"Vous les externes, vous êtes des chiennes" : enquête sur la face cachée des études de médecine
"L’omerta a assez duré, brisons-là, ensemble", appelle l’Association nationale des étudiants en médecine de France qui publie, ce jeudi 18 mars, une grande enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans les études médicales. Loin d’être marginaux, cette enquête montre que ces délits sont aujourd’hui banalisés et trop peu dénoncés dans le milieu hospitalier comme au sein des facultés. Parfois assimilés à "l’esprit carabin", ils ont aussi des conséquences graves dans la vie d’un étudiant victime sur quatre. État des lieux.
Il y a des chiffres qui font froid dans le dos et qui, pourtant, ne surprennent plus. Afin de lever le voile sur l’étendue des violences sexistes et sexuelles dans les études médicales, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) publie, ce jeudi 18 mars, une grande enquête*, accompagnée de centaines de témoignages de carabins de tous âges. Cette dernière révèle un phénomène loin d’être à la marge puisque 40% des étudiantes et étudiants ont déjà reçu des remarques sexistes dans le cadre de leurs études, les femmes en étant quatre fois plus victimes que les hommes. Et 16% ont déjà subi des agressions sexuelles et sexistes dans leur vie universitaire. Pour aller plus loin dans son analyse, l’Anemf s’est aussi penchée sur le profil des auteurs de ces agressions. Dans près de 9 actes de harcèlement sur 10, des supérieurs hiérarchiques en étaient à l’origine : PU-PH, PH, chefs de clinique assistants, internes, ou encore, chefs de service.
"C'est notre société tout entière qui est malade du sexisme”, dénonçait Emmanuel Macron en novembre 2017, au lancement de diverses mesures pour lutter contre les violences et le harcèlement sexuel. Quatre ans plus tard, à un an de l'élection présidentielle, force est de constater qu’à l’hôpital et dans les études médicales, rien n’a changé. “Les chiffres sont très parlants mais malheureusement, on s’y attendait”, se désole Morgane Gode-Henric, présidente de l’Anemf. 19% des carabins ont par ailleurs dû faire face à des questions d’ordre sexuel ou intime pendant leur cursus, et plus d’une personne sur deux a subi cette situation plusieurs fois.
"Lors de mon stage de chirurgie de 2ème année, le médecin référent qui devait me noter m’a emmené dans son bureau pour remplir mon carnet de stage de validation (...) et m’a proposé +2 points si je me mettais nue. J’ai pensé que c'était une blague et j’ai refusé ... j’ai eu 18"
Il y a les remarques courantes, presque “habituelles” : les femmes ne peuvent pas devenir chirurgienne, devant gérer cuisine, loisirs et enfants, les femmes sont faites pour être infirmières, les femmes peuvent être surnommées “chérie”, “poupette”, “pupute”, “ma belle”, les femmes doivent porter la blouse près du corps, et puis, il y a les mains baladeuses. Mais dans les témoignages, reviennent aussi en nombre les propos relevant de chantage...
sexuel. “Le chef de clinique m'a demandé ce que je voulais faire comme spécialité et je lui ai répondu que je voulais faire la même chose que lui (chirurgie ortho), et là devant son interne il m'a répondu : 'Tu sais quand il (en désignant son interne) sera chef de clinique tu commenceras ton internat, tu seras donc son interne, et moi je serai ton chef, il faudra que tu te mettes à genoux et que tu nous suces la bite'", témoigne par exemple une étudiante.
“C’est effrayant de se dire que tout cela est commis par des supérieurs hiérarchiques, des médecins, des futurs confrères, des personnes qui nous encadrent en stage. Ça fait peur de se dire que des médecins puissent tenir ce genre de propos, puissent agir ainsi”, appuie Morgane Gode-Henric, qui tient à préciser que les femmes ne sont malheureusement pas les seules à être victime de ces agressions.
"Une amie m'a rapporté qu'une fois une de ses potes est rentrée dans une salle de bloc et a demandé si on pouvait l'habiller (en stérile). Le chirurgien qui opérait lui a répondu : ‘bien sûr, même si on aurait préféré te déshabiller’"
Dans cette enquête, il y a aussi des chiffres qui parlent malgré eux : ainsi, sur les 4.500 étudiants ayant répondu au questionnaire, seuls trois ont confié avoir été victime de viol à l’hôpital, deux hommes et une femme. 18 ont aussi déclaré avoir eu connaissance de situations de viols sur leurs collègues en milieu hospitalier. “C’est la loi de l’omerta à l’hôpital qui règne, avec une énorme peur des représailles”, juge la présidente de l’Anemf. “Les étudiants ont cette peur bleue d’être reconnu car l'hôpital est un milieu fermé, tout se sait très rapidement. C’est déroutant de se dire qu’ils vont avoir peur de le dire, de répondre au sondage”, poursuit-elle.
