Après plusieurs années à subir une misogynie systémique, touchant généralement non seulement les femmes mais plus particulièrement les femmes enceintes ou ayant un projet de grossesse, la Dr Anna Boctor, pneumo-pédiatre de 34 ans, a décidé de raconter son parcours pour que ces pratiques cessent. Elle pointe notamment du doigt le système et dénonce les conséquences d’une mentalité dominante envers les femmes médecins. Elle estime qu’elle s’est “suicidée sur le plan professionnel” mais ne nourrit pourtant aucun regrets. A l’inverse, elle a le sentiment d’avoir pris une décision “utile”. A 34 ans, le Dr Anna Boctor a décidé de se livrer sur la misogynie systémique qu’elle a subi au cours de son internat, puis, en tant que femme médecin dans des hôpitaux en France et à l’étranger. En 2016, la pneumo-pédiatre commence son clinicat à l’AP-HP, dans le centre de Paris. Passionnée, ambitieuse, elle rêvait depuis toujours de travailler à l’hôpital public. “Personnellement, la pédiatrie, c’était une vocation. L’hôpital public aussi, avec l’idée de pouvoir soigner tout le monde pareil, au mieux. Je suis une hospitalière dans l’âme. Je ne voyais pas ailleurs qu’à l’hôpital”, confie celle qui, à force de déconvenues, s’est installée en libéral depuis quelques semaines. “Je refuse ton chantage” Son clinicat débute au mois de novembre. Elle est convoquée un mois plus tard par sa cheffe. “Elle m’a dit, pour avoir ton poste de PH, tu ne devras pas avoir d’enfant pendant les deux ans du clinicat. Je te laisse un mois pour réfléchir et tu viens me donner ta réponse”, raconte le Dr Boctor. La jeune femme pèse le pour et le contre, en parle avec ses proches, son mari, prêt à tout accepter pour elle. “On avait pas le projet de faire un enfant immédiatement, mais nous en voulions”, précise le Dr Boctor. A la fin du mois, sa décision est prise. “Je lui ai dit texto : ‘je refuse ton chantage. Je ne veux pas qu’on demande, en 2016, à une femme de choisir entre sa carrière professionnelle et sa vie de famille. Je ne vais pas te demander la permission pour tomber enceinte’”, se souvient-elle, encore en colère. Mais, la réponse de sa cheffe ne se fait pas attendre : “Tu sors de mon bureau tout de suite. Tu n’auras pas ton poste”.
Pour le Dr Boctor, commence alors “deux ans d’enfer”. “Elle a été odieuse. Elle m’a fermé toutes les portes qu’elle pouvait. Je n’ai pas eu le droit de partir en congrès, je devais tenir la maison pendant que tout le monde y allait. Je n’avais aucune visibilité, je ne pouvais pas travailler avec elle sur le plan universitaire”, regrette-t-elle. “Je tiens à être juste. C’etait une femme, elle était dans la course pour devenir professeur et c’est difficile. Pour cela, elle devait faire une année de mobilité. Dans mon service nous étions trois, elle et moi compris. En fait, elle voulait s’assurer que son service tourne pendant son absence. Donc elle m'a imposé ce chantage, et elle était déçue et stressée de se dire que peut-être, l’un des temps plein ne serait pas là. Elle-même avait une pression monstre.” Une situation d’autant plus difficile à vivre que la jeune praticienne n’a reçu aucun soutien de ses collègues de service. “Elles étaient plus âgées que moi et m’ont toutes dit que ce n’était pas normal que je veuille faire un enfant pendant mon clinicat. Elles disaient que mon équipe devait passer avant mes envies d’enfants. J’avais 30 ans. Je suis passée pour une ingrate sans aucune conscience professionnelle. Je rappelle que j’ai juste dit que je voulais faire un bébé quand j’en avais envie… Pas que j’étais enceinte”, rappelle-t-elle, amère. A ses yeux, le problème est double. Et d’abord lié à une certaine mentalité dominante. “Le principe du ‘j’ai galéré, donc tu galèreras’ est très ancré. C’est terrifiant. Cela gangrène notre métier. Pourtant, l’union fait la force…”, lâche la médecin. Et puis, c’est aussi la faute du système, que tous les soignants subissent. “Ce n’est pas normal qu’une femme enceinte ne soit pas remplacée et que potentiellement, elle soit vue comme une poule pondeuse et une absente”, dénonce-t-elle encore. Dans son cas, en tant que chef de clinique assistant, le remplacement était particulièrement “difficile” puisqu’elle avait la double casquette de la recherche et de l’hôpital. “Pendant le congé maternité, on continue de nous verser un salaire. Donc les établissements ne veulent pas en payer un second. C’est directement lié aux restrictions budgétaires qui touchent tous les hôpitaux”.
