“La crise, c’est mon métier. Quand on me demande ce que je fais et qu’on met dit ensuite “Ah, mais en fait tu aimes bien quand il y a des épidémies!”, je ne sais jamais si je dois répondre oui ou non. Ca fait un peu bizarre d’être le mec qui aime quand il y a une pandémie ou une catastrophe naturelle. Je travaille dans une équipe qui en temps normal s’occupe des maladies à déclaration obligatoire. Quand les médecins généralistes déclarent une rougeole, quand on a des enquêtes épidémiologiques, pour retrouver les cas-contacts d’une rougeole, c’est le service auquel j’appartiens qui s’en charge. Ce n’était pas très connu mais c’est une fonction régalienne des ARS. Ça existait déjà à l'époque des DDASS et des DRASS. A l’échelle régionale et nationale, lorsqu’on déclare une maladie contagieuse, il y a la prise en charge faite par les cliniciens et après il y a les équipes des ARS qui font des enquêtes comme il y a maintenant pour le Covid dans une autre mesure. La veille, l’alerte et la gestion de crise, c’est notre métier, donc on a été mobilisés très tôt, dès le 15 janvier, pour le Covid. Dès les premières semaines de janvier, on a eu les premiers signaux d’une maladie émergente infectieuse de type coronavirus. Forcément l’Ile-de-France, de part ses deux aéroports internationaux, est toujours très sensible à ce qui peut se passer à l’extérieur. On a donc été très vites mobilisés sur cette maladie sur laquelle on ne connaissait au mieux pas grand chose, voire même quasiment rien du tout. C’était donc la question de la gestion de l’inconnu.
On a commencé à faire nos premières réunions de préparation et d’anticipation de la réponse. Comment réagir ? Comment capter la donnée? Comment s’organiser avec les autres services et directions de l’agence régionale de santé ? Comment mettre en place des capacités diagnostiques ? Il y a eu un gros travail qui a duré très longtemps. Concrètement, on a commencé à en parler fin février dans les médias, dans la population, mais nous avions commencé à y être présent jusqu’à 22 heures à l’ARS dès le 15 janvier. On avait parfois jusqu'à 100 cas par jour à enquêter Toute cette phase 1 et 2 dite de containment, passionnante mais aussi fatigante, consistait à réaliser les enquêtes épidémiologiques. On en a fait en masse jusqu’au confinement, jusqu’à la phase 3 début mars. A chaque fois qu’un nouveau cas était détecté en Ile-de-France, il fallait le contacter. Ce n’était pas toujours simple, surtout quand on interrogeait des personnes non francophones, non anglophones. Cela nécessitait parfois de se déplacer jusque dans la chambre des malades pour les interroger avec Google Translate. On leur demandait la date des premiers signes, quand ils sont tombés malades, quels bus ils avaient pris, dans quels magasins ils étaient allés. Sur les premières enquêtes, nous sommes vraiment allés au fond des choses. On a même retrouvé les heures de passage dans un grand magasin pour retrouver la vendeuse qui a attaché le foulard à un malade.