Esprit carabin peu remis en question
Malheureusement, ce phénomène n’a pas été constaté uniquement entre les murs de l’hôpital. Au sein de la vie universitaire également, 16% des carabins ont subi des gestes déplacés, la grande majorité (88%) de ces agressions ayant lieu lors d’événements tels que des soirées, galas, week-ends. L’Anemf révèle aussi que si 41% des étudiants ont confié avoir subi ces agressions une fois, 57% en ont été victimes à plusieurs reprises. Dans plus de 9 cas sur 10, ce sont des étudiants qui en agressent d’autres. Mais les agresseurs sont aussi des enseignants, membres de la faculté ou de la sécurité, dans une très petite proportion des cas. Enfin, 119 personnes ont rapporté avoir été violées, dans plus de 7 cas sur 10, lors de soirées étudiantes.
"Une amie a reçu une photo de sexe de la part de l’interne de garde qui l’avait aidé à analyser des radios avec pour message : 'Si tu manques d’idées, tu sauras comment me remercier’"
Au cours de son état des lieux, l’Anemf pointe aussi du doigt les chansons “dites paillardes”, chantées “sous couvert de 'l’esprit carabin'”. “Elles font souvent l'objet de rires et d'émulations mais ne sont que très peu remises en question. Au même titre que des injures, les paroles sont souvent dégradantes et peuvent heurter la sensibilité. Ainsi, plus d’un étudiant sur 8 s’est déjà senti blessé ou visé par des chansons à caractère sexuel chantées par plusieurs étudiants, dont 16% des femmes”, précise l’association. Mais pour sa présidente, attention à ne pas tout confondre : si l’esprit carabin est aussi le synonyme d’une solidarité entre étudiants, elle dénonce ceux qui l’utilisent pour commettre des délits. “Ce qui nous énerve, c’est que sous couvert de l’esprit carabin, on peut tenir des propos sexistes, on peut être à la limite du harcèlement sexuel voir faire du harcèlement sexuel, des agressions, poser des questions sur la vie sexuelle d’une étudiante. Le problème, ce n’est pas l'esprit carabin. Le problème, c’est les personnes qui se cachent derrière et s’en servent”, estime Morgane Gode-Henric.
Les internes : victimes et agresseurs
Autre phénomène mis en exergue par cette enquête : les internes, qui sont à la fois victimes et agresseurs. Dans le cas d’agressions sexuelles d’étudiants ou étudiantes à l’hôpital par exemple, les internes en sont, dans 16% des cas, les auteurs. Dans les cas de harcèlement sexuel, 41% en étaient à l’origine. “Ça fait penser à l’enfant battu qui bat à son tour ses enfants”, analyse la présidente de l’Anemf. “Si pendant toute notre formation, on trouve ces agissements normaux et que ce n’est pas pénalisé, que les étudiants le vivent et que c’est banalisé… inconsciemment, ils le feront une fois internes et quand ils seront médecins.”
Manque de dénonciation, signalement, jugement… Seuls 20% des étudiants ayant été victimes d’agressions sexuelles ont décidé de le signaler, 15% des étudiants harcelés l’ont également fait. Un phénomène qui met d’abord en lumière le dysfonctionnement des dispositifs pourtant existants : dans une très large majorité, ce sont les proches des carabins qui recueillent le signalement, suivis par les internes, médecins du service ou élus étudiants. En revanche, les doyens, l’administration de la faculté, l’administration hospitalière, ou la cellule juridique recueillent entre 0 à 3% des signalements. “Je peux comprendre, un étudiant n’a pas forcément envie d'aller voir son doyen, qui va sûrement connaître la personne qui a été l'agresseur, harceleur, violeur. Il y a un véritable problème : ces cellules, elles existent, le signalement est possible. Mais il faut repenser la manière dont elles fonctionnent pour permettre aux victimes de parler”, juge Morgane Gode-Henric.
Le harcèlement sexuel étant un délit condamné par la loi, l’Anemf a interrogé les victimes sur les raisons qui expliquent une absence de signalement de ces agissements. 38% des étudiants ont estimé que ça ne “servait à rien”. 27% n’en avaient pas envie, 26% ne savaient pas à qui s’adresser, quand 24% confiaient avoir eu “peur des retombées”. Des chiffres encore plus parlants concernant les remarques sur la vie sexuelle : seuls 10% des étudiants ayant subi un harcèlement sexuel sur la base de remarques intimes l’ont signalé, une large majorité (43%) considérant que faire remonter ces faits était vain. Et plus d’1 étudiant sur 2 pense que signaler le harcèlement ou l’agression n’est pas utile. Enfin, 45% des étudiants estiment que, malgré une démarche de dénonciation de ces événements à l’hôpital, la personne mise en faute n’aurait pas changé son comportement. Environ 37% des étudiants pensent aussi que leurs démarches ne seront pas soutenues par la communauté universitaire, par banalisation de l'événement, en le réduisant au silence ou en défendant l’agresseur ou le harceleur.
