"Maintenant, on est obligés de faire le tri" : en pleine "crise démographique", les dermatologues s'en remettent aux généralistes
"Il faut vendre un rein pour voir un dermatologue?" Alors que les délais de rendez-vous s'allongent, de nombreux patients partagent sur leur détresse sur les réseaux sociaux. Et pour cause, en 15 ans, le nombre de dermatologues en activité en France a chuté de près de 20%, passant sous la barre des 3000. Face à cette "crise de santé publique", la Société française de dermatologie (SFD) appelle à augmenter le nombre d'internes, à développer l'autosurveillance par les patients… et à réorienter les pathologies courantes vers les généralistes. Présidente de la SFD et cheffe du service de dermatologie du CHU de Nantes, la Pre Gaëlle Quéreux revient sur cette nécessaire "collaboration". La SFD "tire la sonnette d'alarme" sur la pénurie de dermatologues, qui sont désormais moins de 3000 en France. Vous évoquez une "crise de santé publique" et appelez notamment à augmenter le nombre de postes d'internat. Comment s'explique cette crise ? Pr Gaëlle Quéreux : C'est vraiment une crise démographique, les départs en retraite ne sont pas compensés, malheureusement, par des arrivées suffisantes d'internes. Ça touche tout le territoire, même si les zones rurales sont davantage impactées. Il y a plusieurs départements où il y a moins de 1 dermatologue pour 100 000 habitants et un département – la Creuse – où il n'y en a pas du tout. Au niveau national, on est à 3.5 dermatologues pour 100 000 habitants, c'est clairement insuffisant. A longueur d'année, on entend des gens qui nous disent que "ça a été un calvaire pour trouver un rendez-vous". Et il faut savoir qu'à peu près 30% des dermatologues ont plus de 60 ans. On sait qu'on n'est pas encore au creux de la vague : le pire reste à venir. Or, avec le vieillissement de la population, la demande de soins croît et c'est clairement vrai pour la peau. L'incidence des cancers cutanés, que ce soient les carcinomes ou les mélanomes, augmente de façon importante probablement, surtout, parce que la population vieillit. Ce qui est particulier en dermatologie, c'est qu'en fait, on touche énormément de patients. 16 millions de Français se déclarent atteints d'une maladie de peau ; 84% des Français disent avoir consulté un dermatologue au moins une fois dans leur vie. La dermatologie touche tous les âges : les nourrissons, les adolescents avec l'acné, les personnes âgées… Vous proposez des "solutions immédiates" pour pallier cette pénurie, notamment la réorientation des patients vers les médecins généralistes… En premier lieu, on pousse le Gouvernement à augmenter le nombre d'internes. Ensuite, l'idée est d'améliorer la collaboration avec le médecin généraliste, il faut le remettre au milieu du parcours. C'est sa place, mais en pratique ce n'est pas toujours le cas. Ce n'est pas évident pour les patients : beaucoup pensent que la peau, c'est forcément le dermatologue alors que le médecin généraliste est formé à la dermatologie dans son cursus initial. Il peut tout à fait donner un avis. Nous devons être là en cas de problème plus spécifique, par exemple s'il suspecte un cancer cutané. Il faut alors qu'on soit en capacité de prendre le patient ou de proposer une solution au médecin généraliste – la télé-expertise, organisée sur le territoire, en fait partie.
