"Quand je fais l'amour à mon mari, je pense à mon idole" : dans la tête des fans

14/12/2017 Par Fanny Napolier

"Docteur, je n'arrête pas de pleurer. C'est à cause de la mort de Johnny." Après la mort de leur idole, de nombreux fans ont réagi comme s'ils avaient perdu un proche. Le Dr Clément Guillet, psychiatre, journaliste et auteur de "Sociologie du fan", apporte un éclairage médical sur ces réactions parfois démesurées, mais profondément humaines.

    Egora.fr : Quel regard portez-vous sur les réactions des fans de Johnny après le décès de leur idole ? Dr Clément Guillet : On a vu des centaines de milliers de personnes sur les Champs-Elysées. Les fans, évidemment, sont les plus fervents. Mais beaucoup de gens, dans le public, qui écoutaient de la chanson française ont été touchés. Il y a de la nostalgie. Johnny les avait accompagnés pendant 50 ans, il faisait partie du paysage et c'est un peu de la jeunesse d'une grande partie du public qui part avec lui. Concernant les fans plus particulièrement, certains construisent des relations particulières avec des célébrités médiatiques. Même s'ils ne les ont jamais vues, même si ce n'est pas un proche. Il y a des gens qui sont tellement médiatisés -et les fans vont chercher de l'information- que cela crée des interactions qu'on appelle para-sociales. Cela peut créer des sentiments quasiment aussi forts que ceux que l'on peut éprouver à l'égard de personnes que l'on côtoie dans la vie de tous les jours. Des sensations de rejet, d'empathie, parfois d'amitié. Certains l'ont dit : "Johnny, c'était mon ami". Ça peut même aller plus loin, avec des sentiments amoureux. A propos d'un chanteur américain, il y a une femme qui disait "Quand je fais l'amour à mon mari, je pense à Barry Manilow", un crooner américain. Ça peut donc aller très loin. Perdre quelqu'un qui a occupé le devant de la scène médiatique pendant 50 ans, ça peut toucher un peu tout le monde ; et si on a développé ce genre de sentiment, ça peut prendre l'aspect d'un deuil.   Peut-on vraiment parler d'un deuil, au même titre que pour un proche ? Je pense que ce n'est pas aussi grave. J'ai des copains urgentistes qui ont dit "Attention, il va y avoir une pluie de suicides" Bon, je pense que ce ne sera pas le cas. Il y a eu des études après la mort de Diana, qui était une mort brutale, d'une femme jeune… Là, il y a eu une vraie augmentation statistique du taux de suicides de +17% dans le mois qui a suivi. Ça représente 40 suicides environ. En revanche, d'autres études ont été conduites en France après la mort de Coluche, ou en Angleterre après la mort de John Lennon et il n'y a pas eu d'effet similaire. Lady Di, c'est l'exception qui confirme la règle. Il y a eu des identifications. Ceux qui se sont suicidés en plus, c'étaient des femmes, de son âge… Par contre, il y a une vraie augmentation du taux de suicide lorsque les stars se suicident, ça s'appelle l'effet Werther. Ça s'est passé pour Dalida, pour Bérégovoy, pour Kurt Cobain… Mais ça ne concerne que les stars suicidées. Pour Johnny, c'était une mort attendue, donc je dirai qu'il n'y aura pas d'effet Werther.   Sans parler de suicides, certains médecins ont rapporté des consultations en lien avec le décès de Johnny… Oui, il peut y avoir des éléments de syndrome dépressifs qui se déclenchent. Moi, je suis psychiatre et addictologue. Je n'ai jamais vu quelqu'un venir me voir pour se sevrer d'une star ou venir déprimé parce qu'il avait perdu une star. Ça reste marginal, mais ça peut exister. En fait, ça peut surtout décompenser quelque chose de sous-jacent chez quelqu'un par exemple. Pour revenir à l'effet Werther, que je connais bien, ce ne sont pas que les fans qui se suicident. C'est surtout les gens dépressifs.   