"Dans l'inconscient collectif, les soignants sont devenus des irresponsables" : médecin, elle s'oppose à l'obligation vaccinale

07/07/2021 Par Pauline Machard
Santé publique
Alors que l'exécutif réfléchit à imposer l'immunisation par le vaccin aux soignants et que plusieurs instances et médecins militent en sa faveur, le Dr Sophie Crozier, neurologue à l'hôpital de la Pitié Salpétrière, pro vaccin signataire de la tribune "Vaccination obligatoire des soignants : 'pourquoi le Gouvernement se trompe de combat'", publiée dans L'Express, explique en quoi, selon elle, ce n'est pas la solution. 
 

Egora.fr : De manière générale, quelle est votre position concernant la vaccination des soignants contre le Covid-19 ? Dr Sophie Crozier : Pour moi, la vaccination des soignants contre le Covid-19 est essentielle, indispensable, urgente ! De tous les soignants. Plus encore, je considère que c’est un devoir moral pour protéger les patients. C’est l’une des seules solutions pour pouvoir sortir de la pandémie, pour retrouver les amis, la famille… La campagne de communication de l’ARS Paca sur les “effets désirables” du vaccin est assez parlante. Je suis donc archi favorable à la vaccination et je trouve ça très embêtant, voire grave, que des soignants n'aient pas fait cette démarche. Ce qui me pose question, c’est la méthode : l’obligation légale. Il y a une différence entre une vaccination vue comme un devoir moral et une vaccination obligatoire, et donc assujettie à des sanctions juridiques.   Votre réticence n’est-elle pas déjà liée à la difficulté de déterminer ce que recouvre chez les soignants le non-recours au vaccin ? Si tout à fait. Personne aujourd’hui - ni les signataires de la pétition en faveur de l'obligation vaccinale, ni les signataires, dont je fais partie, d'une tribune s'y opposant - n’a une idée des raisons pour lesquelles le personnel soignant est insuffisamment vacciné : il n’y a pas eu d’études sociologiques, anthropologiques, sur le sujet. Il est important selon moi d’essayer de comprendre ce non-recours des soignants : est-ce qu’il traduit vraiment un refus du vaccin ? N’est-il pas plutôt lié à une perte de confiance, voire à une colère envers les institutions (absence d’écoute, de reconnaissance…) ? Ou à une communication scientifique brouillée, les soignants ayant reçu au fil de la crise de nombreux messages contradictoires ?  A un différentiel d’information scientifique, entre personnel médical et non-médical (moins vacciné) ? Ou est-ce dû au fait que des personnels soignants ayant déjà attrapé le Covid se considèrent protégés ?, etc.

  Vous dites que rendre obligatoire la vaccination contre le Sars-CoV-2 stigmatiserait la population des soignants… En quoi ? Parce que cibler les personnels soignants uniquement, même si ça se comprend car ils sont au contact de personnes vulnérables, c’est les accuser de mise en danger d’autrui, alors même que l’an dernier, on nous demandait d’aller travailler en étant positif mais sans symptômes, en respectant les gestes barrières. Et alors même qu'au quotidien, le sous-effectif, le manque de moyens à l'hôpital public, mettent en danger les patients. Les cibler, c'est aussi les rendre responsables...

d’une quatrième vague. Sauf que ce n’est pas la vaccination obligatoire des soignants qui va permettre de l’éviter… mais la vaccination de toute la population ! Or, à la date du 6 juillet, nous ne sommes qu’à la moitié du chemin vers l’immunité collective. Enfin, appeler à l’obligation vaccinale des soignants, c’est rompre une unité : entre les soignants et la population, mais aussi au sein même du corps soignant, entre le personnel médical et paramédical par exemple.   Plus encore, vous considérez que ce serait contre-productif. Pourquoi ? Il faut replacer cette obligation vaccinale dans le contexte : cette discussion survient alors que l’hôpital connaît une crise majeure, encore aggravée ces derniers temps par la pandémie, qui a durement éprouvé les soignants. Personnellement, je crains que culpabiliser les soignants hésitants à se faire vacciner, les soumettre à une obligation, ou ne serait-ce qu’à la menace, ne conduise à les braquer, voire à les faire démissionner. L’hôpital souffrant déjà d'une hémorragie, je ne crois pas qu’on ait le luxe de prendre ce risque aujourd’hui. Je ne crois pas que l’option “pas de soignants du tout” soit préférable à l'option “soignants non vaccinés”.  Si on avait plein de personnel, on pourrait se dire : “Oh ce ne sont peut-être pas les meilleurs qui s’en vont, ce sont peut-être des gens qui n’ont pas le sens du collectif”. Mais nous n’avons pas plein de personnel. Et je ne suis pas sûre que les gens qui ne se vaccinent pas ne soient pas pour autant altruistes, solidaires...

