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"Disponibilité"
Exercer ici, c’est se souvenir que le premier hôpital est à une heure de route, qu’il n’y a ni spécialiste ni pôle d’urgence sur place, que les services de haute technologie se trouvent encore deux fois plus loin. C’est savoir qu’on peut être amené à tout voir, à prendre des décisions lourdes de responsabilité et de conséquences. L’isolement exige un cabinet doté d’un espace dédié à la traumatologie, une salle de radiographie, du matériel et une formation à l’urgence, et, plus que tout, une disponibilité permanente, quels que soient l’heure, le jour ou la saison. On vit parmi et avec les personnages que l’on soigne, même dans les périodes de forte densité touristique. C’est un choix de vie, une aventure familiale, professionnelle et personnelle qui transcende, qui épuise aussi parfois.
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"Bonnes fées"
Elle a exactement vingt ans et a débarqué d’Angleterre la veille pour travailler comme saisonnière dans un hôtel de la station. Elle a dit à son patron qu’elle montait un moment dans sa chambre parce qu’elle se sentait fatiguée et qu’elle avait la diarrhée [...] Je la trouve assise à même le sol, adossée contre le mur, jambes tendues et bras ballants, le visage fermé, du sang plein les mains et maculant la serviette de toilette qu’elle tient entre ses cuisses. Une collègue de travail se tient auprès d’elle, qui tente de la réconforter et de permettre la communication en dépit de son français limité et de mon anglais approximatif. La véritable urgence, ce n’est pas elle mais le bébé tout neuf [...] C’est une petite fille, belle au possible, rayonnante de vie [...] La maman, elle, jure ses grands dieux qu’elle ne se savait pas enceinte, jusqu’à ce que la tête de son enfant émerge d’entre ses jambes [...] Je souhaite qu’elle pardonne à la vie de n’avoir trouvé comme bonnes fées pour se pencher sur son berceau qu’une escouade de pompiers et un médecin de montagne aussi bouleversé qu’un vrai papa.
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"Inanimé"
J’ai interrompu la consultation et demandé au patient de revenir dans l’après-midi, m’excusant brièvement, sans même le raccompagner jusqu’à la porte. J’ai ensuite enfilé mon anorak, attrapé bonnet, gants et casque de ski, sac à dos d’urgence. Les grosses chaussures, je les ai toujours aux pieds, au cas où. [...] le pilote de la moto-neige paraît sérieux et je suis bien calé... sur le siège arrière [...] La montée en altitude est à la fois rapide et interminable. Sous un blizzard mordant, on arrive au sommet de la piste dite du “goulet du Mont-Cenis” où personne ne nous attend. Il faut passer un appel radio sur un poste crépi de glace, puis descendre, les freins serrés, une pente vertigineuse bordée par un à-pic, en direction d’un groupe de pisteurs affairés autour d’une personne inanimée. Tu gis là, en travers de la pente balayée par une poudre glacée qui s’insinue partout [...] Je te dis “tu” parce que je te rencontre au moment où la vie te quitte, où ton corps est exposé crûment aux éléments, aux regards des pisteurs-secouristes qui se donnent sans compter et à l’angoisse des deux amis qui t’ont vu perdre connaissance d’un coup et tomber inanimé. Ils attendent sur le côté, les skis encore aux pieds.
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"Responsabilité"
Depuis plus d’un mois mon collègue de Lanslebourg a fermé son cabinet, sans trouver repreneur, me laissant seul à la barre, de jour comme de nuit, pour assurer la couverture médicale de toute la vallée, dans l’indifférence générale et sans un début de solution à l’horizon. Je me réveille parfois la nuit, oppressé par cette responsabilité de la santé non seulement de tous les habitants de ce large territoire, mais aussi des personnes de passage dans notre région, ignorantes du problème. J’aurais envie d’installer de grandes pancartes sur le bord de la route pour leur dire de rebrousser chemin. “Vallée dangereuse ! Accès à vos risques et périls !” Je n’ai pas les épaules assez solides pour supporter seul tout cela.