Au-delà de cet affligeant constat, un dernier chiffre interpelle Morgane Gode-Henric : 24% des étudiants ont déclaré que les violences sexistes et sexuelles (remarques sexuelles, agressions, viols), avaient un retentissement sur leur vie personnelle, leur consommation d’alcool, de tabac, de drogues et de médicaments. “C’est un chiffre extrêmement difficile à admettre, car cela veut dire qu’une personne sur 4 a des conséquences concrètes de ces délits sur leur vie. Ce n’est pas admissible. On fait de belles études, qui sont très longues et on n'a pas besoin de ça. Plus que les chiffres, cela prouve qu’il y a des personnes qui en souffrent après.” A ses yeux, une seule solution, donc : casser “dans l'œuf", ces comportements.
Comment ? Par la formation. “Il faut commencer par la formation des étudiants, pour qu’ils connaissent leurs droits. Il faut aussi que plus tard, ils soient capables de prendre en charge des patients victimes de violences sexistes et sexuelles. Or s’ils n’arrivent pas à se prendre en charge eux-mêmes, comment le faire avec des patients ?” interroge-t-elle. La présidente de l’Anemf souhaite également aller plus loin, en formant et sensibilisant tout l’hôpital, personnel soignant, encadrant, administratif, à ces problématiques. “Au sein d’un hôpital où on prône l'éthique, la tolérance, le respect… on arrive à des situations où règne le mépris en fonction du genre et où règnent les agressions et le harcèlement sexuel. Ce n’est pas tolérable”, affirme-t-elle encore.
Pour elle, il faut aussi porter des actions en justice et directement auprès de l’ARS et de l’Ordre. “C’est dommage de se dire qu’on doit sanctionner des professeurs, du personnel soignant, des médecins, des internes, parce qu’ils ont des comportements inacceptables. Mais la situation ne peut plus durer”, considère-t-elle. Morgane Gode-Henric espère, en cela, un vrai changement de mentalité. Un effort nécessaire alors que l’hôpital, par son fonctionnement en “milieu fermé”, peut en décourager beaucoup. “Le fait que les procédures pour viols et agressions soient très longues et que nos études soient très longues ne les incite pas à se lancer. Les étudiants se disent aussi que ça va leur apporter plus de problèmes et qu’ils vont perdre du temps sur leurs cours, qu’ils vont moins se concentrer sur les stages, le développement de leurs compétences et connaissances”, dit-elle, à regret.
*4.500 étudiants ont répondu entre le 8 mars et le 30 avril 2020.
Au cours de son enquête, l'Anemf a recueilli plusieurs centaines de témoignages. En voici un florilège :
- “Premier jour d'externat, l'interne que je suis censé suivre n'est pas là donc le chef de service me demande de suivre un chef de clinique qu'il prévient au préalable. A la fin du travail, je me dirige vers ce chef de clinique et je lui indique que je vais devoir le suivre : ilm'ignore complètement ... je le suis donc durant son petit tour dans un autre service où il doit voir une patiente. On remonte dans l'ascenseur, je suis face à lui assez gêné de la situation. Je lui demande ce qu'on va faire à présent et il me répond : "maintenant je vais aller t'acheter une petite laisse parce que vous les externes vous êtes des petites chiennes". Il a éclaté de rire, je n'ai rien dit …”.
-Le chef de service de cardio le premier jour de stage à tous les externes : "encore une fois on a une majorité de filles dans ce stage. Quand est ce que vous allez comprendre que la cardio c'est une spé de mec, on ne veut pas de vous".
- “Un médecin de stage qui me proposait de faire un moulage de ma poitrine pour décorer son bureau.”
-“On manque cruellement de femmes pour ranger les dossiers.”
-“Je voulais prendre des vacances pendant mon stage en cardiologie. Je suis donc allée demander au chef de service qu’il me signe ma feuille de congés. Ce à quoi il m’a répondu (entre autres paroles fort charmantes) que je n'étais qu'une grosse feignasse, et que je n'étais bonne qu’a sucer des chirurgiens. Je suis sortie en larme et blessée.”
-“Remarques d’un médecin du service : ‘Ne vous approchez pas trop de moi sinon je pourrai vous attoucher sexuellement’.”
-”Au bloc opératoire, 1er jour, j'ai eu le droit aux remarques suivantes : "et ta chatte elle est épilée comment ?", "et sinon tu suces ?".
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