Un médecin peut-il tout se permettre sur les réseaux sociaux ? Ces derniers jours, un généraliste s’est fait épingler pour avoir tenu des propos jugés homophobes sur Twitter. Dans un billet de blog, le célèbre Dr Martin Winckler, auteur de la Maladie de Sachs ou encore du Chœur des femmes, revient sur les règles de déontologie auxquelles doivent se plier les médecins, y compris lorsqu'ils ne sont plus au cabinet...
Baptiste Beaulieu vient de publier une violente critique au sujet d’un médecin (par ailleurs "respecté") qui, sur les réseaux sociaux, profère (ou a proféré) des "blagues" homophobes sans jamais s’interroger sur leur portée. Si vous ne l’avez pas lu encore, le texte est ici. Je vous le recommande vivement. La question que Beaulieu soulève est importante : un médecin peut-il, sans trahir sa mission, dénigrer publiquement une minorité déjà lourdement défavorisée, marginalisée, opprimée ? La plupart des arguments opposés tiennent en quelques mots : "Mais bon dieu, un médecin est un être humain, la liberté d’expression lui permet de faire les blagues qu’il veut ! Il a le droit à ses opinions ! Et puis, c’est de l’humour !
(Argument subsidiaire, apparu il y a peu dans les interventions offusquées de certains : "Les tweets datent de deux ans." A cet argument on pourra répondre que les écrits "discutables" d'un écrivain ou d'un "philosophe" et les vidéos discutables d'un homme politique restent toujours d'actualité, quand l'auteur est toujours en activité ou exerce toujours une influence. Pourquoi les Tweets ou les post Facebook d'un médecin en activité ne le seraient-ils pas ?)
Dernier grand argument : "D’ailleurs, sur les réseaux, il n’est pas(médecin) en exercice." C’est sur ce dernier argument que je voudrais revenir. "Sur les réseaux, un médecin n’est pas en exercice". Cet argument sous-entend que les obligations incluses dans le code de déontologie n’existent, pour un médecin, que pendant les heures où il exerce. Pas en dehors. C’est évidemment fallacieux, pour de nombreuses raisons. Que je sache, quand un médecin s'exprime dans les journaux, à la radio, à la télévision ou se présente à un poste électif, il le fait en tant que médecin. C'est même en général parce qu'il est médecin qu'on lui demande de s'exprimer. Autrement dit, un médecin ne cesse pas de l’être en ôtant sa blouse (1). Pas plus qu’un.e enseignant.e qui sort de sa classe, un.e gendarme en dehors de ses heures de service, un.e élu.e qui regagne son domicile. Si je prends ces autres exemples, c’est parce qu’ils ont des points communs importants avec les médecins : ce sont des membres du service public. (Oui, même un médecin libéral. Car il exerce dans le cadre des règles imposées par le Code de la santé publique, il est lié par une convention avec la sécurité sociale et même hors convention sa liberté d’exercice est strictement réglementée.) Servir le public, ce n’est pas une fonction comme les autres. Ça ne se résume pas à des actes ou à des comportements dans le cadre professionnel. L’image que nous avons de l’institutrice, du gendarme, du médecin ou de l’élu.e n’est pas seulement liée à sa fonction, mais à leur place et leur rôle symbolique dans la société. Ce rôle consiste non seulement à servir le public conformément à la loi, mais aussi à incarner les valeurs visant à assurer la cohésion de la population - et en particulier à la protéger et lui permettre de s’épanouir. Ce rôle symbolique, nous attendons que les personnes d’autorité l’incarnent à tout moment de leur vie. Cette permanence de leur rôle symbolique est en effet ce qui nous permet de les investir en permanence de notre confiance. La confiance, ça ne fonctionne pas seulement pendant les heures de bureau. Quand l’un.e des professionnel.le.s censé.e.s servir le public se comporte autrement que nous l’attendons, nous nous sentons trahi.e.s. Quand nous voyons un.e enseignant.e de l’école voisine humilier ou frapper son petit garçon dans la rue, comment pourrions-nous avoir encore envie de lui confier nos enfants ? Quand nous lisons dans le journal qu’un gendarme fait l’objet d’une plainte pour coups et blessures, nous souhaitons vivement qu’il soit chassé de la gendarmerie. Comment pourrions-nous nous sentir en sécurité s’il nous arrêtait sur la route ? Et quand nous apprenons qu’un élu a harcelé sexuellement des membres de son équipe, nous ne voulons qu’une chose : sa démission. Pourquoi aurait-il encore le droit de nous représenter ? Chaque jour, nous sommes ainsi confrontés au fossé entre les qualités supposées que nous prêtons à ces "figures d’autorité" et ce qu’il faut bien appeler des comportements inqualifiables. * C’est encore plus vrai avec la figure du médecin. Car du médecin, nous n’attendons pas seulement un comportement bienveillant, compréhensif et humain lors du "colloque singulier", mais aussi qu’il se comporte de manière civile, civique, respectueuse de la loi et des individus hors de son cadre d’exercice. Tout autant qu’enseigner, faire respecter la loi ou administrer la cité au nom des citoyens, les métiers de soin sont porteurs de valeurs et supposent, de la part de qui les exerce, non seulement de respecter ces valeurs, mais aussi de les défendre ! D’autant qu’un médecin n’est pas un "serviteur du public" comme les autres. Il jouit de prérogatives extraordinaires - parmi lesquelles celle de toucher les gens, de leur faire subir des gestes invasifs, de leur administrer des substances dangereuses, de donner son avis ou d’intervenir sur leur manière de boire et de manger, de dormir, d’avoir des relations sexuelles, d’avoir et élever des enfants, de faire de l’exercice, de travailler, de vivre et de mourir. Aucune figure sociale n’a une influence aussi grande, aussi directe, aussi