"Nous avons été invités à un dîner de cons, il faut être très clair." Le Dr Cyrille Brunel, généraliste et médecin du sport à Furiani, est remonté. S'il s'est réjoui d'avoir pu exposer les spécificités de l'exercice libéral corse à la Cnam, le 31 janvier dernier, lors du focus "Territoires" organisé dans le cadre des négociations conventionnelles, le porte-parole du collectif ML Corsica a aujourd'hui l'impression d'avoir participé à un "jeu de dupes". Car "rien" n'a été mis sur la table par la Caisse pour les médecins de l'île de beauté au cours de la séance multilatérale qui a eu lieu quelques jours plus tard, le 8 février. Maigres lots de consolation, la majoration de déplacement pourrait passer de 10 à 15 euros en zone montagne si le projet d'accord de l'Assurance maladie est signé par les syndicats, et les indemnités kilométriques seraient réhaussées de 10 centimes. "On nous a donné des miettes", dénonce Cyrille Brunel, qui se dit "atterré". "Ça ne va pas changer notre quotidien, ni celui de nos patients", abonde le Dr Francescu Suzzarini, généraliste installé depuis 3 ans à Sorbo-Ocagnano et membre de ML Corsica.
Créé au printemps 2023, le collectif, qui rassemble "plus de 300 médecins libéraux" sur les 550 de l’île, demandait que la Cnam reconnaisse à la Corse son statut "d'île-montagne" dans l'espoir d'avoir "les mêmes valorisations que les Dom-Tom", "où il y a une majoration de 20% des actes médicaux", ou que les six propositions qu'il a formulées soient satisfaites. Transmises à la Cnam avant la rencontre, ces six mesures dérogatoires spécifiques – contenues dans un document de près de 70 pages qu'Egora a pu consulter – visent à faciliter le quotidien des médecins corses, en proie à d'importantes contraintes, et l'accès aux soins. Parmi elles: la possibilité de cumuler à taux plein un acte clinique avec un acte technique ou deux actes techniques ; de réaliser des téléconsultations par téléphone pour les patients âgés "dans le cadre d’un suivi" ; ou encore un élargissement des critères de cotation de la consultation complexe et de la visite longue.
"Nous avons beaucoup travaillé, nous avons fait la démonstration que nous sommes tout à fait similaires aux autres territoires ultramarins", indique le porte-parole du collectif ML Corsica, rappelant qu'il a fallu "batailler" pour que l'île fasse l'objet d'un focus. Mais malgré un argumentaire bien ficelé et des propositions "qui n'étaient pas farfelues", leur souhait de voir reconnaître les spécificités de leur exercice insulaire ne sera pas exaucé. "En off, on nous a dit qu'on ne reconnaîtrait pas l'insularité de la Corse et les spécificités globales d'île-montagne", s'indigne le Dr Brunel. "On a parlé avec des porte-documents !" La loi du 28 décembre 2016 reconnaît pourtant à la Corse ce particularisme. "Ce n'est pas une création de l'esprit", lance le Dr Brunel. "Nier l'insularité de la Corse, c'est comme si on niait que les Alpes sont une chaîne de montagnes. On ne le comprend pas !", déplore le Dr Suzzarini, élu CSMF. "Pour les patients, cela se traduit par une inégalité d'accès aux soins par rapport à ceux du reste du territoire."
Le Dr Cyrille Brunel semble persuadé que ce refus d'inscrire les spécificités corses dans la convention médicale est le résultat d'une "décision politique". "Je pense que la Cnam, dans son for intérieur, est d'accord avec nous", estime ce "Gaulois, arrivé sur l'île il y a 20 ans". "Mais il y a un stop au niveau du ministère : [les politiques] ne veulent pas reconnaître notre spécificité car ils craignent que d'autres régions continentales réclament un statut particulier. Cela créerait un précédent."
"La vie là-bas pour les médecins est complètement différente d'une vie sur le continent"
Pourtant, soutient le Dr Suzzarini, la situation de l'île de beauté revêt bel et bien un caractère particulier. "Elle cumule toutes les difficultés des autres régions sur un territoire limité géographiquement par de l'eau." D'abord, la Corse fait face à un manque chronique de médecins libéraux, notamment de spécialistes, dont les rares à y être installés le sont dans les deux plus grandes villes, Bastia et Ajaccio. C'est ainsi que le Dr Brunel a arrêté de faire de la médecine générale – sa spécialité – pour ne faire "que de la rhumatologie" et satisfaire les besoins. A cela s'ajoute l'absence de CHU – la Corse est la seule région à en être dépourvue, ce qui signifie "pas de formation de médecins sur le territoire, pas de dynamique autour de la recherche", déplore le Dr Suzzarini. Conséquence : 18 000 déplacements pour raison médicale sont organisés chaque année, dénombre l'Assurance maladie. "C'est énorme pour une population de 360 000 habitants !", note le Dr Suzzarini, pour qui il faut "développer une dynamique sur le territoire insulaire plutôt que de favoriser une dépendance aux structures situées de l'autre côté de la Méditerranée".
