.
"C’est pas une mort C’est ce que l’on appelle un deuil blanc Le deuil de la vie d’avant, le deuil de la vie prévue, le deuil de la vie simple : le deuil de celui qui, un jour, devient un « aidant » Un beau jour, tu as dit au revoir à ton mari le matin, c’était la course comme d’habitude, les enfants, l’école, le boulot ou le pas assez de boulot qui le tracassait, la maison, les vacances. Aucun problème de santé à l’horizon chez ton mari, il avait juste eu mal au crâne, comme souvent, ces derniers jours. A ce moment-là, tu ne te doutais pas que 3 heures plus tard, tu le retrouverais en réa et que ce jour, le 5 février, il y a tout juste 20 ans, sa vie allait prendre une autre route, et la tienne aussi. Tu ne connaissais pas le mot « aidant », d’ailleurs il n’était pas employé en 2002, ce n’était pas d’actualité.
Ce jour-la, ton statut d’aidant à commencé en fanfare. Sur le moment tu ne réalises pas, mais en fait dès ce premier jour tu as du prendre toutes les décisions, dont une première, fondamentale et porteuse de sens, et de risque. En réa, on a proposé de l’inclure dans un protocole. Mais lui était dans le coma, la carotide disséquée, dans l’incapacité de choisir. Alors c’est à toi, son épouse, qu’on a demandé d’accepter. On t’a vite expliqué, les avantages possibles d’une thrombolyse carotidienne, c’était le premier protocole de ce genre… et les risques aussi. De loin, tu as aperçu le scanner, ou l’IRM, affichée sur le négato, et il y avait un gros trou noir dedans. Et puis le réa a dit que c’était sérieux. Il t’a donné 10 minutes, pas plus, pour décider, parce que le temps était compté. Tu as dit oui, pour plein de raisons, auxquelles tu avais déjà réfléchi avant d’ailleurs, heureusement. Un de tes meilleurs amis avait été sauvé d’une leucémie grâce à un nouveau protocole, et tu savais que tu accepterais un protocole novateur si un jour l’occasion se présentait. D’autre part, et aussi, parce que c’était ça ou rien. Et consciemment, tu as apprécié d’être médecin, d’avoir compris les explications du collègue, et tu t’es dit que ça devait vraiment être très très difficile pour une famille normale de prendre une telle décision sans les connaissances dont tu disposes, même si en neuro tu avais toujours été une quiche. Et tu t’es dit aussi que ce devait être un fardeau lourd à porter si une complication survenait.
Avant de découvrir l’aidance, tu as découvert la neurologie, spécialité rencontrée aux urgences, mais en réalité, tu as réalisé que jamais tu ne t’étais demandé ce qui arrivait aux patients « après ». Trop fière de faire un diagnostic étiologique ou de territoire cérébral à une époque ou le scanner ne se faisait pas en routine dans les années 80 de ton internat, tu n’avais jamais évoqué le devenir de ces hémiplégiques aphasiques après leur passage aux urgences. Maintenant, il allait falloir s’y confronter.
Dans le même temps, tu as découvert l’envers de l’hôpital. Les infirmières adorables et les infirmières violentes, les médecins pressés, qui n’ont pas le temps d’expliquer, ou indifférents, qui te reçoivent assis en te laissant debout pour t’annoncer un pronostic réservé, et te dire qu’on ne trouve pas de centre de rééducation et que tu n’as qu’à reprendre chez toi ton mari et te démerder avec ton métier et les 3 enfants dont le dernier a 5 ans. Tu croises surtout des gens exceptionnels, Marie-Germaine Bousser, qui te dit le pire pronostic avec empathie, et aussi d’extraordinaires paramédicaux, comme cette orthophoniste, qui t’aide à trouver un centre de rééducation après un mois d’hospitalisation et ne lâchera jamais ton mari dont elle suivra toujours le chemin de vie de loin. Tu comprends qu’on trouve le pire et le meilleur dans le soin, et qu’il est préférable d’en voir la qualité, de ne se pas se laisser emboliser par les quelques couacs bien qu’ils soient marquants. Et tu rentres fissa dans le rôle. Ou plutôt dans les rôles.
