"Il s'agit d'une histoire peu banale, de celles qui vous marquent à tout jamais et qui vous font mesurer, bien involontairement, le poids de votre responsabilité. Il ne s'agit pas pour autant de l'histoire d'un patient suivi sur le long terme, avec lequel on tisse des liens forts et de qualité, partageant une mémoire commune construite au fil des événements de santé qui l'auront marqué, lui ou des membres de sa famille. Evénements au cours et au cœur desquels nous sommes, de par notre métier et plus que tout autre, impliqués d'un bout à l'autre. Non. D'ailleurs à dire vrai, ces histoires-là, il nous est en fait difficile de les livrer au grand public, comme si, au-delà de leur mort (car il s'agit souvent de ces histoires-là que nous gardons à tout jamais au fond de notre mémoire), nous enfreignions le secret professionnel. L'histoire que je vais vous raconter est tout autre. Elle remonte à il y a fort longtemps, à une époque bénie où le tout-venant pouvait venir nous consulter librement, sans rendez-vous, et je dirais presque à toute heure. Beaucoup de mes confrères généralistes s'y reconnaîtront. Ce patient, je ne l'ai vu en tout et pour tout que deux fois en l'espace de quatre ans. "Un mal de dos qui trainait depuis plusieurs jours" Il se présente une première fois très tard, un soir d'hiver, vers 22 heures. J'en avais presque terminé. J'entends frapper fort à la porte de mon cabinet, situé au 8e étage d'une tour qui en compte 16. Décidé de ne pas aller ouvrir (j'en avais ma claque au terme de cette longue journée), je terminais la consultation de ma dernière patiente, quelque peu agacé par l'insistance de cet inconnu. La gêne créée par cet intrus, tout autant à moi-même qu'à ma patiente, me fit tout même me diriger vers la porte de mon cabinet, avec la ferme intention de rembarrer ce visiteur tardif. Ouvrant la porte, j'avais devant moi un homme d'une cinquantaine d'années qui s'apprêtait à tourner les talons (que n'avais-je attendu quelques instants de plus !). Alors que je ruminais en mon for intérieur une fin de non-recevoir sans appel, je me sentis incapable de le faire, lui demandai le motif de sa visite : un mal de dos qui traînait depuis plusieurs jours. Après nous être regardés quelques secondes, silencieusement, je le laissai entrer et s'installer dans la salle d'attente. Là encore, nombre de mes confrères s'identifieront sans mal à ces moments particuliers. Je ne le connaissais pas, la consultation fut des plus banales. Je ne le revis plus jusqu'à ce que, quatre ans plus tard… Consultation du soir habituelle, les patients attendent dans la salle d'attente. C'est au tour de cet homme qu'il ne me semblait pas connaître et qui consulte pour, dit-il, une gastro-entérite. Pendant que je rédige son ordonnance, je le vois décocher un sourire en coin, insistant. A mon regard étonné, il me dit : "Vous ne me reconnaissez pas docteur ?". Je lui avoue humblement que non et là, il me raconte... "Il y a longtemps, j'avais frappé un soir à votre porte, il était tard mais vous m'avez ouvert et laissé entrer." Oui, oui, le souvenir me revint peu à peu. Et il poursuivit : "J'étais venu dans votre tour avec la ferme intention de me suicider, de me jeter du haut de la tour." Dans cet immeuble, un escalier permet d'accéder à tous les étages avec, d'un côté, une porte vitrée par laquelle on accède aux appartements, de l'autre une simple rambarde métallique donnant sur l'extérieur et par laquelle il avait projeter de se balancer dans le vide. "Je m'étais dit qu'il y avait un médecin dans la tour, et que bien qu'il était tard, s'il était encore à son cabinet et qu'il me recevait, je ne passerai pas à l'acte."
Je me souviens avoir eu des frissons devant un tel récit et devant cet homme qui était venu ce jour-là, non pour une pseudo gastro-entérite en vérité, mais pour témoigner de ces instants si particuliers où il suffit parfois d'un geste, d'une porte qu'on ouvre, d'un téléphone que l'on décroche, pour que l'irréparable ne soit pas commis."
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M A G
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