Le dermatologue est l'un des rares spécialistes en accès direct, faut-il revenir là-dessus pour le placer nécessairement en second recours? Les deux sont possibles. On peut garder l'accès direct sur des choses spécifiques. Mais typiquement, la surveillance des grains de beauté, c'est quelque chose que le généraliste peut tout à fait faire. Et il réorientera le patient soit parce qu'il le considère à risque soit parce qu'il a repéré une lésion. Même chose pour le psoriasis ou l'eczéma, le généraliste peut tout à fait faire la prise en charge initiale. Mais s'il considère que c'est un psoriasis ou un eczéma sévère, ça vaut le coup de confier le patient à une équipe spécialisée car il y a des nouvelles thérapeutiques, type biothérapies, que lui ne pourra pas prescrire et il faut que le patient puisse en bénéficier. Les généralistes voient déjà beaucoup de dermatologie… Quelles sont les autres pathologies cutanées courantes qu'ils seraient aptes à prendre en charge? Vraiment, la surveillance des grains de beauté et le dépistage des cancers cutanés. Les généralistes voient beaucoup de patients pour de nombreuses raisons : ils ont accès à leur peau. Ils sont bien placés pour le faire, donc nous encourageons les formations en ce sens. Il est certain que le généraliste ne se sent pas forcément en confiance. Il est important que l'on puisse les aider. En tant que société savante, on leur propose de compléter leur formation s'ils le jugent nécessaire. Lors de notre congrès national, la semaine dernière, on a consacré une journée entière à la formation des généralistes - 500 sont venus pour se former, c'est un chiffre qu'on n'a jamais atteint. On se rend compte qu'ils sont très demandeurs et qu'ils seront de plus en plus sollicités avec notre problème démographique. Dans son communiqué, la SFD pointe un défaut de formation des médecins généralistes. Faut-il renforcer la formation initiale? Une des spécificités de notre discipline est qu'elle est quand même très complexe : il y a peu plus de 6000 dermatoses différentes. C'est un peu juste avec le nombre d'heures de cours dans la formation initiale… C'est une spécialité extrêmement visuelle et beaucoup d'internes en médecine générale ne peuvent pas faire de stage en dermatologie. Donc je pense qu'on peut intensifier un peu la formation initiale mais on a surtout intérêt à avancer en formation continue pour ceux qui le souhaitent.
Vous voulez également sensibiliser le public à l'autosurveillance cutanée. Il ne faut plus inciter les patients à se faire examiner les grains de beauté? Notre communication n'a pas été bonne. Effectivement, c'est un message que l'on a passé autrefois et on voit encore beaucoup de patients qui viennent pour une surveillance annuelle. Ce check up annuel n'est pas nécessaire chez tout le monde et surtout, avec notre démographie actuelle, il n'est plus faisable. Il faut garder l'expertise du dermatologue pour des choses importantes, par exemple une suspicion de cancer ou l'accès à une biothérapie. Quelqu'un qui n'est pas spécialement à risque de mélanome peut tout à fait se surveiller lui-même...
C'est à nous, médecins, de le former à ça, de lui apprendre les règles élémentaires (la règle du vilain petit canard, la règle ABCDE) pour être capable de reconnaître quelque chose qui se modifie. Et on sait très bien que dans le cancer cutané, dans la grande majorité des cas, c'est le patient lui-même ou éventuellement son conjoint qui repère la lésion et vient nous voir. J'ai pleinement confiance en le patient, si on le forme correctement, avec des outils adaptés, il est en capacité de se surveiller. Il faut que nous, on soit disponible quand il a repéré quelque chose : si on est "embouteillés" par des consultations inutiles, on n'arrivera pas à répondre à cette demande. On est obligés de faire un tri maintenant, on n'a pas le choix.
En résumé, il faut arrêter d'aller voir le dermatologue en prévention… En prévention, c'est illusoire. Ce n'est pas parce qu'on va aller voir le dermatologue qu'on ne va pas avoir de cancers cutanés ; l'intérêt, c'est de dépister le cancer le plus tôt possible. La prévention, c'est de se préserver du soleil… Mais c'est vrai que c'est encore dans l'idée du grand public. Récemment, j'ai vu pour un second avis un patient qui était furieux : "C'est quand même fou, j'ai été surveillé tous les ans et malgré tout j'ai eu un cancer de la peau". Il n'avait pas compris le sens de la surveillance : on le surveille parce qu'il est à risque et on a dépisté son cancer tôt, donc c'est une bonne chose. Effectivement, on voit souvent des patients -plutôt des jeunes femmes- venir avant l'été montrer leur peau pour se rassurer avant de pouvoir s'exposer au soleil. Ça, c'est une aberration. J'ajouterais également qu'on perd chacun, tous les jours, du temps avec les rendez-vous non honorés. On n'est déjà pas hyper nombreux… On incite beaucoup sur cette notion de responsabilisation, de civisme par rapport aux patients qui attendent des rendez-vous. Ce sont souvent des patients qu'on voit pour la première fois, qui ont vu quelqu'un d'autre ou dont le problème a été résolu entre temps. Mais ils n'appellent pas pour annuler.