Continuer à bosser, parce que tu es médecin et que tu ne peux pas t’arrêter, gérer les enfants et leur peine, la maison, l’entreprise de ton mari qui avait 15 chantiers d’architecture en cours et que tu as à cœur de ne pas laisser tomber. Tu vois assez rapidement ceux qui sont de vrais amis. Avec des surprises, des bonnes comme des mauvaises au niveau de la famille de ton époux, dont tu ne pardonneras jamais l’absence. Beaucoup plus de bonnes surprises, c’est important à dire, la plupart des amis vont rester. Sauf ta meilleure amie de 30 ans, qui n’a rien compris, te critique en te disant que tu deviens une cheftaine autoritaire, et hop elle n’est plus ta meilleure amie. Ta mère, très présente, qui veut tellement aider, et te prépare tellement de tonnes de bouffe que tu dois la freiner ! Tes frères qui t’entourent, contrairement à ceux de ton époux, eux tu ne les reverras pas de sitôt, ils ont fui. Tu découvres l’insomnie, parce que le temps n’est pas élastique et qu’il y a tant de choses à gérer, que la nuit est si calme et paisible et laisse du temps au temps. L’insomnie, une amie qui ne te quittera plus jamais, même 20 ans après, aussi parce que le seul moment de solitude et de calme. Toi qui te moquais, comme de nombreuses épouses, de ton mari qui « ne faisait rien à la maison », tu découvres ce que signifie véritablement vivre avec un mari qui ne fait vraiment rien. Et ne fera plus jamais rien, ou pas grand-chose, et en tous cas pas spontanément.
Plus les courses, plus la cuisine, plus téléphoner pour gérer des trucs anodins, tiens, tu peux appeler machin pour lui dire de… non, c’est toi qui appelles entre 2 consultations ou bien les jours ou tu ne bosses pas. Plus gérer ses comptes en banque, plus conduire, en tous cas les premières années, à cause des crises épileptiques séquellaires. Et le pire, la déclaration d’impôts, qui était de son ressort, voila que tu dois t’en charger. Non, en fait, le pire du pire c’est de devoir conduire quand ton mec ne voulait jamais te laisser le volant dans la vie d’avant, et que ça le rend dingue d’être transporté, il bouge les mains en tous sens, freine avec les pieds, ahane, souffle. Il y a quand même des moments affreux comme ça dans l’aidance, il ne faut pas les sous-estimer ! Et puis, à partir de ce jour, un fait notable intervient. Plus personne ne te demande de tes nouvelles. Toutes les personnes rencontrées, et encore 20 ans plus tard, te demandent systématiquement : et comment va Michel ? Même quand tu as l’outrecuidance, 8 mois après son AVC, d’attraper un cancer du sein, d’être opérée 3 fois, ablation, reconstruction, et que tu as l’impression autour de toi d’un silence assourdissant. Es tu une famille à éviter tant la poisse vous colle à la peau ? ou bien ton entourage te sait t’il tellement forte qu’il ne se fait pas de souci pour toi ?
Ils prennent poliment de tes nouvelles, évitent le sujet de ta maladie au maximum et cela finit toujours par la rituelle question : et comment va Michel? A la clinique, certains collègues vont même totalement passer à côté du fait que tu es malade. Ils ne semblent pas s’étonner de tes absences, et ne posent pas de questions. Découverte douloureuse de l’indifférence des médecins entre eux. Au contraire, les infirmières sont toutes au courant, et vont toujours vers toi ou que tu passes dans l’établissement pour te demander comment tu vas, et témoigner de leur admiration devant ta situation et la manière dont tu y fais face. Parce que bien sur, l’arrêt de travail prolongé, ce n’est pas pour un médecin. Et tant mieux quelque part, parce que travailler protège de réfléchlr… Alors que tu aimerais de la compassion, tu t’énerves des gens parfois trop bien intentionnés. Sa collaboratrice, persuadée qu’il va reprendre son boulot et qui te méprise quand tu lui assures que non, il ne reparlera jamais, ne peut plus écrire, et que donc, non, il faut arrêter l’entreprise. Et puis quand ton mari a réussi a aligner 2 pauvres mots, les bien-intentionnés qui t’affirment péremptoirement: « « il va bien Michel, quand est-ce qu’il reprend son boulot ? » – Ben jamais ! -ah bon, mais pourquoi ? il parle presque normalement… » .
Vous voulez que je vous explique ce que c’est un aphasique ? Mais non, à quoi bon ? . Même si après 3 années intenses de rééducation la parole lui revient un peu, c’est une parole pauvre, factuelle, qui ne sait exprimer ni sentiment ni ressenti. C’est aussi un manque total d’initiative, gros handicap. Bien sur, cela va toujours mieux quand il y a du monde, et ce n’est pas un scoop. Tout handicapé a à cœur de montrer son meilleur jour aux autres. Qui de ce fait, ne réalisent pas la réalité quotidienne, celle quand il n’y a pas de public. Tu découvres aussi combien il est terrible d’avoir un handicap invisible. Parce que oui, du fait du protocole de thrombolyse, l’hémiplégie initiale a presque totalement régressé, et qu’il reste une aphasie massive. Et cela ne se voit pas.