  Au final, la question de l’obligation soulève selon vous des enjeux éthiques… Autant la vaccination est une exigence éthique. Autant la rendre obligatoire ne l’est pas. Déjà, parce qu’on doit respecter la liberté de chacun. Ensuite, parce qu'on peut se poser la question suivante : n’est-ce pas moins éthique au niveau collectif, d’aggraver encore davantage la situation de l’hôpital public en imposant cette obligation aux soignants ? L'hôpital est censé répondre aux besoins de la population - que les patients soient atteints du Covid ou d’autres choses -, d’autant que nombre de soins ont été reportés...

en raison de la pandémie, que des situations se sont dégradées… Or pour pouvoir remplir cette mission, il lui faut du personnel, et cette obligation vaccinale pourrait décourager certains soignants.   En l’absence d’une imposition, comment faire en sorte que les soignants non vaccinés franchissent le pas ? Il faut que nous accélérions sur la pédagogie, même si je n’aime pas trop ce mot. Il y a urgence. Et il ne faut pas forcément que ça se fasse par le haut. Ces six derniers mois, je ne suis pas convaincue qu’on ait tout fait pour convaincre nos collègues de se faire vacciner. Il faut aller vers ceux qui hésitent encore pour les écouter, les rassurer, répondre à leurs interrogations. Cela nécessite du temps : nous en reste-t-il ? C'est une vraie question. Cette stratégie bienveillante a bien fonctionné dans certains services - dans le mien par exemple il y a eu un effet boule de neige : une fois qu’on a convaincu deux ou trois hésitants, ils arrivaient ensuite à se convaincre entre eux. Cette nécessité de l’échange vaut pour la vaccination anti-Covid bien sûr - d’aillleurs je pense que ce n’est pas anodin si l’on trouve le plus de non vaccinés dans les ehpad où les échanges avec les équipes médicales sont rares -, mais pas seulement ! Quant aux “antivax”, je crains qu’on n’arrive pas à les convaincre… Mais on n’arrivera pas non plus à ce qu'ils se fassent vacciner en les y obligeant !

  Ne craignez-vous pas qu’en l’absence d'injonction, l'hôpital doive faire face à une multiplication de plaintes suite à des contaminations par du personnel non vacciné  ? C’est un risque indéniable, c’est sûr. Mais pour moi, c’est ce qui se passera de toute manière, que l’obligation vaccinale soit décidée et mise en place ou non par le Gouvernement. La médiatisation du sujet ces 48 dernières heures a gravé dans la tête de nombreuses personnes, dans l’inconscient collectif, l’idée que les soignants sont de potentiels contaminateurs, qu’ils sont en partie irresponsables, qu’ils ne sont en rien altruistes… Le mal est fait.   Matignon consulte les élus sur l’obligation, le conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, l’Ordre…. se prononcent en faveur. Pensez-vous que votre discours est toujours audible ou au contraire que la partie est pliée ? Je ne peux dire si cela n’est qu’une menace, ou si ce sera la réalité : je ne suis pas sûre que le Gouvernement, Olivier Véran, aient le courage d’aller jusqu’à l’obligation, étant donné tous les risques que cela comporte. Mais quoi qu’il en soit, ça a été annoncé et rien que ça, ça a engendré des réactions négatives parmi les soignants. Si une obligation devait être mise en oeuvre aujourd’hui, ce n’est pas l’obligation vaccinale selon moi, mais l’obligation, pour le chef de l’Etat de faire en sorte que chaque Français ait accès à des soins de qualité.   Si obligation il devait y avoir, devrait-elle selon vous concerner un public plus large que les seuls soignants ? Oui, je pense notamment aux personnes vulnérables non encore vaccinées, car ce sont elles que l’on retrouvera dans nos hôpitaux en cas de quatrième vague. Je pense également à leurs proches, car certains d’entre eux rendent visite aux patients sans mettre de masque, sans respecter les gestes barrières… Si obligation vaccinale il y avait, j’estime aussi qu’elle devrait concerner tous les personnels en contact avec la population, comme les enseignants, les commerçants, les caissières… Il faut bien garder à l’esprit que la lutte contre l’épidémie de Covid-19 est une responsabilité collective.  

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