Mère de deux fillettes de 6 et 7 ans, le Dr Latifa Miqyass, 41 ans, s'est installée il y a près de dix ans dans un désert médical, à Bazoches-les-Gallerandes, dans le Loiret, après avoir commencé sa carrière à l'hôpital. Très vite, dès la naissance de ses filles, la praticienne subit le poids de la société sur les épaules des femmes, dans un cabinet où les patients débarquent constamment à la recherche d'un médecin. Alors que ses confrères masculins, qui partagent son cabinet, prennent eux-aussi des congés hebdomadaires, Latifa Miqyass essuie reproches ou interrogations de ses patients sur son absence du mercredi, jour des enfants. “Mon collègue prend le jeudi, je n’ai pas souvenir qu’on lui ai dit qu’il n’était pas là ! Beaucoup de patients pensent encore qu’on est à leur merci, disponible 24h/24!”, s'insurge la généraliste. Des pressions sociétales qui exaspèrent sa consoeur syndiquée, le Dr Sophie Bauer, vice-présidente de l'association Femme médecin libéral (FML) : "Vis-à-vis de l’école, elle n’est pas une bonne mère, et vis-à-vis de ses patients, elle est une trop bonne maman parce qu’elle ne travaille pas le mercredi." Pourtant, le Dr Miqyass l'assure : elle continue de travailler "autant qu'avant, mais différemment", faisant des journées de 9h à 20h, voire 21 heures, et s'organisant pour gérer à la fois sa vie familiale et sa carrière. Cette dernière confie que cette tâche n'a pas toujours été aisée. Longtemps, elle a culpabilisé d’avoir repris rapidement le travail après ses grossesses, jusqu’au jour où elle a compris que la notion de temps était “subjective” et qu’il valait mieux consacrer le peu de temps libre disponible pleinement à ses enfants, qu’être là 24h/24, mais pas à 100%. Il lui a fallu trouver la bonne organisation, déléguer à l'assistante médicale ou à l'infirmière Asalée, parfois. “Au début, je ressentais un sentiment de toute puissance, persuadée qu’il n’y avait que moi qui savait bien faire, que si ce n’est pas moi qui faisait telle tâche, ça ne serait pas fait correctement. Et puis, on revoit ses exigences un peu à la baisse, ce qui est difficile à accepter parce qu’on a un idéal et qu’on a l’impression que c’est un échec.”
Comme elle, nombre de femmes médecins sont constamment sollicitées, contraintes de conjuguer leur carrière, souvent éreintantes, leur vie de couple, familiale, leurs loisirs, mais aussi leurs engagements politiques et syndicaux. Une charge mentale qui n’a fait que s’amplifier lors de l’épidémie de Covid-19 durant laquelle les femmes médecins ont dû composer entre perte d'activité, dilemmes éthiques, crainte de contaminer leurs proches et garde des enfants (ces derniers pouvaient toujours aller à l’école ou à la crèche mais il fallait s’organiser pour les conduire et les rechercher pendant les confinements). Déjà mère d’un enfant lorsqu’elle s’est installée à l’âge de 26 ans en tant que médecin homéopathe à Besançon (Doubs), le Dr Christine Bertin-Belot a décidé dès le départ d’adopter un emploi du temps qui, tel qu’elle l’imaginait, pouvait lui permettre de démarrer sa carrière tout en s’occupant de son enfant : 3 jours par semaine au cabinet. Mais très vite, elle se rend compte qu’il lui est difficile de gagner sa vie avec cette configuration. C’est la désillusion. Son mari, un chirurgien qu’elle a rencontré sur les bancs de la fac, doit alors payer sa caisse de retraite, ses revenus n’étant pas assez élevés. Ce constat la pousse à s’engager pour la défense de...