Sur les réseaux sociaux, les dermatologues sont souvent critiqués pour leur pratique de l'esthétique. Il serait nettement plus facile d'avoir un rendez-vous pour des injections que pour une pathologie… Faut-il limiter cette activité? On a du mal à avoir des chiffres précis concernant l'exercice esthétique. Notre sentiment à tous, dans nos régions respectives, est que les dermatologues qui ont une activité purement esthétique sont exceptionnels… peut-être à Paris. Sur le reste du territoire national, l'esthétique représente une part mineure de leur activité. Après, l'esthétique fait partie de leur formation, de leur métier. Et ils le font bien, en sécurité. C'est important à l'heure où on l'on parle d'incidents liés à des injections faites par des gens qui n'ont aucune compétence médicale, avec des produits qui sont des copies... Il faut aussi rappeler que l'on prend en charge des pathologies qui sont très "affichantes". La limite entre le côté purement médical et le côté esthétique est très ténue. Si je prends l'exemple d'une jeune femme de 22 ans qui vient nous voir pour des cicatrices d'acné… Quand on est concerné, je pense qu'on considère vraiment que c'est médical. Même chose pour les rosacées : on n'en meurt pas mais c'est très inesthétique et c'est quand même médical car si on laisse évoluer, ça peut donner des pustules. On peut aussi évoquer l'épilation pour les personnes transgenres en cours de transition : est-ce que c'est purement esthétique? Je ne suis pas sûre. Je pense que c'est important de les aider dans leur transition. Ça serait se leurrer que de penser que la pénurie de dermatologue est liée à la pratique de l'esthétique. Ce n'est pas parce qu'on fait de l'esthétique qu'il n'y a pas de dermatologue dans la Creuse. Les dermatologues ont toujours fait de l'esthétique, c'est simplement mis en exergue par notre problème démographique actuel. Comme il devient plus difficile de prendre rendez-vous pour un motif plus médical, ça parait injuste que les dermatologues fassent de l'esthétique. Enfin, il y a une autre réalité : on vit dans une société qui est plus tournée vers l'image. Il y a une demande esthétique forte, qu'elle soit médicale ou chirurgicale. C'est aussi une activité plus rémunératrice par rapport aux autres actes… C'est un autre débat. Effectivement, ces actes ne sont pas probablement pas assez valorisés. Sur le réseau social X (ex Twitter), un dermatologue appelait également à alléger la surveillance de certains cancers cutanés peu risqués. Faut-il faire évoluer les recommandations en ce sens ? C'est une vraie question, qui m'est souvent posée étant donné ma spécialisation. Il est recommandé de surveiller souvent ces patients-là car ils sont à haut risque de récidive. Pour autant, avec nos moyens actuels, on n'y arrive plus. Pour un carcinome basocellulaire, le risque de récidive existe mais ce n'est pas grave s'il y a un petit retard de prise de charge. Là encore, on peut former le patient, lui expliquer à quoi ressemble une récidive et lui demander de nous alerter s'il repère quelque chose – si on pense qu'il est capable de le faire, ce n'est pas le cas de tous- plutôt que de le voir systématiquement pour des rendez-vous qui vont s'avérer inutiles. Quand on était assez nombreux, on proposait ce suivi, aujourd'hui, c'est difficile. Mais en tant que société savante on ne peut pas prendre position en ce sens à partir du moment où on a des recommandations qui disent que ces patients sont à risque. Elles ont été mises à jour l'année dernière et un tout petit peu allégées côté carcinomes épidermoïdes ; elles seront prochainement mises à jour pour les basocellulaires.
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