Que signifie la perte de son idole pour un fan ? Etre fan, c'est intrinsèque à l'homme. Il y avait déjà des fans de Franz Liszt au XIXème siècle. Il y avait des fans qui se pâmaient à ses concerts et qui allaient récupérer des mèches de cheveux, des cordes cassées… Il y avait déjà des comportements de groupies au XIXème ! Ça ne date pas des Beatles. On parlait de la Lisztomania, cent ans avant la Beatlesmania. Je dirais que le fan, c'est aussi l'enfant de la société de consommation et de la société du spectacle. Il y a une surmédiatisation. Le star-système marche par la surmédiatisation, notamment pour vendre quelque chose. La star est un très bon moyen de vendre des lunettes, ou du café. Il faut que la star soit admirable, pour qu'on ait envie de l'imiter. Voyez Clooney On va se reconnaître en lui, et on va chercher à l'imiter. La star est un repère pour le fan. Il s'est construit adolescent à travers elle, elle a été une référence tout au long de sa vie. La disparition de la star, c'est la disparition de sa jeunesse. Les stars ne se construisent pas uniquement par l'industrie du divertissement ou la pub, mais par le besoin qu'on a d'elles. Quand on est jeune, on a besoin de modèles identificatoires autres qui vont garder une importance tout au long de la vie. On cherche à rompre avec les parents. Et la star est un modèle identificatoire autre, hors du cercle familial. Et si Johnny touchait les classes populaires, c'est que lui-même était de classe populaire. Et en même temps il a très bien réussi. Donc on s'identifie assez facilement. Si on s'est construit dès le plus jeune âge et que ça a été un référent toute sa vie, on peut imaginer que quand il meurt, il y a un besoin d'aménagement psychique. Ça peut passer par le culte, la mémoire… Ça existe pour Elvis Presley. Tous les ans, il y a une semaine de descente aux flambeaux à Memphis, où il est mort. Bon, Johnny a été enterré à Saint-Barth, donc ça va peut-être être un peu plus compliqué. Après, on peut imaginer que certaines personnes seront dans le déni. Ça existe pour les morts brutales, comme Elvis ou Michael Jackson. Certains fans ne croient pas en leur mort. Je pense que ça ne se produira pas pour Johnny, étant donné qu'il avait lui-même admis qu'il avait un cancer. Mais c'est une réaction normale. Le déni fait partie des cinq étapes du deuil.   Que pensez-vous de l'hommage qui lui a été rendu ? L'hommage qu'il a eu est incroyable. La communion a commencé sur les réseaux sociaux, les fans se sont retrouvés, se sont serrés les coudes. Le fait d'échanger les premières impressions après un deuil est une forme de catharsis, ça permet d'exorciser certaines choses. Puis il y a eu une communion réelle sur les Champs-Elysées pour accompagner le cercueil pendant la cérémonie funéraire. Il y a eu la patrimonialisation, avec cet hommage quasi national. Le Président de la République était là. Pour des gens qu'on décrivait souvent comme des beaufs souvent méprisés, c'est la consécration. La star qu'ils ont adorée pendant toutes ces années est reconnue. Il y a même des comparaisons avec Victor Hugo. Ça valide leur passion et ça facilitera le travail de deuil. Après, il y a eu une belle récupération. Le public de Johnny a toujours été considéré comme beauf, et aujourd'hui, on en fait un héros national. Il y a une transition qui s'est faite, qui n'était pas du tout évidente il y a trois ans. Il avait un public populaire, donc il y avait une forme de snobisme. Qui est tout d'un coup gommé. Le retournement de veste est assez impressionnant. Mais bon, c'est la politique. C'est l'occasion pour tout le monde de faire une belle récupération, mais sur une émotion qui reste sincère. J'ai noté des phrases comme : "Jean-Philippe Smet est mort, mais Johnny restera vivant". Ça montre bien que le culte va perdurer et que les gens ont vraiment été touchés. Je trouve que les fans, même si on les ridiculise parfois, témoignent d'une passion qui peut prendre des formes exacerbées, irrationnelles, irraisonnables mais c'est humain et fascinant.   Sociologie du fan, Clément Guillet, aux éditions Universitaires Européennes.

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