“Tu aurais pu pointer au chômage” En 2019, la médecin quitte la France pour un hôpital à l’étranger. Et une heureuse nouvelle se transforme en source de stress “énorme”, pour elle. “J’ai appris trois jours après avoir signé mon contrat que j’étais enceinte. J’ai eu peur qu’on me fasse culpabiliser, je ne voulais pas qu’on croie que j’avais été embauchée en connaissance de cause”, explique-t-elle encore confuse. A trois mois de grossesse, elle décide de mettre son équipe au courant. “La cheffe de service n’a pas été ravie, d’autant que j’avais été embauchée pour faire des gardes”. Elle est immédiatement interdite de consultation. “On m’a dit que potentiellement je pouvais m’absenter et que ce serait pénible pour tout le monde”, relate la jeune femme, encore incrédule. Elle effectue des gardes jusqu’à 18 semaines d'aménorrhées. “Vous savez, on a une pression directement liée à notre cœur de métier. On attend de nous qu’on bosse, qu’on ne laisse pas nos collègues dans la difficulté. Et quelque part, on fait aussi ça par passion. Donc pour les gardes, ça m’a semblé naturel. Je me disais que j’étais en forme, que je pouvais le faire, que je ne pouvais pas les laisser. Quand on est médecin, on lève très rarement le pied. C’est quelque chose qui nous est difficile. Cette situation n’arrange rien”, analyse-t-elle, citant des exemples de femmes ayant effectué des gardes jusqu’à huit mois de grossesse. Un enfant et un confinement plus tard, Anna Boctor revient de son congé maternité. Et le comité d’accueil est loin d’être chaleureux. “Le jour de mon retour, mes collègues ne m’ont même pas dit bonjour. Ils m’ont fait des remarques du genre : ‘Tu sais, quand tu n'étais pas là, on tout fait. Tu devrais t’estimer heureuse qu’on ait pris tes gardes, sinon tu aurais pu pointer au chômage’” ou même “pendant que tu es en congé, nous on cravache”. Pire encore, son chef de service lui demande de “rattraper son congé maternité”. La jeune femme reprend un lundi et dès le mardi, effectue une garde de 24 heures qui “n’émeut personne”.
La praticienne prend alors la décision de démissionner, non sans un mail adressé à son chef de service et à la direction pour expliquer sa situation et la misogynie qu’elle subit. “Je n’ai eu aucune réponse de la direction. Quant au chef de service, il m’a répondu trois semaines plus tard une phrase lapidaire pour me dire qu’il n’était d’accord ni sur le fond ni sur la forme”. “Tu peux encore avorter” Désabusée, déçue, elle n’est pour autant pas vraiment surprise. “Vous savez, on m’a déjà dit au début de ma carrière : ‘J’espère que tu prends la pilule. Tu calmeras les ardeurs de ton mari’. Finalement, ce ne sont que des petites phrases parmi d’autres.” Elle décide alors de transformer sa colère en une action “utile” et rejoint un groupe de mamans médecins sur les réseaux sociaux pour recueillir des témoignages. Ces derniers pleuvent. “Cela pouvait être une rupture de contrat en plein congé maternité, des femmes qu’on a refusé à l’embauche dans des cliniques en libéral parce qu’enceinte, des remarques du genre ‘vous avez un projet de bébé, ça ne nous intéresse pas’”, explique le Dr Boctor, énervée. Et puis, des phrases misogynes en cascade. “C’est parce que la profession se féminise que l’hôpital coule”, “tu peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre, il faut choisir”, “les feignasses de l’hôpital qui préfèrent s’occuper de leurs enfants”, “tu as voulu un enfant ? Ciao ta carrière” et même “les filles sont des écervelées, elles ne savent pas ce que c’est que la contraception” ou encore, “Tu es au début de ta grossesse ? Tu peux encore avorter !”, cite la praticienne. Il est même question de coordinateur de D.E.S qui demandaient aux internes femmes de signer une décharge attestant qu’elles ne tomberaient pas enceinte pendant leur internat, sous peine de ne pas le voir valider. Sans voix devant tous les témoignages qu’elle reçoit dans le groupe ou via sa messagerie, elle décide de contacter le syndicat Jeunes Médecins, auprès de qui elle est syndiquée, pour rédiger une tribune. Son texte, publié dans les colonnes du Monde est signé par plus de 330 professionnelles de santé. Objectif : que ces situations cessent. Le syndicat Jeunes Médecins, derrière elle, s’est d’ailleurs déjà engagé à la suivre et a formulé 14 propositions pour changer la législation.