intime, aussi durable sur la vie des personnes. Au sein de leur cabinet et en dehors. Et aucune autre figure sociale ne dispose du privilège de n’avoir de compte à rendre à personne (ou presque). Chaque praticien est réputé "libre" d’exercer ou de nuire comme il l’entend sans jamais être remis en question. Parfois, certains nuisent impunément pendant de nombreuses années. Ce privilège exorbitant a longtemps nourri chez les premiers intéressés le fantasme d’être "différents" des autres citoyens - et de ce fait, d’être doté d’immunité morale. Ce fantasme, autrefois, se matérialisait dans le fait (avéré) que le médecin était "un notable". Beaucoup de médecins regrettent ce temps. Ils trouvent qu’on les respecte moins aujourd’hui. Ils se trompent. Le respect qu’on porte aux médecins est toujours aussi grand, mais il n’est plus le simple produit d’une différence de classe ou de statut, ou d’une illusoire "supériorité" morale ou scientifique. C’est le respect qu’on accorde à une personne qualifiée, dont on valorise la compétence et le savoir-faire - mais aussi sa capacité à réparer, à concilier, à réunir. * Les figures d’autorité sont certes respectées parce qu’elles assurent une fonction, mais aussi parce qu’elles véhiculent, dans leurs actes et leurs paroles, les valeurs inhérentes à cette fonction. Le jour où leur comportement ou leurs paroles contredisent ces valeurs, elles se disqualifient. Et ce qui est vrai pour les enseignant.e.s, les élu.e.s ou les membres des forces de l’ordre, l’est également pour les médecins, à chaque instant de leurs interactions avec le public. Certes, tout être humain a des préjugés. Mais quand cet être humain s’engage à être médecin (et c’est vrai pour toutes les professions soignantes) il lui incombe de travailler de toutes ses forces pour que ces préjugés ne polluent pas sa pratique et ne nuisent pas aux personnes qui se confient à lui. Ce travail-sur-soi, les médecins en ont les moyens intellectuels et matériels, ils en ont aussi - tout comme la mise à jour des connaissances - l’obligation morale et professionnelle : ça fait partie du contrat ! Lutter contre ses propres préjugés et sa propre ignorance et s’efforcer de ne pas les imposer est en effet une obligation incontournable pour tout soignant - dont la mission est « avant tout, ne pas nuire." Il n’est pas question de dire qu’un médecin n’a pas le droit d’avoir une vie privée, des sautes d’humeur, des conflits personnels ou familiaux ou, tout simplement, de faire des erreurs et de dire des bêtises, comme tout le monde. Ce qu’un médecin fait, pense ou dit à son domicile n’a pas à être scruté ou contrôlé par le public. Mais parce qu’ils exercent dans un cadre clos (un cabinet médical, un service hospitalier) un métier centré sur la confidentialité, certains médecins ont peut-être le sentiment que lorsqu’ils sortent de ce cadre, le simple respect de la confidentialité suffit à les libérer de leurs obligations. Il n’en est rien : ils restent assujettis à de nombreuses règles de comportement inscrites dans le Code de déontologie. Même dans un avion en plein vol ou dans un bateau hors des eaux territoriales, on fera appel à lui quand un passager fait un malaise. Parce que son "autorité" est liée non seulement à un savoir et un savoir-faire spécifique qui touchent au bien-être et à la vie corporelle et émotionnelle des individus, un médecin est toujours médecin. C’est ainsi, et il ne doit jamais l’oublier. Cette constatation simple a des conséquences inévitables : il va de soi qu’un médecin qui insulte, humilie, abuse, menace, brutalise, tient des propos racistes, sexistes ou homophobes ou dénigre d’une quelconque manière le ou la patient.e qu’il vient de recevoir dans son bureau se disqualifie en tant que professionnel qualifié et en tant que figure d’autorité. C’est tout aussi vrai quand il se comporte ainsi en public sans s’adresser à personne en particulier. Quand on prétend être digne de la confiance d’une collectivité, il faut montrer qu’on continue à en respecter les membres quand on met le pied dehors. Certains médecins ont peut-être l’illusion que sur un blog, un réseau social ou dans un entretien pour à une publication en ligne, ils s’expriment dans un cadre privé, parce qu’ils tapotent leur clavier dans la solitude de leur bureau, donnent une opinion par téléphone ou échangent (exclusivement, croient-ils) avec leurs "amis" Twitter ou Facebook. Ils s’imaginent peut-être que "ça sera noyé dans la masse". Ils se trompent. Dans la forêt du web, il y a toujours quelqu’un pour entendre le moindre bruissement de voix, et chaque voix peut porter très loin. Même quand elle se cache derrière un pseudonyme. Le pseudonymat, pas plus que la sortie du bureau, ne dispense pas un médecin de ses obligations. (Oui, je sais de quoi je parle.)
De plus, contrairement aux archives de la radio, de la télé ou des périodiques (dont l'exploration est surtout accessible aux journalistes ou aux chercheurs), il est possible de retrouver, seul, en ligne, la trace de beaucoup de pages disparues de l'internet.
Quand la voix d'un médecin exprime mépris et préjugés envers une minorité souffrante et opprimée par une grande partie du corps social, on est en droit de penser et de dire que cette voix est discutable. Et de la critiquer. Car lorsqu'il s'exprime sur les réseaux sociaux, comme dans les médias ou à une tribune, un médecin ne peut prétendre rester anonyme. Il s'expose.
Il doit donc en assumer pleinement les conséquences. ************************************ (1) Je pense qu’il ne cesse pas non plus d’être médecin quand il prend sa retraite ou émigre et n’exerce plus. Mais bon, c’est juste une opinion personnelle...
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