Des contraintes démographiques s'exercent aussi sur les médecins de l'île : presque un tiers de la population a plus de 60 ans. Autrement dit, des prises en charge plus longues et complexes (patients polypathologiques, dépendants…). Une charge supplémentaire pour les médecins qui constituent eux-mêmes une population vieillissante (38% ont plus de 60 ans en Corse). En parallèle, "la population explose", souligne le porte-parole du collectif ML Corsica. "Plus de 5000 personnes par an arrivent sur le territoire. Ce sont des personnes âgées qu'il faut prendre en charge", complète le Dr Suzzarini. Le coût de la vie y est également bien plus élevé : prix de l'essence, charges exorbitantes, etc. "Pour les dermatos, l'azote coûte 3 fois plus cher que sur le continent", illustre le Dr Brunel. "L'endroit en France où il est le moins rentable d'exercer la médecine, c'est en Corse, à cause de la cherté de la vie. Il n'y a aucun intérêt à venir y exercer."
"Rapporté aux cotations médicales qui sont déjà au plus bas, ça fait un territoire qui est complètement sous pression", observe le Dr Henri Guérini, vice-président de l'UFML, jugeant les demandes de ses confrères "légitimes". Originaire de Corse, ce radiologue a été contraint de s'installer à Paris car son hyperspécialisation en imagerie ostéoarticulaire n'était "pas compatible avec un exercice insulaire". "A l'époque, il y avait une IRM dans le centre hospitalier corse où je remplaçais, et pas un en libéral. J'étais coincé. A Paris, on en trouvait à l'hôpital et en ville." Son père, âgé de 76 ans, exerce toujours la médecine générale sur l'île de beauté. "La vie là-bas pour les médecins est complètement différente d'une vie sur le continent. Les généralistes font souvent office de tout mais avec des cotations qui ne sont pas celles des spécialités et pas d'équipements." "On subit de plein fouet les choix politiques qui ont été faits depuis plus de 40 ans" qui "ont conduit à un différentiel d'attractivité négatif par rapport à la France continentale", soupire le Dr Francescu Suzzarini. Cette fin de non-recevoir infligée par la Cnam le 8 février a été un coup de massue pour les médecins libéraux de l'île. "Il y a un clairement manque d'objectivité et de lucidité sur la situation sanitaire de la Corse."
"Ce qu'il va se passer, c'est que la Corse va se déconventionner, probablement en avance, en éclaireur. Ça risque de faire très mal"
Les praticiens menés par le collectif ML Corsica n'entendent toutefois pas abandonner le combat. S'ils ont souhaité jusqu'ici rester dans le cadre, en jouant le jeu des négociations conventionnelles, les médecins corses menacent désormais de se déconventionner massivement. Samedi 16 mars, un séminaire – pendant corse des Assises du déconventionnement nationales – était organisé à Biguglia, près de Bastia, pour informer les médecins intéressés par le secteur 3. Le Dr Jérôme Marty, président de l'UFML qui a initié ce mouvement, était présent pour l'occasion. "C'était une grande réussite !", salue le généraliste occitan. Environ 110 praticiens étaient présents. "Et on a limité l'entrée !" "Il y avait...
un tiers des généralistes corses présents physiquement, et on était à Bastia. Pour les médecins ajacciens, c'était plus compliqué de venir, abonde le Dr Guérini, qui a organisé l'événement. Rapporté à nos assises du déconventionnement nationales, c'est monstrueux !"
Pour le vice-président de l'UFML, la menace de déconventionnement est "sérieuse", "crédible". "La Corse est la région où il y a le plus de lettres d'intention", argumente-t-il. "On était à un peu plus de 80 promesses, on doit être maintenant à une centaine", complète le Dr Cyrille Brunel, également syndiqué UFML, selon qui de nombreux confrères ont signé la leur à l'issue du séminaire. Etaient présents lors de ce rendez-vous, le directeur de l'agence régionale de santé et le directeur de la CPAM de Haute-Corse. "Ils ont assisté en direct à l'effondrement de leur monde", souligne le Dr Marty. En ne reconnaissant pas l'île de beauté, les pouvoirs publics "prennent un grand risque. Ce qu'il va se passer, c'est que la Corse va se déconventionner, probablement en avance, en éclaireur. Ça risque de faire très mal."
Le collectif ML Corsica a créé, depuis, un groupe de réflexion sur le déconventionnement pour "se compter et voir comment on peut faire pour basculer", explique son porte-parole, le Dr Cyrille Brunel. Objectif : pousser l'Etat à bouger. "Si à Bastia un tiers des médecins se déconventionnent, la ville tombe, prévient le médecin du sport. Elle ne sera plus capable de gérer sa population. Il faudra que l'Etat – ou au moins la région – se positionne. Cela voudra dire que les médecins sont capables de le faire." De son côté, le Dr Jérôme Marty prévient : "Si le Gouvernement veut foutre le feu à la Corse, qu'il joue…".
Contactées, la Cnam et l’ARS n'ont pas répondu à nos sollicitations.
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