Égalité femmes-hommes
— Jeunes Médecins (@JeunesmedecinsF) September 28, 2020
Après la tribune - https://t.co/v8n8dC95DV - et le témoignage - https://t.co/rXlD0uxxsX - nous demandons une entrevue avec @1ElisaMoreno pour discuter de 14 propositions pour l'égalité des femmes médecins et leurs confrères https://t.co/z8D5JyQYxO
A la recherche de preuves La principale difficulté aux yeux de la jeune médecin, relève principalement du fait que beaucoup de femmes préfèrent se taire. “Je ne comprends pas. Beaucoup de femmes avaient des preuves et elles n’ont rien dit. Par peur !”, tempête-t-elle. “C’est extrêmement difficile d’en avoir. Dans mon cas, quand mon chef m’a dit que je devais rattraper mon congé maternité, c’était devant tout le monde. Quand je leur ai demandé s’ils avaient entendu ce que j’avais entendu, tous ont banalisé en disant qu’il ne fallait pas le prendre comme ça. Personne ne témoignera contre lui. C’est intégré dans le quotidien.” Si elle a décidé de tout faire éclater, c’est aussi parce qu’elle estime que fermer les yeux, la rendait quelque part tout autant responsable. “Ce qui m’ulcère, c’est de voir que mes collègues féminines baissent les yeux et se disent que c’est comme ça. Cela fait peur, mais c’est une vision individualiste des choses”. Anna Boctor reconnaît toutefois qu’il faut du courage pour oser dénoncer ces faits. Mais balaie l’idée d’être plus courageuse qu’une autre en prenant la parole publiquement. Pour elle, le vrai acte de courage a été de dire “non” lorsqu’on lui a demandé d’attendre pour avoir un bébé. “Ce qui m’est arrivé est profondément injuste. Dès que j’ai dit non, c’était fini. Vous savez comment ça se passe pour une carrière hospitalo-universitaire. Cela fonctionne par mentorat, cooptation. Et moi clairement, j’ai brisé ce mentorat”, explique-t-elle tristement. Même si elle redécouvre le plaisir de la relation patient-médecin en libéral aujourd’hui, elle regrette l’hôpital. “J’avais le profil, l’envie. Il faut que j’accepte cette tristesse”, dit-elle. Désormais tournée vers les autres, elle veut alerter le ministère de la Santé et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Et se dit prête à assumer cette responsabilité.
Question de génération Le travail sur la législation semble évident, mais il est aussi important de prendre en compte le “changement de paradigme”, explique la jeune praticienne en visant une certaine génération de soignants. “Le vieux médecin de famille, disponible H24 pour ses patients, à l’époque quand il rentrait, il mettait les pieds sous la table. Parfois même, sa femme effectuait le secrétariat. Il ne souffrait pas de la charge domestique. Ces médecins-là oublient que nous, nous avons une charge domestique”, se défend-elle. “On veut aussi faire une carrière, comme eux. A la différence qu’on a la charge du congé maternité. Tant que cela sera vu comme des vacances, il faudra se battre contre les préjugés”, conclut la médecin.
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