A la fin de la phase 2, donc entre mi janvier et début mars, on est arrivés à plus de 500 enquêtes de cas confirmés. En sachant que pour une personne malade, on peut avoir 70 cas contacts. Au fur et à mesure, on est montés en compétence car on en apprenait toujours un peu plus. On a été renforcés en interne par des agents volontaires de l’ARS qui ont été formés et mobilisés pour appeler des gens, leur poser les bonnes questions et interroger les cas-contacts. Ce sont les fameuses identifications des chaînes de transmission. A la fin, on avait parfois jusqu’à 100 cas par jour à enquêter, c’était très lourd. Mon rôle était bien sûr d’enquêter, mais aussi de former. J’ai dû de plus en plus gérer les clusters qui ont suscité parfois des émois politiques, médiatiques. Ce n’est pas toujours simples car vous vous retrouvez dans une prise de décision qui est dans l’inconnu. En tant que médecin de veille, comme mes autres collègues, on nous demande une appréciation, parce qu’on n’a pas comme pour la méningite un guide HAS/ HCSP validé par 15 sociétés savantes qui disent quoi faire, quand, comment. Il y a donc à un moment un débat et une décision de gestion qui prend en compte toutes les facettes : il y a une gestion de crise technique, médicale, mais il y a aussi une gestion plus politique, de communication… Plein de choses qui, après, ne m’appartiennent plus. "On n'a pas à rougir" A partir de fin janvier, on voyait que ça commençait à sérieusement monter. Les capacités d’hospitalisation ont commencé à être réfléchies pour être augmentées. Ce qui se verra pendant la phase 3, et même à la fin de la phase 2, quand on a augmenté de manière tout à fait exceptionnelles les capacités de réanimation en Ile-de-France. On est passé d’environ 1.200 lits à près de 2.500. La question de l’offre de soins, qui est moins ce dont je m’occupe, a été le coeur de la phase 3 : évacuations sanitaires exceptionnelles depuis la Seconde Guerre mondiale, augmentation des capacités de réanimation, etc. Est-ce qu’on aurait pu prévoir ? Comme c’est mon métier, je dis toujours qu’il faut éviter de refaire le match à la troisième mi-temps et depuis son canapé parce que c’est toujours plus facile de dire “y'a qu’à”, “faut qu’on”. Tout n’a pas été parfait. Moi ce que je retiens c’est qu’on a été en capacité de se mettre en marche, de réagir face à l’étonnement. L’équipe de veille composée d’une trentaine de personnes en temps normal est passée à 100 personnes. Le containment a servi à sauver des gens en permettant au système de santé de tenir. La digue n’a pas cédée. Une étude de Pasteur sur les souches de Sars-Cov-2 présentes en France montre d’ailleurs qu’on a fait a minima notre job. En France, la principale souche qui circule n’est ni celle de l’Italie ni de la Chine mais il s’agit d’une souche française. Une des conclusions qu’on peut en tirer c’est que certes le virus circulait peut-être déjà bien avant le 15 janvier, mais si les souches italienne et chinoise ne sont pas arrivées en France, c’est qu’on y a fait quand même barrage. Il faut toujours se dire qu’on peut faire mieux mais le job a été fait a minima.
Lors de la phase 3, épidémique, on est passé de “il faut enquêter non-stop” à “il faut que les réas tiennent et aient assez de médicaments, de respirateurs et de renforts”. Moi, dans la maîtrise du risque infectieux, je me suis concentré sur les établissements médico-sociaux et les Ehpad. Le but était de structurer une remontée de données épidémiologiques. Pour décider correctement, il faut en effet des chiffres “pas trop faux”. J’emploie justement cette expression parce qu’on n’a jamais une donnée exhaustive, parfaite, dans le cadre de l’urgence. Mais on a essayé de faire au plus raisonnable et surtout avec du bon sens. Il fallait coller au plus près des besoins des EMS pour protéger nos aînés. Il y a des conséquences dans les Ehpad, très hétérogènes, qui sont ce qu’elles sont. Mais là encore, je pense qu’on n’a pas à rougir de ce que l’on a fait. Ensuite il y a eu le confinement, avec la gestion de quelques clusters par ci par là et toujours une attention très forte sur les Ehpad, les EMSPH, les hôpitaux. C’était le moment le plus dur, tout le monde retenait son souffle le soir quand les chiffres étaient analysés. Sur la fin du confinement, il a fallu anticiper le déconfinement. On est revenu sur la logique d’enquête : “tester, tracer, isoler”. C’est ce qu’on fait habituellement, mais là d’une manière sans précédent, même si on a une expérience de deux mois. On travaille avec les différentes CPAM des territoires pour gérer le contact-tracing. Nous sommes responsables du niveau 3, après les généralistes et l’Assurance maladie. Le niveau 3 permet d’éviter les clusters. Dès qu’il y a un cas on est au courant. On vérifie que des mesures ont été prises dans les collèges, lycées, certaines entreprises, les Ehpad etc. “Boule de cristal” Aujourd’hui on reste prudent et vigilant. Oui, à un moment donné ça devient lourd pour tout le monde et nous aussi on a envie de boire des verres en terrasse. Mais ça ne peut pas être tout à fait comme avant. On revient donc sur des enquêtes de veille sanitaire poussées. S’il y a une... circulation active au sein d’un groupe du virus, le but est de faire une éviction professionnelle ou scolaire des gens, de les protéger, tout en permettant la reprise d’une activité économique. C’est une balance risque/ bénéfice. C’est un équilibre qui n’est pas simple et donc une décision très lourde.