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"Plan rouge"
Depuis quelques semaines, je suis dans le secret des dieux, averti par les autorités de l’imminence d’une catastrophe aérienne dans un lieu encore indéterminé des montagnes de Haute-Maurienne. Tous les chefs de corps du département, les SAMU et les médecins pompiers ont été prévenus comme moi de ce prochain Plan rouge. [...] À une centaine de mètres du front du glacier de la Bessanaise, sur son flanc droit, au niveau des dernières prairies d’alpage, s’ouvre un immense cirque aux gradins de roches, d’herbe nouvelle et de neiges éternelles, sous un ciel d’un bleu infiniment profond. L’air y a un parfum d’absolu, c’est un espace de beauté inouïe, de certitude sereine, où l’homme est fatalement un intrus. Autant dire que les aigles et les chamois doivent regarder de travers l’armada d’hélicoptères qui effectuent rotation sur rotation, débarquant hommes et matériels sous la zone du crash d’un avion de ligne, supposé être survenu il y a plus de trois heures. [...] Ce plan, qui a mobilisé un monde fou, coûté fort cher et impressionné ceux qui devaient l’être, a surtout montré ses failles. Je n’ose imaginer, ou plutôt j’imagine trop bien l’effroyable réalité d’une telle catastrophe, dans une zone où les communications ne passent pas, dans des conditions climatiques difficiles, et moi, face à des corps déchiquetés, des survivants agonisants, seul avec mon petit matériel d’urgence et mes jambes de poulet…
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"Kleenex"
“Allo, c’est le médecin de garde ? Venez tout de suite ! Ma petite étouffe. Je suis à Bonneval, au bout du village ; il y a un tuyau au milieu de la route [...]” Il est seulement deux heures du matin, l’heure la pire pour couper la nuit [...] J’arrive à Bonneval après vingt minutes de trajet périlleux. Le village... paraît uniquement habité par la nuit et un épais manteau blanc. [...] Je pénètre dans une petite pièce bruyante et enfumée, parfumée au fromage fondu et au vin blanc renversé, où une dizaine de personnes rient et festoient sans se préoccuper de mon arrivée. Quelques secondes d’hésitation avant de faire savoir qui je suis et de demander où se trouve l’urgence. “Juste à côté, docteur, derrière ce rideau…” J’écarte une fausse cloison en tissu plastifié et découvre, assise sur un grand lit, une “petite” d’environ trente ans, les cheveux pendant de chaque côté d’un visage terne, la bouche ouverte, le nez lustré par une armée de Kleenex mouillés [...] Un banal rhume, bien sûr. [...] J’ai à l’esprit le réveil en pleine nuit, la route dangereuse, le stress de l’urgence grave imaginée, le fait d’être ici plutôt qu’auprès d’une vraie détresse, et ces gens qui font la fête dans la pièce d’à côté.
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"(In)compréhension"
S’il est bien un accident banal en station, et toujours lourd de conséquences pour la victime, c’est l’entorse du genou. Un des deux ligaments centraux de l’articulation, le croisé antérieur, épais comme un gros crayon, a une fâcheuse tendance à rompre si la fixation du ski ne se déclenche pas assez vite. [...] Cette patiente-là, comme beaucoup, pense qu’elle n’a rien de grave et compte se voir prescrire “juste une petite pommade” [...] Je prends mon temps pour lui expliquer que sa blessure est plus sérieuse qu’il n’y paraît [...] j’insiste encore sur l’interdiction de marcher [...].Malgré tout cela, en la raccompagnant sur le seuil du cabinet, j’ai l’intuition que son niveau de compréhension n’est pas celui que j’attendais. De fait, quelques heures plus tard, la voilà qui me téléphone pour me poser la question qui tue : “Excusez-moi de vous déranger ; j’ai bien compris que je ne peux pas faire du ski de piste, mais est-ce que, à la place, je ne pourrais pas faire du ski de fond ?”
“Sentiers de vie. Récits d’un médecin de montagne”, de Vincent Lecarme (Editions Glénat), 188 pages, 19,95 euros.
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