Du coup, c’est impossible de comprendre ce qui est lourd à gérer au quotidien pour un conjoint d’aphasique, et pour ses enfants aidants, dont personne ne se préoccupe, et pour lesquels aucune prise en charge, aucun soutien n’a jamais été proposé. Tu découvres l’administration. La caisse de retraite pourrie qui ne le met pas en invalidité, et avec qui il faudra se battre pour obtenir rien. Les services que tu gères à sa place, qui ne veulent parler qu’à ton mari. Mais il ne parle pas, bordayl… tu lui passes le combiné pour qu’il leur fasse un grognement. La lenteur des services de protection juridique, et la nécessité de faire intervenir un élu de ta ville, parce que tu ne peux pas gérer ses comptes pro si tu n’as pas l’autorisation du juge, qui, en urgence, prendra 6 mois au lieu de 2 à 3 ans. Les papiers que l’on te demande et te redemande. L’absence de toute aide sociale, parce que sont pris en compte les revenus du couple et qu’un médecin qui gagne bien sa vie n’a pas prétention à demander cela. Parce que, oui, il faut bien continuer à bosser pour ramener des sous quand il n’y a plus que ton revenu…
Et ainsi, les années passent. Pas les années que tu voulais vivre. Des années que tu vas t’efforcer de rendre aussi « normales » que possible. Tu découvres vite qu’il va absolument falloir y mettre du tien et de l’énergie si tu veux garder une vie sociale. Parce que passé les premières émotions, l’entourage, et c’est bien normal, retourne à sa vie et t’oublie. Parce que des diners avec un aphasique, c’est moins amusant qu’avec un mec qui parle, et qu’on ne sait pas à côté de qui asseoir celui qui ne peut pas parler. Tu fais le maximum d’efforts pour que tes enfants puissent mener une vie d’adolescent et d’adultes sans porter le poids de ce qui est arrivé à leur père. Poids que tu acceptes d’endosser seule pour les préserver le plus possible.
Au passage, petit hommage aux associations de patients, et particulièrement à l’association des aphasiques d’Ile de France, le GAIF, dépendant de la FNAF, association qui permet à ton mari de rencontrer des gens avec le même handicap, de partager des activités et des projets de son côté.
Les années passent, et toi, de toutes manières, tu n’as pas le temps d’y réfléchir. Parce que le temps n’est pas élastique, et parce que tu n’as pas envie de te poser de questions. Tu écris, sur un blog, parlant un peu de toi au début, mais vite cela te lasse de t’épancher et tu préfères y parler de santé, médecine. Tout faire pour éviter de se poser des questions, celles probablement de tout aidant qui se sait prisonnier et sait que s’échapper pour aller vers une autre vie serait une lâcheté, que ce n’est pas possible. Tout pour ne pas se poser la question : ou es parti l’amour, celui que j’avais pour l’homme d’avant ? pourquoi je fais cela ? pourquoi je continue ? Les années passent, le moment vient de diminuer son activité. Plusieurs s’étonnent qu’à 64 ans tu lèves le pied, mais objectivement tu es fatiguée. Quand tu expliques, ils ne comprennent pas, autant ne rien expliquer.
D’autant plus fatiguée que, comme de nombreux aidants, tu as été souvent malade, sans prendre le temps de te reposer et de bien s’occuper de toi-même. Alors, tu freines le boulot. Vient le temps de se poser, de penser, de réaliser, de regretter les 20 ans de cette vie qui n’est pas celle que tu aurais prévu de vivre. Une vie consacrée à l’autre, qui ne sait pas te remercier, qui ne sait pas s’occuper de toi, tant il est envahi par son handicap. Tu sais que tes enfants savent, que tes amis savent et comprennent combien il est difficile de mener cette vie au service de l’autre, cette vie ou tu es toujours aux commandes, mais en même temps ou tu te mets toujours au second plan, toujours préoccupée avant tout du confort de l’autre.
Alors, 20 ans plus tard, et après avoir presque arrêté de travailler, tu découvres le mot burn-out, une situation que tu n’as jamais connue en travaillant, et pourtant tu travaillais beaucoup. Tu découvres le burn-out d’aidant. Une situation sans aucune porte de sortie, car, tu le sais, si tu laissais tomber, tu ne trouverais que le remords, pas la paix. Alors tu décides cette fois, comme toujours au cœur de la nuit, de parler de toi sur ton blog, parce que ça fait juste 20 ans d’aidance, et que cet anniversaire est loin d’être anodin."
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