l’exercice des femmes médecins. Elle crée le Syndicat de médecins libéraux (SML) dans sa région et devient, en 1994, présidente URML. Début juin, elle a d’ailleurs été élue première vice-présidente de l'URPS Bourgogne Franche-Comté à l’issue des élections professionnelles. En parallèle, elle préside l'association FML. “Quand on a plein de vies, ça occupe bien!”, plaisante la médecin, désormais mère de quatre enfants, qui ne regrette pas son mode d’exercice. “Sans en tirer de conclusions, j’ajouterai juste qu’aucun de mes enfants n’a choisi de faire médecine !” “Plus facile de se faire bouffer” Le Dr Sophie Bauer, chirurgienne thoracique et cardio-vasculaire à Melun (Seine-et-Marne), a quant à elle décidé de ne pas faire d’enfant. Un choix “logique” pour cette médecin engagée, qui a été l’une des premières à participer à des négociations conventionnelles avec le SML, au regard des astreintes et des gardes que lui demandent son activité de chirurgien. “Je n’ai jamais trouvé le bon moment. Il aurait fallu un modèle de bébé autodidacte qui se change ses couches et se fasse ses biberons mais ça, je n’ai pas trouvé. Donc j’ai décidé de ne pas faire d'enfant. C’est un choix de vie. Je ne le regrette pas”, confie la praticienne.
“Le médecin n’arrête pas d’être médecin quand il ferme la porte du cabinet. Nous, femmes médecins, c’est encore pire. Non seulement on ne ferme pas la porte, mais en plus on laisse la fenêtre.” Le Dr Bauer constate que les praticiennes ont plus de mal à mettre de la distance avec leurs patients que leurs confrères masculins. “On peut plus facilement se faire ‘bouffer’.” Une théorie qu’elle explique par une différence de câblage dans le cerveau. “Le cerveau des hommes est câblé en intra hémisphérique, alors que celui des femmes est partiellement intra hémisphérique et beaucoup inter hémisphérique. C’est ce qui fait probablement qu’on peut gérer plus de problèmes à la fois. Peut-être que du fait que l’information circule plus vite de gauche à droite, on a moins le temps de filtrer. C’est possible, même si ce n’est pas encore démontré.” “Je vois des patients parfois en fin de vie ou dans un état épouvantable qui arrivent à la dernière extrémité, polypathologiques jusqu’à la moëlle, avec des familles qui me regardent comme 36.15 Lourdes. Je me prends ça en plein dedans et je sais qu’il faut aussi que je me protège. Il faut que je leur explique que ce patient-là, je ne vais pas pouvoir le sauver, explique-t-elle. Mais j’ai bien vu que je me protégeais moins du point de vue psychologique que mes collègues masculins. Si, tout au long de la journée, on accumule toute la souffrance des autres comme des éponges, c’est sûr qu’à la fin de la journée, on est complètement K.O. et on n’est plus capables de rien faire pour nous en dehors du cabinet.” "Un côté maman" Le Dr Latifa Miqyass remarque par ailleurs que sa patientèle est bien différente de celles de ses confrères masculins...
“Lorsqu’ils revenaient de leurs congés, on se rendait compte que leurs patients, que j’avais reçus pendant leur absence, n’abordaient pas certains sujets avec eux”, explique la généraliste. “Pour les femmes, ça va toucher les problèmes relationnels. Je me transforme alors un peu en psychologue de couple. Pour les hommes, ça touche des problématiques bien plus personnelles. Ils doivent se dire que j’ai un côté maman”, avance-t-elle en riant. “Au début, je me demandais pourquoi ils me racontaient tout ça à moi. Moi, je ne me reconnaissais pas du tout là-dedans. J’avais plutôt l’impression d’être la technicienne, qui distribue les diagnostics. C’est quelque chose que j’ai appris sur le tard en m’installant en médecine de ville et là, j’ai absorbé. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas absorber toutes les peines du monde. Je n’avais pas les épaules assez larges”, confie Latifa Miqyass. Elle a donc posé ses limites pour tenter de réduire sa charge émotionnelle, “se blinder”. “Maintenant, j’attends que les personnes me disent ce qu’elles ont envie de dire, je ne vais jamais chercher à tirer les vers du nez. Je me dis que ça doit venir d’eux.” “Quand j’ai commencé en tant que libérale, j’avais tendance à m’étendre sur les sujets, et j’accumulais un retard considérable dans mes consult’ : j’étais à la fois l’assistante sociale, la mère Teresa, le chirurgien, l’amie sur laquelle on s’épanche”, ajoute le Dr Bauer qui, pour fixer une limite, a installé une pendulette sur son bureau. “Je ne la regardais pas, mais le fait qu’elle soit dans mon champ de vision, naturellement, je me suis retrouvée avec des temps de consultation un peu plus réduits. Ca m’a fait beaucoup de bien.” En parallèle, elle suit des formations.“Tout ce temps que j’ai gagné en consultation, je ne l’ai pas forcément réintroduit en augmentant mon nombre de consultations.” Au lieu de ça, elle s’offre son “petit rituel thé”. “On se perçoit tous comme des Wonder Woman, mais ce n’est pas le cas”, assure le Dr Bauer qui appelle ses consoeurs à faire une pause dès qu’elles se sentent irritées par l’environnement, les patients impatients.