Moi, je n’ai pas de boule cristal. J’aimerais bien être comme certains qui interviennent sur les plateaux télé et qui ont l’air de vraiment savoir que l'épidémie se finira ou que la seconde vague va arriver tout de suite ou pas. Il y a en effet moins de signaux, mais toujours des situations de clusters. Evidemment on revient à une activité modérée sur le Covid, mais en veille sanitaire, les autres maladies à déclarations obligatoires réapparaissent parce que la vie reprend. Ce qui nous maintient vigilants quelque part. L’histoire des épidémies nous apprend qu’il y a quand même souvent une seconde vague, voire même tout le temps. On voit des situations à l’international préoccupantes, notamment en Inde, en Chine, sur le continent africain et l'Amérique du Sud. C’est peut-être moins un sujet en Europe, mais il ne faut pas oublier que c’est toujours un sujet mondial. "On est entre le marteau et l'enclume" Forcément, c'est une expérience professionnelle et humaine tout à fait unique. Mais c’est aussi fatiguant, quand vous faites 8h-22h tous les jours, quand vous n’avez eu sur les six dernières semaines que trois ou quatre week-end complets, quand vous vivez des situations humaines parfois terribles avec, par exemple, plusieurs cas et plusieurs décès dans une famille.Ca n’a pas été toujours simple. En février, imaginez appeler une mère de famille pour lui apprendre qu’elle a croisé une personne qui avait le Covid alors que dans les médias c’était la peste bubonique, le Sida, et je ne sais quelle autre maladie en même temps, bref la mort assurée. En plus, avec le téléphone, c’est une charge émotionnelle très intense. Mais on savait vraiment pourquoi on était là. Le premier cas de transmission autochtone que j’ai eu au téléphone a dit dans la presse : “Si le médecin de l’ARS ne m’avait pas contacté un mardi midi, j’aurais continué ma vie et j’aurais peut-être contaminé d’autres personnes.” C’est pour cela que même si les critiques véhémentes et parfois à la limite de la politesse, voire de l’agression, ne font jamais plaisir, je ne les prends jamais personnellement. D’une part, parce que je sais pourquoi je me lève le matin, de même que les soignants qui se lèvent pour aller dans les cabinets ou en réa. Dans les ARS, on est souvent entre le marteau et l’enclume puisqu’on est la courroie de transmission entre des directives ministérielles, pas toujours opérationnelles, et des volontés de terrain qui sont concrètes et immédiates, et des soignants qui n’ont pas de recul parce qu’ils ont une charge émotionnelle directe avec le patient. Je ne réponds pas à ce genre d’invectives.
A mon avis, il ne faut pas opposer la médecine de veille qu’on pratique en ARS, avec celle qu’on pratique au ministère, en centres de santé, à l’hôpital ou en ambulatoire. On fait partie d’un tout. Je n’aurais pas été capable de faire le travail de beaucoup de confrères et consoeurs sur le terrain, comme probablement une bonne partie n’auraient pas fait le travail de veille sanitaire que j’ai fait. On est complémentaires. La critique se doit d’être constructive. Râler pour râler n’a pas vraiment d’intérêt. Et, encore une fois, l’ARS fait cahier de doléance et de tampon sur des politiques sur lesquelles parfois elle a un rôle entier, parfois partiel, et parfois juste d’effecteur. C’est un rôle qu’on accepte. Et j’ai régulièrement des invectives à ce propos. Mais j’invite toutes les personnes à s’intéresser à la médecine de veille en ARS, car c’est éminemment scientifique."
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