"Marche ou crève" Mais il n'est pas toujours facile de dire à une collègue de lever le pied, constate-t-elle, la bienveillance n'ayant pas été de mise lors des études de médecine où la loi du “marche ou crève” règne. “On est formatés pendant tellement d’années à avoir des capacités de travail et de ressources infinies. On ne se rend pas compte que lorsque l'un ou l'une de nous claque”, explique le généraliste de Bazoches-les-Gallerandes. Au-delà de cette atmosphère concurrentielle, l’ambiance misogyne laisse un goût amer au Dr Bauer. Elle se souvient d’une appréciation lors d’un stage d’internat qui lui avait hérissé les poils : “excellente interne, disponible”. “Je vous mets au défi de voir le mot ‘disponible’ sur une évaluation d’interne homme. Je ne voyais pas pourquoi... ça devenait une qualité d’être disponible, particulièrement parce que j’étais une femme.” Un autre épisode lui vient à l’esprit. Lorsqu’elle s’est aperçue que sa thèse avait été publiée avec son nom en septième position, son patron de l’époque lui avait répondu : “Mais enfin Sophie vous êtes une femme, vous n’avez pas besoin de faire une carrière.” Résultat : la jeune femme médecin s’était alors dirigée vers le secteur privé. “Je n’allais pas attendre qu’on veuille bien me laisser le poste que je mérite”, se souvient-t-elle, ajoutant que “maintenant ça s’ouvre un peu plus parce que les femmes sont plus nombreuses”, même si la situation n’est toujours pas idéale.
Le Dr Isabelle Sauvegrain est médecin du travail, experte en promotion de la santé et en prévention. Depuis plusieurs années, elle accompagne les soignants en difficulté dans le cadre de l’association Mots. Elle est également l’auteure de plusieurs livres, notamment “L’enjeu : soigner sans se détruire”, écrit avec le Dr Christophe Massin, psychiatre. “Préoccupée par le nombre de suicides de soignants et d’étudiants”, elle a souhaité participer à ce colloque, jeudi 10 juin, afin d’aider les femmes médecins à faire le point sur leur charge mentale, qu’elle définit, sur le modèle de Monique Haicault (1984), “par le fait de devoir penser à plusieurs choses à la fois”, mais aussi par la “sollicitation constante de nos capacités cognitives et émotionnelles d’une personne liée à la planification, à la gestion et à l’exécution d’une tâche ou d’un ensemble de tâches”. Afin d’éviter épuisement et burn-out, elle délivre une série de conseils pour parvenir à un état d’équilibre:
-faire le point sur ma charge mentale
-définir des priorités, ne pas rester inactif
-faire évoluer les représentations qui me stressent pour retrouver mon pouvoir
-les “arrêts minutes” : débrayer et réajuster, “se donner rendez-vous”
-le corps est mon allié : me recentrer
-reconnaître mes émotions et mes besoins : le dialogue intérieur
-savoir dire “non” : me préserver et me positionner, se consulter au lieu de toujours se gommer
-savoir dire “oui” m’ouvrir et m’économiser
-assouplir mes idéaux et mes exigences : me détendre car “il est physiologique de récupérer”
-goûter la vie
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